Troisième soirée : MARDI 21 MAI 2002


CONFERENCE du Père DEBERGÉ, de l’Institut Catholique de Toulouse


   Dieu  lui-même ne serait-il pas violent ? Le 11 Septembre, c’est Dieu que les kamikazes ont imploré pour trouver la force de commettre leurs actes terroristes.

Dieu ne serait-il pas fanatique, les religions ne seraient-elles pas fanatiques puisque, prétendant détenir la vérité, elles ne peuvent en accepter une autre. Dieu est-il vraiment  « Dieu parmi nous » (Emmanuel) que les chrétiens se plaisent à présenter ?

Avancer vers une réponse suppose un regard lucide et informé sur la complexité du travail de conversion dont tout croyant ressent le besoin.

Texte de la conférence :


Dieu est-il violent ? Les religions et la violence

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     C'est par une question que je commencerai cet entretien, qui nous permet d’entrer dans le vif de notre actualité. Cette question était posée par Julien Green, il y a maintenant près de 30 ans, mais c’est une question de toujours  : "Quand donc les religions deviendront-elles enfin des traits d'union entre les êtres, et non plus des raisons supplémentaires de s'exterminer".

Au début du XXIème siècle, cette question semble plus que jamais d'actualité. De façon spectaculaire, les attentats du 11 septembre sont venus d'ailleurs souligner, à nouveau, les rapports que la religion peut entretenir avec la violence. "Que des musulmans, croyants et pratiquants, aient entrepris au nom de leur conviction religieuse de s'en prendre, de façon brutale et déterminée, à des symboles politiques et économiques de puissance, n'a pas manqué de frapper des esprits".. Et l'on peut se demander si, "en se préparant méthodiquement au sacrifice de leur vie, les terroristes du 11 septembre ont tristement illustré, une fois encore, les liens entre religion et politique, entre fanatisme et violence, la réduction de la religion au statut de moyen pour la poursuite de buts politiques". Bref, de croisades en guerres saintes, les religions semblent avoir toujours été des fauteurs de troubles, des vecteurs d'intolérance et de fanatisme, alors que paradoxalement leurs textes ne manquent pas d'encouragements à la paix et à l’amour, aux "artisans de paix".  

L'histoire pourrait confirmer un tel constat, et inscrire cette question comme fondamentale….l'histoire passée avec les croisades et  l'inquisition pour ce que nous en connaissons….Et pour ce qui nous concerne, l'histoire récente avec le conflit dont l'ex-Yougoslavie a été récemment le théâtre, l'intolérance meurtrière des islamistes en Algérie, la situation explosive au Proche-Orient, où juifs et musulmans s'affrontent depuis un demi-siècle, l'Irlande où catholiques et protestants s'opposent et se défient régulièrement. Certes, à chaque fois, il ne s'agit pas de conflits purement religieux ; et il faut faire la part des motivations ethniques, politiques, économiques, en reconnaissant qu'on se trouve le plus souvent devant une  utilisation perverse du religieux au service souvent de nationalismes exacerbés. 

Mais il reste indéniable qu'au cours des siècles, il y a eu trop souvent une secrète connivence, surtout dans les religions monothéistes, entre l’annonce de Dieu et la violence qui l’accompagne, entre  le sacré et le profane, entre le culte de la vérité et l'intolérance. Alors pouvons en rester à ce constat ? 

Ayant dit cela, je me permettrai, tout d’abord, d’éviter un écueil.


1. Se méfier de lectures trop simplistes


Ce serait oublier que les religions ont été trop souvent instrumentalisées, qu’elle l’ont été aussi parfois –en se référant à des événements récents- avec le bon vouloir de leurs propres dirigeants. Je prendrais deux exemples récents. Milosevic il y a peu de temps est devenu le chantre de l’orthodoxie, alors que pendant des décennies ; comment ne pas mentionner aussi l’attitude étonnante des religieux en Israël, où j’ai pu voir il y a quelques années des manifestations avec des religieux Israëliens soutenant Arafat, alors considéré comme un terroriste, parce que ces religieux Israëliens n’acceptaient pas que l’Etat Juif se soit constitué comme un Etat laïc, et donc d’une certaine manière soutenaient la position de Yasser Arafat.. Il y a peu de temps, l’histoire le dit, on a vu ces mêmes religieux devenir les partisans farouches d’Israël, et, alors qu’il y a quelques années ils refusaient d’entrer dans l’armée, devenir des officiers de l’armée Israëlienne. Les mêmes qui il y a quelques années, au nom de principes religieux, dénonçaient la politique Israëlienne, sont devenus aujourd’hui de fervents défenseurs de l’Israël juif et sioniste. Il y aurait bien d’autres exemples, qui nous inciteraient à rejeter les lectures simplistes, celles qui ne reconnaissent pas l’instrumentalisation des religions, mais pas non plus que les religieux peuvent aussi agir en sens inverse.

Une lecture simpliste serait aussi oublier que, dans toutes les religions, des hommes et des femmes, de manière souvent solitaire mais obstinée, ont toujours rappelé que la violence était contraire à la foi en Dieu. Si, du côte du catholicisme, il fallait nommer un des ce témoins – mais il y en aurait d'autres, que l'on songe par exemple à François d'Assise – ce serait Las Casas dont on connaît par le film « La controverse de Valladolid »,  la position très critique contre le comportement des Espagnols à l'égard des Indiens. Ainsi dans sa controverse avec Sepulveda qui prétendait prouver la nécessité de l'emploi de la force pour l'évangélisation des Indiens, il prit une position qui en refusait radicalement le principe et, pour cette raison, condamnait toutes les guerres entreprises contre eux :


 "Je répète de nouveau que toutes les conquêtes et toutes les guerres qui oint été faites depuis la découverte des Indes et jusqu'à aujourd'hui inclusivement, ont toujours été injustes, tyranniques, infernales, qu'elles ont été pire que celles des Turcs et des Maures contre le peuple chrétien et que s'y sont perpétrés davantage de forfaits et d'offenses à Dieu. Et que ceux qui y ont pris part ont été des impies, des brigands, de cruels tyrans, qui ont commis là-bas des péchés inexpiables, car tout ce qu'ils ont acquis le fut par la violence, le vol, l'agression, le viol, l'agression, l'oppression….."


Et il ajoutait : "C'est le Christ qui est alors fouetté, martyrisé, souffleté et crucifié, non pas une fois, mais des milliers de foi, chaque fois que les Espagnols, au nom de l’Evangile, dépouillent et détruisent ces gens"….mais non sans noter également que l'argument de l'évangélisation était un paravent idéologique, l'or étant ce qui attirait les Espagnols : "Ce qui les conduit n'est pas l'honneur de Dieu ni le zèle de leur foi, ni le souci de porter secours et de sauver leur prochain, ni le service de leur roi, ce dont ils se prévalent toujours faussement, mais seulement leur convoitise et leur ambition pour tyranniser et dominer les indiens qu'ils veulent se distribuer comme s'ils étaient des animaux par un repartimiento perpétuel, tyrannique et infernal"

On pourrait évoquer aussi François d’Assise, Erasme, Thomas More, autant de témoins qui, au service de l’esprit du christianisme, incarnaient et incarnent toujours l’idée que la violence est contraire à la foi de Dieu.

Il faut dépasser des lectures trop réductrices. Ainsi, si l'on admet que l'islamisme est à l'origine d'un certain nombre de conflits actuels, il faut éviter des généralisations indues, notamment tenir compte de la diversité des mouvements islamistes et éviter de confondre leur idéologie avec l'Islam lui-même, dont il ne faudrait pas croire qu’il est nécessairement violent. Il faut pour cela rappeler que de nombreux musulmans sont aujourd’hui en désaccord avec l'islamisme et résistent courageusement à sa poussée. De même il faut aussi reconnaître que c'est souvent la faiblesse et la corruption des gouvernements en place qui fait la force des mouvements islamistes. Attention de ne pas se servir de ce facteur pour diaboliser les religions ; attention de ne pas confondre violence et foi. Attention aussi sans doute à prendre davantage en compte les facteurs économiques et sociaux. Par exemple en Turquie, pays laïque qui connaît une montée de l’islamisme, l’on voit bien l’impact des situations de pauvreté et de misère sur l’annonce d’un Islam « sauveur ». Enfin pour ce qui est du djihad, il ne faut pas oublier que ce mot, dont la racine signifie "faire des efforts, lutter", renvoie, dans sa première signification, à l'effort moral que tout musulman doit mener contre ses mauvais instincts. C'est le combat spirituel, appelé le djihad majeur. ET c’est ce combat, spirituel, qui peut, moi, chrétien, me rapprocher des musulmans. Vient ensuite un deuxième sens, dérivé du premier et considéré comme mineur. Il renvoie au combat des armes mené pour Dieu.


Mais éviter les lectures réductrices, cela peut concerner également la Bible où, dans plusieurs passages, Dieu apparaît comme un Dieu violent. Ce sont les fameuses guerres de Yahvé que l’on voit prendre la tête des troupes de Josué et prôner l’extermination, la destruction, le massacre. Ceux qui font l’effort de reconstruire le contexte savent que ce Dieu-là est surtout à l’image de la manière dont les hommes d’alors se le représentaient, à l’image de la manière dont nous nous servons de lui au lieu de nous laisser convertir par lui. Il faudrait relire tous ces textes à de la mort du Christ qui constitue sans aucun doute "la plus radicale subversion de toute idée que la guerre puisse être voulue par Dieu"….Au cœur du christianisme, il y a cette violence, la violence d’hommes qui mettent à mort un innocent, injustement condamné, rejeté. Et puis il y a aussi la violence d’un innocent qui se livre, et qui se livrant à la violence des hommes –deux violences différentes- vient par certains côtés convertir, transformer la violence primitive, primaire, des hommes. Pour récuser de toute notion de "guerre sainte", le chrétien peut en effet ouvrir son Évangile et y apprendre que Dieu est le Père de tous et qu'il n'a pas d'ennemis, lui "qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes" (Mt 5,45)….en même temps qu'il y entend son appel à aimer ses ennemis, à prier pour ceux qui nous font du mal, et à vivre dans l'esprit des Béatitudes ! 

Tel est le premier point : se méfier des lectures parfois réductrices, simplistes, sans nier pour autant la présence d’une violence mais en apprenant à les décrypter, à les situer dans leur contexte culturel et géographique, en apprenant aussi à honorer des figures, ceux qui de manière continue, au sein même des grandes religions, quelles qu’elles soient, ont rappelé que la violence est contraire au dessein de Dieu.


2. Une éthique planétaire par la paix entre les religions….prendre acte du moment exceptionnel que nous sommes en train de vivre

Il faudrait également prendre conscience du caractère exceptionnel du moment que nous sommes entrain de vivre, moment qui prend place dans un contexte où nous nous trouvons devant la nécessité de construire une véritable éthique planétaire qui ne peut passer que par la paix entre les religions . Un moment fondamental pour l’histoire de notre civilisation. Plus que jamais, les religions sont invitées à se retrouver face à leur responsabilité. 

Pour préciser cela, je dirai qu'en dépit des contre-témoignages de l'histoire récente, nous assistons depuis quelques décennies à une réelle volonté de dialogue entre les religions. On oublie trop que la fin du vingtième siècle a été marquée par des gestes symboliques forts. Comment ne pas saluer ici l'événement historique qu'a représenté en avril 1985 la rencontre du Pape et du grand Rabbin de la synagogue de Rome, à l'occasion de laquelle Jean Paul II déclara à propos des juifs qu'ils étaient pour les chrétiens des "frères aînés". C’était la première fois qu’un Pape se rendait dans une synagogue. S’il n’y a qu’un kilomètre à Rome entre le Vatican et la synagogue, ce kilomètre valait des décennies, pour ne pas dire des siècles, d’histoire. Cette même année, d'ailleurs, le 19 Août 1985, s'adressant à des milliers de jeunes musulmans réunis dans le stade de Casablanca, Jean-Paul II affirmait : "Nous, chrétiens et musulmans, adorons le même Dieu".  On n’avait jamais vu, de l’histoire de la Papauté, un Pape dire cela.

Comment oublier également la rencontre d'Assise d'octobre 1986, au cours de laquelle les leaders des plus grandes religions du monde se sont retrouvés pour prier ensemble, dans leur langue, pour la paix. Mais déjà en 1970 avait été fondée à Kyoto la Conférence mondiale des religions pour la paix (W.C.R.P) qui a maintenant des sections nationales dans la plupart des pays des cinq continents du monde et qui convoque tous les cinq ans des grandes assemblées mondiales où "les religions cherchent à rivaliser entre elles pour la défense des droits de l'homme, l'avènement d'une paix mondiale et la protection de l'environnement de l'homme". Nous retiendrons cette phrase : « En tant qu’hommes et femmes religieux, nous avouons un esprit d’humilité et de pénitence que nous avons souvent trahi. Nos idéaux religieux et notre engagement en faveur de la paix ». Retenez cette phrase : « Ce n’est pas la religion qui a trahi la cause de la paix, ce sont les hommes religieux. Leur trahison de la religion peut et doit être corrigée ». En 1970. Si je remonte, je citerai aussi le Concile Vatican II. Pour le chrétien catholique que je suis, il marque une étape importante, puisque pour la première fois de l’histoire, on va voir l’Eglise catholique parler de manière positive des religions non chrétiennes. C’est récent ! Je ne parlerai pas ici des rencontres œcuméniques, qui se réunissent régulièrement ?

Ces préoccupations communes des grandes religions traduisent, à travers ce mouvement récent, me semble-t-il, la conscience que si "l'humanité a atteint son âge planétaire". Et là, comment ne pas évoquer la mondialisation ? Il est étonnant, lorsque l’on se retrouve au fond de l’Afrique, dans des villages totalement perdus, de constater qu’alors qu’il manque parfois l’essentiel, vous avez dans le mêmes environnement des danses guerrières, et le petit poste de radio qui joue la musique occidentale. Lors d’une ascension au Népal, dans un village à 4.à00 mètres d’altitude, après cinq ou six jours de marche, loin de tout, le soir de notre arrivée, un villageois nous a invités au « cinéma », qui est dans une étable, et trônait un téléviseur et un magnétoscope. Si l’humanité atteint son âge planétaire, grâce aux ressources inouïes de la science et de la technique, l'homme moderne dispose d'un pouvoir toujours plus grand qui peut devenir une menace pour l'avenir de l'espèce humaine et la sauvegarde de la  planète terre. Dans ce contexte, les religions comprennent qu’elles ont une responsabilité qu’elles doivent exercer au service des hommes et de la convivialité  "au lieu de rechercher leur intérêt propre et de défendre avec fanatisme leur particularité, les grandes religions ont mieux compris leur responsabilité historique au service de l'homme et de la convivialité entre les hommes". 

A une époque où "la communauté des nations réclame une éthique planétaire pour tous les hommes par delà la diversité des cultures et des religions », les religions ont donc une responsabilité majeure. Et cela d'autant plus que l'expérience de notre cruel XXème siècle suffit à nous convaincre de la fragilité de la conscience humaine laissée à elle-même ! C’est pourquoi il faut considérer comme un progrès de voir des hommes et des femmes de traditions religieuses différentes se réunir, réfléchir, non pas simplement sur leur religion, mais se poser ensemble les questions des droits de l’homme, l’avènement d’une paix mondiale ou de la protection de l’environnement.


3. Mettre en œuvre les conditions d'un véritable dialogue entre les religions

" Il n'y aura pas de paix mondiale sans paix religieuse….il n'y aura pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions." (H.Kung, qui s’est intéressé depuis quelques années à la question du dialogue interreligieux). « Il n’y aurait pas de paix religieuse sans dialogue entre les religions ».

La première condition, c'est de respecter l'autre dans sa différence. Aujourd’hui encore, la défense de la varité semble souvent s’inscrire dans un fanatisme. On refuse la vérité de l’Autre. Au contraire, il faut manifester de l'intérêt pour les convictions de  l'autre, d'autant plus qu'elles me sont culturellement et religieusement étrangères. Il faut donc dépasser ses préjugés spontanés et se garder de réduire à du déjà connu tout ce qui semble avoir quelque similitude avec notre propre univers de pensée. C'est toute la distance entre un dialogue qui cultive le sens de la différence et un dialogue qui tend à la pure assimilation, à bannir.

La deuxième condition, c'est de rester fidèle à soi-même. Si je ne me définis pas par une certaine identité religieuse et culturelle, il n'y aura pas de dialogue….C'est une illusion de penser que, pour faciliter le dialogue, je dois mettre ma propre foi entre parenthèses et la suspendre même temporairement. C'est du sein de mon engagement absolu dans ma propre religion que je dois adopter une attitude de respect vis-à-vis des convictions de l'autre. On sait bien comment, souvent, la violence est engendrée par la peur face à ce qui nous dérange, par le besoin sécuritaire, identitaire. 

Troisième conditions, pour tout dialogue, il faut trouver une base commune, un critère commun sur lesquels les partenaires puissent se mettre d'accord. Dans le dialogue entre les trois religions monothéistes, la reconnaissance d'un même Dieu unique et créateur peut fournir ce critère commun, avec les conséquences d'ordre anthropologique et éthique qui en découlent. Toutes les trois, les religions monothéistes partagent en effet ces trois vérités essentielles : l'éminente dignité de tout être humain, dont la Bible nous assure qu'il a été créé à l'"image" et à la "ressemblance" de Dieu ; l'unité de la grande famille humaine dans le Dieu créateur ; la gérance responsable et solidaire de la planète terre qu'il a confiée à l'humanité entière…..

Vous l'aurez compris la nécessaire cohérence de la foi avec ces vérités fondamentales entraîne des devoirs qui incombent à tous : contribuer activement à la promotion des droits humains (sans oublier l'égale dignité de la femme avec l'homme) ; œuvrer activement en faveur d'une réelle solidarité inter humaine sur le plan planétaire ; rechercher la solution pacifique de tous les conflits et gérer notre planète pour le bien de tous – et notamment des plus pauvres, car ils sont les plus démunis – mais aussi dans le souci des générations futures….Vous pourrez noter qu’en insistant sur le danger des conflits, nous insistons sur les efforts du Pape Jean-Paul II pour dire que la guerre, toutes les guerres, sont contraires aux desseins de Dieu. Et si l’on relit certains textes musulmans, on retrouverait ce « travail de l’intérieur » sur la constitution d’une base commune de dialogue, qui peut avoir une incidence anthropologiques sur les phénomènes politiques.

Évoquant d'autres religions dans le contexte de ce socle commun qu'il nous faut apprendre à reconnaître, on peut noter, dans l'hindouisme, la recherche de la paix intérieure, avec un bel idéal, de sérénité, de renonciation, de maîtrise de soi….ou la recherche de l'harmonie avec la nature ainsi que la non-violence qui a révélé son extraordinaire puissance de paix interpersonnelle et collective avec Gandhi. Pour ce qui est du bouddhisme, je mentionnerai son accent particulier sur l'amour-compassion

Enfin, dernière condition, la plus importante sans doute, c'est le vivre ensemble quotidien, avec l'ouverture et l'attention aux autres à l'échelon de l'école, du quartier, du bon voisinage. Ce dialogue au quotidien qui est fait de services et de convivialité n'est pas un moyen déguisé de convertir l'autre ; il a ses motivations et ses exigences propres. Il naît de la certitude  que nous sommes tous les enfants d'un même Père et qu'il y a des semences de vérité, de bonté et même de sainteté, dans toutes les religions….En disant cela, j’évoquerai ce qui me paraît le plus important. Bien vécu, ce dialogue peut conduire à une conversion intérieure car on peut se rendre compte, en le pratiquant, que l'on ne vit pas la vérité dont on se réclame. 

« Dieu est-il violent ? ». Oui, si je comprends que vivre une foi, vivre sa foi, c’est accepter de se confronter quotidiennement à celui que nous ne possèderons jamais, à celui qui nous conteste, dans nos certitudes, dans nos convictions, celui qui vient nous convertir constamment jusque dans nos pratiques religieuses. C’est la violence de la foi, celle du combat spirituel, violence qui va s’exercer, au nom même de la foi qui est la mienne, contre mes propres dérives, contre mes propres instrumentalisations de Dieu.


Que dire en conclusion ? 

Que trop souvent l'histoire des religions (monothéistes) a été une histoire de rivalité fratricide, de fanatisme, d'intolérance, d'exclusion et d'abus de pouvoir….et qu'en raison même de leur prétention à détenir la vérité même de Dieu dans un texte sacré, les religions révélées ont été souvent plus intolérantes que d'autres….Mais, en même temps, les religions héritières de la foi d'Abraham ont contribuer à façonner le destin spirituel de l'Europe.

Que si aujourd'hui encore les religions peuvent alimenter le réveil des fanatismes, des nationalismes, de l'antisémitisme, du fondamentalisme et de l'obscurantisme, elles sont en ce début du XXIème siècle dans une situation favorable pour surmonter leurs préjugés ancestraux et chercher les voies d'une émulation réciproque et d'une responsabilité commune quant à la construction d'une Europe nouvelle qui soit à la fois fidèle à son héritage religieux et ouverte aux appels de notre situation historique. L’un n’empêche pas l’autre. Reconnaître ce que les religions ont pu faire, reconnaître ce dont elles sont encore parfois source aujourd’hui, ne veut pas dire que nous devons pas reconnaître que nous vivons dans un moment particulier.

Aussi loin de tomber dans l'idéologie de ceux qui seraient tentés de penser que la nouvelle religion des droits de l'homme a rendu inutiles les grandes traditions religieuses de l'humanité, je crois que les trois religions issues d'Abraham ont plus que jamais la responsabilité de maintenir le sens de l'homme comme « histoire sacrée » en dénonçant le danger de réduire l'être humain à sa dimension d'homo économicus, en apaisant la violence des conflits politiques et sociaux, en aidant à l'édification d'une paix civile et internationale, en défendant une certaine image de l'homme et l'avenir même de la planète….

Tout en se laissant interpeller par les droits de l'homme, les religions sont là en effet pour rappeler que le fondement radical de la dignité inviolable de la personne humaine est posé avec la révélation biblique sur la création de l'être humain à l'image de Dieu. Concrètement cela veut dire qu'il est impossible de porter atteinte aux droits de l'homme sans s'attaquer à Dieu lui-même. C'est parce que l'être humain est à l'image de Dieu que la vie de l'homme revêt un prix sacré. La création de l'homme à l'image de Dieu fonde l'égalité de tous les hommes entre eux. 

Les religions sont aussi là pour que l’homme, l’homme religieux, le croyant, puisse se convertir de la violence qui l’habite, puisse mourir à sa soif de puissance. Avez-vous noté que dans le Nouveau Testament, ceux à l’égard desquels le Christ se montre le plus violent, ce sont les religieux. Le Christ fait preuve d’une immense miséricorde pour tous, mais à l’égard des religieux, il semble qu’il n’y ait pas de miséricorde : le religieux, plus que quiconque, a le pouvoir de défigurer Dieu. Quand on regarde les Evangiles, on ne peut pas ne pas noter que c’est surtout la violence des religieux qui conduira Jésus à la mort. Cette instrumentalisation ne m’empêche par de penser qu’elles sont là aussi pour inscrire au cœur même de la société le sens le sens de l'adoration d'un Dieu personnel, un Dieu dont le droit est au service du droit des hommes. Ainsi dans nos sociétés de masse menacées par une repliement étouffant sur elles-mêmes, elles maintiennent  le sens d'une altérité, à la fois l'altérité d'un Dieu personnel et l'altérité de l'homme, de tout homme même s'il apparaît souvent comme le différent ou l'étranger. Ce qui fait dire au Dominicain Claude Geffré : 


"Je sais bien que, surtout en Europe, certains se demandent ce que les religions peuvent bien ajouter à ce que sont déjà les  impératifs de la conscience humaine. En effet, l'éthique séculière, c'est-à-dire l'éthique des droits de l'homme, que résume le principe "ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse à toi-même" tend à devenir le bien commun de tous les hommes et de toutes les femmes de bonne volonté.

Or justement, nous vérifions tous les jours, que même dans un État de droit, une société qui est simplement régie par l'exercice strict du droit devient vite irrespirable. Au delà de la justice des hommes, il faut aussi faire appel à l'amour du prochain, à l'hospitalité, à la compassion, au pardon, en un mot à ce que les chrétiens appellent l'esprit des Béatitudes. Dans une Europe qui risque toujours de sacrifier le social à l'économique, c'est la vocation commune des juifs, des chrétiens et des musulmans d'être les héritiers de la grande tradition biblique qui témoigne de l'amour préférentiel pour les exclus, les étrangers, les sans-droits, les plus démunis dans l'ordre matériel comme dans l'ordre culturel."

Un protestant, Eric Fuchs disait : "C'est donc la théologie qui, à son tour, lance un défi à l'éthique sécularisée : à elle de faire la démonstration qu'elle peut éviter une dérive utilitariste, sans devoir en appeler d'une manière ou d'une autre à une vision religieuse de l'homme et de sa responsabilité….Face au défi du mal, l'éthique séculière est courte. Pas seulement modeste, mais courte. Ne lui manque-t-il pas cette dimension spirituelle transcendante qui affirme, face au mal, la grâce du pardon, du courage et d'une justification qui vient de plus haut et de plus loin que la bonne volonté morale ? Plus nous travaillons sur les questions éthiques contemporaines, et plus notre conviction grandit qu'il faut réintroduire dans ses problématiques la dimension religieuse, oubliée par une rationalité laïque parfois trop sûre d'elle même ».

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 Débat avec le public


Question : Le Dieu de la Bible répète souvent qu’il est un Dieu « jaloux ». Que peut-il penser de notre monde, qui a commencé par une trahison, celle d’Adam et Eve, qui l’ignore de plus en plus, et qui rejette et exclut.

Réponse : On se représente toujours Dieu comme « tout puissant », mais en fait c’est un Dieu qui accepte d’être impuissant devant la liberté des homes. Quand on regarde la Bible, on s’aperçoit qu’elle ne cesse de nous décrire ce qui pourrait apparaître comme la mise en échec permanente de Dieu. Dieu est constamment rejeté, bafoué, mal compris, mal présenté, mal prié. Et il l’accepte. Pour répondre à la question « Dieu est-il violent ? », il faut nécessairement revenir à l’image d’un Dieu qui se donne à voir dans la faiblesse et dans l’impuissance. Loin d’être violent à la manière des hommes, l’est de ce qu’ils le sont constamment. Dans la Bible, on est aux antipodes de tous les systèmes ou constructions dogmatiques, quels qu’ils soient. Il y aura toujours une tension entre la religion, les systèmes religieux, et l’acte de foi du croyant. SI ces actes s’inscrivent dans des contextes, il faut toujours prendre acte de ce que jamais nous ne possèderons Dieu, et que mettre notre foi ne Dieu, c’est mourir à toutes les images que nous pourrions avoir quant à son identité ou son être. Et c’est encore là renoncer à exercer un pouvoir sur Dieu –dont on peut se demander si ce n’est pas là une des sources de la violence. Finalement, c’est nous qui nous servons de Dieu pour défendre une cause. L’histoire biblique va dans le même sens : chaque fois que le Peuple de Dieu croit avoir compris qui est son Dieu, c’est aussitôt pour qu’il se désinstalle. Il n’y a que des désinstallations, et s’il y a une violence à exercer, c’est contre soi ou plutôt contre notre perversion de notre rapport à Dieu. Nous voudrions toujours que Dieu épouse notre cause…


Question : La violence est peut-être en chacun de nous, mais elle est aussi dans chacun des Etats. Quelle place faites-vous à la laïcité, comme marque de respect entre les hommes et les religions ?

Réponse : La laïcité est une dimension fondamentale du vivre ensemble. La séparation du politique et du religieux est essentielle. Certains nationalismes liés à l’orthodoxie par exemple construisent ensemble un même pouvoir. En Russie, on voyait les églises orthodoxes redorer leur dôme et vivre dans l’opulence. Au cours d’un voyage, dans un village un jour de marché, on a vu sortir de la plus belle maison des religieux, et les gens baissaient la tête, personne ne les regardait ; une fois qu’ils ont eu quitté le marché, j’ai vu les têtes se relever avec des sourires de sarcasme… La laïcité est essentielle, il faut éviter la confusion du religieux et du politique. Je regrette cependant que dans certains régimes laïcs la religion soit simplement reléguée au domaine privé. On voit bien que derrière le religieux, il y a nécessairement une conception du « vivre ensemble », une manière d’être avec les autres, avec des incidences sociologiques. On peut se référer au dernier livre de Régis Debray, dont la trajectoire passée est connue. Il analyse la fabrique de Dieu : il montre comment les trois monothéismes ont créé Dieu, mais à la fin, il dit que, si l’on peut démonter le mécanisme de la construction de Dieu, on n’aura pas pour autant résolu la question du « Pourquoi y a-t-il toujours un rapport à Dieu ? ». On voit Régis Debray souligner la nécessité d’intégrer la dimension religieuse. SI je crois à la laïcité, je crois très important aujourd’hui à la nécessité d’intégrer le religieux comme un des facteurs fondamentaux de la construction d’une société. Oublier cela, c’est courir le risque de la désespérance. On peut prôner toutes les valeurs humanistes, on voit bien ce qu’il en coûte si l’on en reste à un niveau purement immanent. Dans la » lettre aux catholiques de France », les évêques avaient terminé justement sur un certain nombre de questions concernant la laïcité : ce serait pour la démocratie se priver d‘une source fondamentale que de se priver de l’apport du religieux. Je pense à des questions relatives à la souffrance. Peut-on penser vraiment un vivre ensemble s’il n’y a pas ouverture à une transcendance, quelle qu’elle soit ? Du côté de la beauté, du spirituel, de ces valeurs qui transcendent. Attention qu’une laïcité trop sûre d’elle-même ne relègue pas trop au privé le spirituel.


Question : Que pensez-vous de la violence lorsqu’il y a contestation des institutions, religieuses notamment ?

Réponse : Il faut admettre que l’institution religieuse recèle une certaine forme de violence. Il faut la convertir de l’intérieur. Des communautés chrétiennes constituées se sont trouvées contestées dans leur histoire, avec en plus ce que le religieux apporte d’autorité… Il faut le reconnaître. Mais c’est nous. La foi est nécessairement contestataire. Il y a toujours eu des gens pour contester, et leur action a souvent obtenu ses fruits après coup. Ils étaient en avance sur leur temps. 


Question sur la manière dont les formes de violence entraînées par certains progrès de la connaissance scientifique.

Réponse : L’émerveillement face au spectacle et au mystère de l’univers et de Dieu est facteur de prise de recul. La réflexion, la contemplation peuvent aider à convertir la violence. Le clonage est une certaine forme de violence par rapport au dessein de Dieu. C’est une perversion de la grandeur de l’être humain. C’est l’acceptation de ce que nous recevons de Dieu qui peut être la meilleure garantie du respect de l’être humain, de son inviolabilité. L’être humain est en soi mystère. Derrière le clonage, il y a la volonté d’exercer une mainmise sur l’être humain –une violence terrible.


Question : Que pensez-vous de Satan ?

Réponse : Ce que nous croyons, c’est que Satan a été vaincu. La tentation dans le désert est l’ultime combat de Satan, et c’est le Christ qui sort victorieux, parce que il laisse son message qui est un message d’amour.


Question : Comment se situer par rapport à la violence de la croix ?

Réponse : Si je regarde la croix du Christ, je vais dire pour moi, elle reflète une double réalité. Le résultat de la violence des hommes, qui refusent un message d’amour, qui les dérange dans leurs certitudes, qui sont souvent des religieux qui vont à tuer un innocent. La Croix traduit ce que le pouvoir des hommes et sa violence peuvent avoir de démoniaque. Et puis, c’est aussi la force de l’amour ; la force de celui qui va jusqu’au bout de son message d’amour en se livrant à la violence des hommes et qui, parce qu’il se livre, par fidélité au message d’amour qui est le sien, va sortir vainqueur de la violence des hommes. Il y a là une forme de violence venant d’une forme d’amour, d’un amour qui ets plus fort que la violence des hommes. Dans le message du Christ, il peut y avoir une certaine violence. Dans les Béatitudes, il y a une contestation terrible, avec une violence pacifique nos certitudes. S’il y a la violence des hommes qui fait de Dieu un Dieu violent, il y a la faiblesse de Dieu, son impuissance, qui, venant contester nos propres images de Dieu, nos propres manières de vivre, n’est pas dénuée de violence. L’amour peut être violent, au sens positif.


Question sur la violence des débats à l’intérieur de l’Eglise.

Réponse : Quand Dom Helder Camara est mort, on sait tout de même quel rôle il a joué, et on est scandalisé de voir le peu d’impact, de reconnaissance, de sa mort. Sachant de plus que celui qui lui a succédé n’agissait pas dans le droit fil de la voie qu’il avait tracée. Mais que dire ? Que la gestion du pouvoir religieux est faite par des hommes, avec tout ce que cela veut dire… C’est pareil en France. On peut rêver de communautés ecclésiales où il y ait plus de débats comme dans les années 80… C’est une souffrance pour moi, mais ce ne l’est pas forcément pour d’autres. Vu le contexte politique actuel, on voit bien que le pluralisme est important, et l’uniformité génératrice de violence. Il est important  de pouvoir se reconnaître tels que nous sommes même à travers nos divergences. Il ne faut pas confondre violence et confrontation.


Question : Quel est l’enjeu du dialogue interreligieux ?

Réponse : Je suis convaincu que le dialogue interreligieux est une dimension fondamentale de la construction de la paix. On le voit bien en France. Ce dialogue interreligieux signifie aussi reconnaissance des facteurs sociaux, économiques, politiques. Les religions en ont peut-être plus conscience aujourd’hui , car les communautés aujourd’hui vont devenir de plus en plus multi ethniques, multireligieuses, multiculturelles, et là, il y a une responsabilité des croyants. Si on veut penser une fraternité, il faut la penser à travers l’accueil des religions. La laïcité, telle que nous la connaissons et telle que nous la vivons, aura tout à gagner à intégrer le religieux, non comme élément de la sphère privée, mais comme ciment du social.


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