PAROLE ET VERITE DANS L’EGLISE
            Isabelle de Gaulmyn

     Merci beaucoup de m'avoir invitée, je suis très heureuse d'être là. On dit souvent que je suis spécialiste de l'Eglise. Un jour, lors d'une émission de télévision, je pense que c'était BFM TV, ils avaient inscrit en bas : "Papologue"... Je pense qu'il est important que je vous dise d'où je vous parle. Je suis journaliste, je ne suis pas théologienne. Je le spécifie à chaque fois car ce que je peux dire, ce sont des observations de journaliste catholique. Ce n'est pas à prendre comme une observation théologique, ce que je dis est issu de mes observations, de ce que je peux voir et écrire comme journaliste.

           Vous me demandez de m'exprimer sur la parole et j'ai écrit un livre sur le silence, "Histoire d'un silence". En même temps que j'écrivais ce livre se montait l'association "La parole libérée". En fait ils m'ont beaucoup aidée pour écrire le livre, et, comme j'ai moi-même été scoute ainsi que mes trois frères, je connaissais les gens de "La parole libérée". C'étaient des gens qui avaient à peu près mon âge ou à peine plus jeunes et que j'avais vus petits, j'étais donc assez proche d'eux. "Histoire d'un silence" et "La parole libérée" sont un peu les deux facettes d'un même problème. Je vais parler de l'histoire des abus sexuels et de ce que cela a pu provoquer chez moi comme remarques, comme réflexions par rapport à l'Eglise, et je vais essayer d'aller au-delà parce que je pense que les abus sexuels finalement ont permis de prendre conscience de choses qui ne fonctionnaient plus dans l'Eglise. Un peu comme une caricature de l'Eglise, en tout cas pour moi ça a été cela, et c'est un peu ce que je vais raconter. C'est vraiment avec ce livre, en enquêtant sur l'affaire Preynat, en réfléchissant à ce qui s'était passé et aussi dans ma propre histoire, que j'ai été amenée à avoir cette réflexion plus critique sur l'Eglise et sur la parole. C'est quand même beaucoup un itinéraire personnel.
      La première chose, par rapport aux abus sexuels et tout ce qui s'est passé depuis 2015 à peu près, ça a été tout un mouvement pour briser le silence. La chose la plus dure pour moi dans ce livre a été d'essayer d'écouter les victimes, parce que je les connaissais en tout cas je voyais à peu près qui ils étaient, parce que ce qu'ils décrivaient je le connaissais parfaitement puisque j'avais été scoute plusieurs années, je connaissais les locaux où se sont passés les crimes, et parce que je suis mère de famille. Quand vous êtes mère de famille et que l'on vous raconte ces choses-là, vous vous dites que ce n'est pas possible, vous êtes vraiment face au mal et c'est très impressionnant. D'ailleurs, ce qui était incroyable, c'est que les victimes de l'association elles-même ont à un moment eu peur pour moi et m'ont dit : "Oh Isabelle, c'est horrible, on se parle de choses, et ça doit être dur pour toi". C'était sympa, car pour eux-même qui avaient été victimes, c'était bien pire. En venant ici j'ai pensé à ce que m'avait dit un de ces garçons, qui m'expliquait qu’il avait été victime du père Preynat (le père Preynat prenait ses victimes, que des garçons, à 8 ans et les écartait à 12 ans). Après une adolescence assez perturbée, première petite copine, et sa mère lui dit : "Attention, ne fait pas n'importe quoi avec cette petite copine". Il lui répond alors, de manière un peu vive (il avait 18 ans) : "De toute façon, tu sais bien que le père Preynat m'a tout appris". En disant cela, il se dit : «Oh là là, je vais lui faire mal», parce qu'il ne lui avait jamais dit. Il voit sa mère... qui ne dit rien pendant deux minutes... puis elle lui dit : "Ne dis rien à ton père !" Et là il m'a dit cette phrase à laquelle j'ai pensé en venant ici : "Et là, le couvercle s'est refermé». Il aurait pu s'ouvrir à ce moment-là et il s'est refermé. Ce n'est que 25 ou 30 ans après qu'il s'est ré-ouvert. Si je prend cet exemple, c'est parce qu'on est assez dur avec la hiérarchie - parfois à bon escient, mais pas que - ce n'est pas que le problème de la hiérarchie, c'est le problème de tout le monde cette histoire de parole. C'est cela que j'essaie de montrer dans mon livre, que le silence a été le silence de beaucoup de gens et pas seulement de l'évêque de l'époque.
La première chose que j'ai compris à travers cette histoire, c'est que la parole des victimes est importante et qu'il faut l'écouter. Ce qui m'a beaucoup mise en colère, c'est l'incapacité du diocèse de Lyon, de l'Eglise en général, au départ, d'écouter les victimes et d'accepter cette parole. On a bien voulu reconnaitre qu'il y avait des problèmes, mais faire une place à la parole des victimes, ça a été un long processus dans l'Eglise, puisque ce n'est que cette année à Lourdes que enfin les évêques ont écouté des victimes en assemblée. Il a donc fallu beaucoup de temps, parce qu'ils ont considéré que cette parole n'était pas dans l'Eglise, qu'elle n'était pas légitime pour parler. Je me souviens très bien avoir discuté avec Mgr Barbarin et je lui avais dit : "Recevez les victimes de "La parole libérée", ce sont tous des catholiques, ce ne sont pas des gens de l'extérieur. Ils sont tous scouts et baptisés. Ce sont des gens qui ont une parole qui doit être entendue dans l'Eglise". Et cela, ça a été très long. Et je pense qu'en plus, écouter cette parole des victimes, ça change le regard, ça change les choses car on s'aperçoit qu'il s'agit de quelque chose de très douloureux. Donc la première chose a été d'écouter cette parole, de faire une place à cette parole qui a été si longtemps cachée. Si longtemps cachée pas uniquement dans l'Eglise, mais dans la société entière. On parle d'un problème de l'Eglise, mais il faut le replacer dans un contexte plus large, une société dans laquelle pendant très longtemps les abus sur mineurs ont été cachés, tus. Il y a eu ce même silence dans l'ensemble de la société. Il faut vraiment écouter la parole des victimes et lui faire une place.
      Cela m'a fait beaucoup réfléchir aux raisons de cette difficulté à faire une place à la parole des victimes. Peut-être était-ce parce que l'on était dans une institution qui finalement n'avait pas l'habitude de donner la parole à d'autres, qui ne faisait pas la place aux autres. Il y avait une forme de monopole de la parole. Cela fait partie des choses qui m'ont fait pas mal réfléchir. Ensuite, par rapport à cette parole et par rapport à ce silence, ce qui m'a beaucoup frappée, c'est la manière dont ce silence était contagieux, était vraiment le silence de tous, de toute une communauté. Si vous avez vu le film américain "Spotlight", à un moment ils disent "quand on abuse un enfant, toute la communauté est coupable". Effectivement, ce qui s'est passé à Saint Luc avec le père Preynat : l'évêque était au courant (Mgr Decourtray, puis Mgr Billé ), les prêtres étaient au courant, les parents et mes parents étaient au courant. Au courant de quoi ? Sans doute pas de l'ampleur des crimes, mais en tout cas on disait "Ah oui, le père Preynat, il tripote les petits garçons", et personne ne disait vraiment les choses. Il s'agit donc d'un silence partagé par tout le monde, et pas simplement des prêtres, c'est aussi le silence des laïcs. C'est aussi quelque chose qui m'a fait réfléchir, de deux points de vue : d'abord pourquoi ces laïcs se sont tus ? Souvent parce qu'il y a une forme d'obéissance, mais de mauvaise obéissance. On obéit, on ne dit rien, on ne va pas contester le prêtre. C'est une première chose. La deuxième chose, c'est lorsque je suis allée au commissariat pour témoigner dans le dossier du père Preynat et dire que j'avais averti à une certaine époque le Cardinal Barbarin de tout ce qui s'était passé, je suis tombée sur deux policiers spécialisés dans les abus sexuels sur mineurs, l'un des deux m'a dit "Mais en fait, votre Eglise, c'est une vraie mafia !". Là, cela m'a fait assez mal, parce que je suis catholique et qu'il s'agit de mon Eglise. Mais voilà, la mafia c'est aussi quand la parole n'est pas libre, quand elle est cachée, masquée et maitrisée. C'est vrai que l'Eglise a pu fonctionner sur certains points comme une mafia, c'est-à-dire que les choses sont tues, on ne dit rien, on cache, on déplace le prêtre. Les parents ne disent rien, tout le monde le sait plus ou moins, mais on en reste là. Cet espèce de silence épouvantablement contagieux, c'est sans doute une chose dont on a beaucoup souffert.
      Ensuite, toujours sur ces histoires d'abus sexuels, le problème du mensonge et de la vérité. Le mensonge des évêques. Les deux évêques concernés sont Mgr Decourtray et Mgr Billé qui sont des grands archevêque de Lyon. J'ai bien connu Mgr Billé et cela a été compliqué de découvrir comment il avait pu cacher cette histoire-là. Pourquoi a-t-il menti ? Il faut savoir que, comme président de la conférence épiscopale à l'époque, en 2000, Mgr Billé à Lourdes a publié un texte, le premier texte sur la pédophilie, en s'engageant à dénoncer tous les prêtres coupables de pédo-criminalité. Il est rentré à Lyon, il a vu Prynat, il a dit "c'est horrible" mais n'a rien dit de plus, il a caché. Pourquoi a-t-il-caché, pourquoi a-t-il menti ? Pour l'Eglise, en fait. Ce serait cela la vérité dans l'Eglise, quand on pense que finalement au-dessus de la vérité, il y a quelque chose de plus important qui est la réputation de l'Eglise. En fait, il a fait comme un haut fonctionnaire qui se dit "je ne vais pas le dire pour préserver l'Etat". Raison d'Etat, raison d'Eglise... Cela fait réfléchir sur le mensonge en Eglise. Pourquoi justifie-t-on le mensonge ?
Finalement, ce que j'ai découvert, ce que nous avons tous découvert, ce que le pape François nous a appris à découvrir progressivement, c'est que
Quand j'ai commencé mon livre, je me disait "le père Preynat, c'est une brebis galeuse, c'est quelqu'un de très particulier, c'est un type particulièrement pervers, il y en a dans l'Eglise comme il y en a partout", ce qui est vrai d'ailleurs. En fait, avec ce système de silence, j'en suis venue à me dire que ce n'est pas qu'une brebis galeuse, c'est toute l'Eglise qui est galeuse. J'exagère évidemment, mais c'est quand même un système. Ce n'est pas une mafia, mais il y a un système qui a pu protéger, qui fait que la parole n'a pas circulé. Un système qui fait qu'il y a eu ce "couvercle" comme disait ce garçon qui me racontait le couvercle de sa mère, le couvercle de l'Eglise. C'est exactement ce qu'a dit le pape François dans sa lettre aux communautés chrétiennes. Il parle du système clérical, il dit qu'il y a quelque chose qui ne fonctionne plus dans l'Eglise puisqu'on a pu en arriver là. Qu'est-ce qui ne fonctionne plus dans le type de relation, la gouvernance, l'autorité et dans la parole ? Comment en est-on arrivé là ? C'est pour cela que j'ai été amenée, après cette démarche personnelle, à me demander comment on avait pu permettre cela à l'église Saint Luc qui est l'église de mon enfance, comment toute une communauté avait-elle pu à ce point ne rien dire et laisser faire, comment des prêtres avaient pu ne rien dire et laisser leurs collègues ? A l'époque le curé de la paroisse Saint Luc, décédé depuis, protégeait le père Preynat. Il était en bas quand le père Preynat était en haut et recevait les garçons. Et quand le père Preynat a été "déplacé" par le cardinal Decourtray dans une autre paroisse plus rurale, plus pauvre, assez loin de Lyon, on s'est dit "là, les gens ne vont pas râler", le curé est parti avec le père Preynat. Donc le père Preynat est devenu curé et son vicaire, c'était son ancien curé de Saint Luc ! Voilà. On est complètement dans un système de connivence, d'entre soi où les choses ne sont pas dites en vérité.
      Cela va m'amener à réfléchir de manière plus générale en dehors du problème des abus sexuels sur le rapport parole et vérité dans l'Eglise. Je pense qu'il faut d'abord, pour réfléchir à cela, remettre le tout dans un contexte. L'Eglise ne fonctionne pas toute seule, comme ça, elle est dans une société, dans une époque. On m'a dit que vous aviez invitée madame Revault d'Allonnes qui n'a pas pu venir, mais de fait son livre est intéressant sur ce sujet parce qu'elle parle beaucoup de cette époque de post-vérité dans laquelle nous sommes, et qui fait que la vérité est fragile. La vérité est fragile dans l'Eglise, mais elle l'est aussi dans la société. Il n'y a pas que l'Eglise qui a aujourd'hui un problème avec la vérité. Nous sommes dans une société où finalement tout est relatif, on a plus de vérité commune, et c'est très compliqué d'avoir des vérités sur lesquelles on s'accorde. Ce qui est intéressant dans la réflexion de madame Revault d'Allonnes, c'est qu'elle dit beaucoup qu'en fait on ne peut aujourd'hui avoir de vérité s'il n'y a pas de lieu de discussion ensemble de cette vérité. C'est-à-dire que cette vérité ne peut plus être imposée du haut. Il faut qu'il y ait une agora, il faut qu'il y ait des lieux publics, il faut qu'on puisse en discuter. Je trouve cela intéressant pour nous. Elle dit beaucoup "Il faut que l'opinion publique soit bien informée". On accepte plus des vérités comme ça, on n'est plus dans cette époque là. Donc pour qu'il y aient des vérités sur lesquelles on se mette d'accord, il faut organiser cette discussion. Quelque part, il faut que cette parole-là se libère aussi. Cela fait beaucoup réfléchir par rapport à l'Eglise, parce qu'on est dans une société qui n'accepte plus cette parole qui vient d'en haut. Mais c'est aussi un problème pour les médias. Toute institution aujourd'hui doit faire avec ça : toute parole qui vient d'en haut est généralement suspectée, soumise à une forme de relativisme. Il n'y a pas de raison que l'Eglise soit en-dehors de ça. Il est important de se dire que c'est compliqué dans l'Eglise, mais aussi pour toutes les institutions. On le voit aussi pour tout ce qui concerne "MeeToo" : la parole se libère d'un seul coup et l'on ne sait plus bien qui dit vrai, qui dit faux, parce que personne ne croit plus personne.

     Dans l'Eglise, la parole est fondamentale : la Parole, c'est la Parole de l'Evangile, celle qu'on lit à la messe le dimanche, c'est l'accès à cette parole-là. Il faut aussi se souvenir - on vit avec ce souvenir du passé - que l'accès à cette parole est récent. C'est en 1962, avec Vatican II, que l'on a, dans l'Eglise catholique, dit aux fidèles qu'ils pouvaient directement lire la Parole. Avant il y avait un intermédiaire, un médiateur qui était le prêtre. Nous sommes quand même marqués par cette histoire-là. Je me souviens d'avoir vu il y a quelque temps des religieuses d'un certain âge m'expliquant que lorsqu'elles sont devenues religieuses, avant Vatican II, on leur interdisait de lire directement la bible. Les choses ont évolué, mais il reste ça. Cette Parole-là, tout le monde n'y avait pas accès à une époque. Maintenant on y a accès, mais on vit encore avec cette histoire-là.
Dans l'Eglise, il s'agit d'une Parole qui agit. Il est important de se dire ça : la Parole a un pouvoir. L'Eucharistie, c'est parce qu'il y a une parole, et je pense aussi au sacrement du mariage, au sacrement de la réconciliation. C'est le pouvoir de la parole. C'est intéressant de réfléchir à cela parce que normalement on dit que la parole ne sert à rien, ça n'a pas de pouvoir... Eh bien dans l'Eglise la parole a un pouvoir. Donc on peut se poser la question : qui dit cette parole dans l'Eglise ? Et en disant cela, on parle aussi du pouvoir. Qui a la parole ? Interviennent alors les rapports parole/autorité, parole/sacré, et là on a ce que le pape François appelle le cléricalisme, donc un système dans lequel les clercs concentrent ces trois choses : la parole, le sacré et le pouvoir. Après tout, il n'y a pas de raison que l'autorité dans l'Eglise soit uniquement régulée par les prêtres. En tout cas c'est comme ça. Aujourd'hui il y a une confusion entre le sacrement de l'ordre et puis l'autorité au niveau de la hiérarchie. Effectivement, c'est pour moi une des raisons pour lesquelles on en est arrivé là, la crise des abus sexuels. Ce n'est pas la seule raison, il y a encore une fois d'autres institutions concernées, mais c'est cette confusion et le fait que, du coup, tout reste concentré entre les mains de quelques personnes, et que la parole ne circule pas assez dans l'Eglise. Elle n'a pas assez circulé. Il y a des gens qui pensent qu'ils ont le monopole de la parole et les autres n'interviennent pas, ne sont pas concernés par ça. Il vrai que l'on nous dit souvent dans l'Eglise que l'on a une dimension trinitaire. On est trois, ça devrait circuler plus. On est souvent juste dans la dimension d'altérité entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Je trouve que l'enjeu actuel est de savoir comment arriver à mieux faire circuler cette parole dans l'Eglise. Nous sommes dans cette sorte de dualité clercs/laïcs, sachants/enseignés, ceux qui parlent/ceux qui écoutent. Il n'y a qu'à voir comment se passent les messes, c'est comme ça. C'est là-dessus qu'il faut, me semble-t-il, travailler. Il est vrai qu'on revient de loin puisque nous avons derrière nous toute une culture très cléricale dont nous sommes encore très imprégnés. Je pense que ce qui s'est passé dans l'histoire des abus sexuels et du pouvoir dans l'Eglise, c'est autant la faute des prêtres que des laïcs. C'est-à-dire que nous laïcs, nous sommes aussi quelque part un peu dans une sorte de passivité dans l'Eglise. On se dit que ce n'est pas notre histoire, pas notre problème, c'est à eux de s'en occuper, et c'est ainsi que l'on a laissé faire beaucoup de choses. Je pense qu'il faut prendre cette parole, non de manière agressive, mais de manière responsable. Pie X avait cette expression, disant "d'un côté il y a le prêtre, de l'autre côté il y a le troupeau". Nous sommes un "troupeau". Je pense qu'il faut arrêter d'être un troupeau. Ce n'est pas rendre service au prêtre que d'être un troupeau. Finalement, on les met sur un piédestal, mais c'est facile de dire : "c'est à vous de vous débrouiller". Vous savez que les évêques réfléchissent en ce moment à mettre en place un système d'indemnisation des victimes d'abus sexuels par les prêtres, et apparait le problème de savoir qui va payer. Certains sont scandalisés parce qu'il y en a qui ont dit qu'il fallait faire un appel aux dons. Il est vrai que c'est un peu compliqué parce qu’on pourrait penser que l'on va encore taper les pauvres laïcs alors qu'ils ne sont pas responsables, mais je pense que nous sommes tous responsables dans l'Eglise, donc cela me parait juste. Même si beaucoup ne pensent pas comme moi, cela me parait assez juste que les laïcs soient mis à contribution. Il ne faut pas qu'il n'y ait qu'eux, mais finalement l'Eglise est une communauté et je pense que nous avons nos parts de responsabilité dans ce qui est arrivé. Ce qui est arrivé dans l'histoire du père Preynat et de Lyon, c'est vraiment une communauté qui n'a pas pris ses responsabilités pendant 20 ans. Je pense qu'il est important aujourd'hui que les laïcs prennent la parole de manière responsable et ne laissent pas la fameuse hiérarchie de l'Eglise s'occuper de tout.
     Alors, comment fait-on ? Le pape François parle beaucoup de synodalité. Effectivement, la synodalité, c'est vraiment débattre pour que la parole sorte. C'était amusant, au moment du synode sur la famille, il a dit en italien "Je veux que ça soit Casino" (c'est-à-dire en gros "l'excitation, le bordel"). Il disait que c'était super parce que ça bouge, ça remue. Il a organisé ce débat pour que la parole se libère dans l'Eglise, avec les évêques. J'ai assisté à pas mal de synodes à Rome à l'époque de Benoit XVI, et c'est sûr que la parole n'était pas libérée, c'était très très formel : chaque évêque parlait 5 minutes chacun l'un après l'autre, et comme les interventions étaient préparées, ils ne se répondaient pas entre eux. Les journalistes ne pouvaient pas suivre un synode, c'était interdit. En fin de journée il y a quelqu'un qui vous disait voilà ce qui a été dit. De fait, on ne savait pas en direct ce qui était dit. C'était une sorte de boite noire. Comme les évêques italiens sont bavards, on finissait toujours par savoir à peu près ce qui s'était dit, mais la parole était très maitrisée. Je me souviens, lors d'un des premiers synodes de Benoit XVI, sur l'Eucharistie, un évêque venant de Nouvelle-Zélande qui avait dit son embarras parce qu'il y avaient des gens qui n'avaient pas accès à l'eucharistie dans son pays du fait du manque de prêtres, et il demandait que l'on se pose la question d'ordonner des hommes mariés. Nous l'avions su par des indiscrétions, mais sa parole, son petit discours de 5 minutes, avait été sencuré. On nous avait dit alors qu'il n'y avait pas de débat. Maintenant par contre il y a un débat. A l'époque, il n'y avait pas de débat, qu'il ne fallait pas qu'il y ait de débat. C'est vrai qu'une des forces du pape François c'est d'avoir réintroduit ce débat-là dans l'Eglise au plus haut niveau. Sur la famille, il l'a fait d'une manière assez maligne, en envoyant d'abord un questionnaire, en organisant deux synodes deux années de suite de façon à ce que les discussions se poursuivent et en nommant des gens qu'il savait capables de mettre un peu le bazar comme il disait, de provoquer... La synodalité est sans doute une manière, au niveau de l'Eglise locale et de l'Eglise universelle de faire que cette parole soit mieux organisée. Par exemple le pape François avait demandé aux évêques de recueillir la parole des fidèles sur les sujets de la sexualité, du couple, de la famille, du mariage, etc... Et pour le synode sur l'Amazonie, cela a été pareil, cela a été précédé d'une consultation très importante des communautés catholiques en Amazonie, dans les huit pays concernés. L'idée, c'est d'arriver à ce qu'il y ait un peu plus de débat. Et il est vrai que lorsque vous êtes catholique et que vous allez écouter un synode protestant, c'est très impressionnant, parce que vous pensez que là ça va être le schisme, ils n'arrêtent pas de s'engueuler. Nous catholiques, nous n'avons pas l'habitude de nous contrer, de nous engueuler, de débattre. Nous sommes très soucieux de la communion, ce qui est une bonne chose, mais du coup cette communion nous empêche souvent de débattre et d'être en vérité dans un affrontement qui peut être sain. Et je pense que l'Eglise catholique souffre beaucoup de ça. Et notamment en France où l'on a beaucoup de mal à débattre. Lors des débats dans l'Eglise en France, on ne dit pas les choses de peur de s'engueuler. On a du mal à prendre la parole. On a du mal à organiser le débat. Aujourd'hui encore, à Lourdes la plupart des débats entre évêques sont entre eux, sans la presse. Comme ça, on ne sait pas trop ce qui se disent. Mais les choses progressent : Cette année, ils ont eu deux journées durant lesquelles chaque évêques devait inviter deux personnes (hommes, femmes ou prêtres), et ils ont ainsi un peu élargi le cercle et il y a eu un vrai débat sur l'écologie. Les choses progressent, mais je pense que l'on est pas encore au bout de ce que l'on peut faire dans l'Eglise pour arriver à ce que le pape appelle la synodalité, arriver à faire circuler cette parole.
     Certaines choses sont discutées en ce moment. Vous savez qu'en Allemagne il y a un synode très important qui commence dans quelques jours, au cours duquel ils vont vraiment discuter des problèmes de structure, de pouvoir et d'autorité dans l'Eglise. Il est sûr qu'il y a sans doute un problème de gouvernance qui fait que dans l'Eglise aujourd'hui l'autorité et la gouvernance est aux mains des personnes ordonnées, donc des prêtres. J'ai été 4 ans comme journaliste au Vatican à Rome, je pense n'avoir jamais interrogé une femme ! C'est bizarre parce qu'il n'y avait que des hommes. Des religieuses car il y a à Rome beaucoup de sièges de congrégations religieuses, mais qui étaient à côté, pas dans la curie. A la curie je n'ai jamais interrogé de femme. Aucune femme qui ait du pouvoir. Alors, ça commence un tout petit peu à changer. C'est très très lent. C'est bizarre, au XXIè siècle quand même !
     Cela m'amène à parler du rôle de la femme dans l'Eglise, vaste sujet sur lequel j'aurais pu aussi faire une heure de conférence... Sans doute le problème n'est-il pas de savoir s'il faut ordonner des femmes - cela me parait hors sujet, pour l'instant en tout cas - , mais par contre, de faire que l'on puisse avoir des responsabilités dans l'Eglise sans être obligatoirement ordonné, cela me parait très important. D'autant plus que cela se fait au niveau local. Il y a maintenant beaucoup de diocèses où les femmes jouent un rôle important. Seulement ce n'est pas dit. Les choses ne sont pas dites. Certains disent que rien n'empêche que l'on puisse nommer des cardinaux femmes. Effectivement, on pourrait - il y en a eu dans l'histoire des cardinaux laïcs - nommer des cardinaux femmes. Je ne sais pas si je le verrai de ma vie, je ne crois pas. Déjà des femmes diacres, je n'en suis pas sûre. Il y a en tout cas sûrement à diversifier les points d'autorité et les ministères dans l'Eglise, de façon à ce que tout ne soit pas concentré sur la même personne. Cela me parait très important. Il faut aussi que les laïcs osent prendre la parole. Il y a aujourd'hui beaucoup de laïcs qui se forment dans les universités de théologie,qui sont bien formés. Mais, même à "La croix", on a du mal à les faire parler car ils disent : «Oh là là, non, il vaut mieux que ce soit l’évêque qui parle». 45:05 C'est dommage. sur certains sujets, notamment  sur le mariage ou la P.M.A, on pourrait avoir des laïcs, des femmes, ça pourrait être intéressant. Cette difficulté à prendre la parole dans le monde catholique, ça me parait assez important.
     Et puis, il y a le problème de la vérité. Je vous ai parlé tout à l'heure du mensonge. Que veut dire parler vrai dans l'Eglise ? Je ne suis pas sûre d'avoir raison, mais je me suis demandé en écrivant ce livre sur l'histoire de Lyon, s'il nous n'avions pas un problème de rapport à la vérité, nous catholiques dans l'Eglise, si la parole n'avait pas été dévaluée, si l'on ne s'était pas habitué à vivre de manière un peu schizophrénique ou un peu dans le mensonge. Parce que finalement, nous n'osons pas dire que nous ne sommes pas d'accord, mais en fait on est pas d'accord : Il y a la parole institutionnelle de l'Eglise qui nous coule dessus comme ça, puis finalement on s'en arrange, on continue à aller à l'Eglise, parce qu'on ose pas dire que l'on est pas d'accord et du coup on vit dans un espèce de non-dit. Je pense par exemple beaucoup au problème des femmes et de la pilule. Beaucoup de femmes qui vont dans les églises et qui prennent la pilule, et puis c'est comme ça. On se dit qu'il y a quand même eu une encyclique, mais c'est pas très grave. Je ne sais pas si l'on ne s'est pas habitué comme cela à être dans un double discours. Et cela fait que l'on a pas été vrai entre nous, en disant non, je ne suis pas d'accord. Je me demande si cela n'a pas aussi contribué à tout ce qui s'est passé. On est pas obligé d'être d'accord avec ce que je dis. En tout cas, il y a peut-être une perte de l'exigence de vérité dans l'Eglise.
     Autre problème, celui de la cohérence. Là encore, ce n'est pas que dans l'Eglise, c'est partout. Aujourd'hui, on ne peut plus dire quelque chose et faire l'inverse. Je pense qu'autrefois ce n'était pas comme ça. Mais aujourd'hui, on le voit bien avec l'affaire Polanski : On ne peut pas faire un film sur la justice en parlant de quelqu'un victime d'une injustice, et avoir soi-même fui la justice des Etats-Unis pour un crime qu'on a commis. C'est ça l'affaire Polanski, c'est une incohérence. Et je pense qu'aujourd'hui on ne supporte plus l'incohérence. Et il me semble que c'est ce que le pape François a très bien compris, puisque effectivement il a eu des gestes significatifs. On peut dire que c'est de la communication, mais c'est pour dire que l'Eglise devait être près des pauvres et que lui n'allait pas vivre dans les palais du Vatican mais il va vivre à la maison Sainte Marthe qui est beaucoup plus simple. Il donne ainsi une moindre impression de richesse. Il a une croix en métal, une manière d'être avec ses vieilles chaussures noires, etc... C'est du symbole, parce que ce n'est pas parce qu'un pape a des chaussures rouges qu'il n'est pas honnête, mais il y a aujourd'hui une demande de cohérence importante qui explique la popularité du pape François, me semble t-il. Lui a assez bien adopté cette cohérence. Pour moi qui ai connu le Vatican avant le pape François et aujourd'hui, je peux dire que ça m'a fait un choc de voir le pape François tenir son plateau à la cantine. Si on m'avait dit, au moment de Benoit XVI, que je verrai un jour un pape tenir son plateau à la cantine et faire la queue comme tout le monde, je n'aurai pas pensé cela possible. Eh bien voilà, il prend son plateau et va à la cantine avec tout le monde et cela est étonnant. Ce qui est aussi amusant, c'est que tous les cardinaux de la curie ont maintenant tous des croix en mauvais métal. On leur demande aussi d'être un peu cohérents. Ils n'ont plus les grosses voitures qu'ils avaient avant. Franchement, quand vous êtes au Vatican, il faut avoir la foi bien accrochée pour ne pas la perdre, parce qu'en matière d'hypocrisie... et là, les cardinaux rivalisent un peu en matière de pauvreté... C'est un peu méchant, mais c'est vrai. Cette cohérence est importante et si l'on veut avoir une parole qui marque, qui porte, il faut être cohérent avec cette parole. Cela parait évident, mais cela ne l'a pas toujours été. Le livre "Sodoma" sorti sur le Vatican, qui dit beaucoup de choses vraies et beaucoup de choses fausses, montre en tout cas la distorsion totale entre ce que peuvent dire un certain nombre de personnes à la curie et leur comportement sexuel intime. ça aujourd'hui, ça n'est plus possible. D'autant plus que les médias en rajoutent dans cette demande de cohérence, voire même qui tombent dans les excès d'une demande de transparence de plus en plus forte... Mais c'est vrai qu'il y a cette exigence pour l'Eglise d'être cohérente avec ce qu'elle dit. Ce n'est pas évident, parce que le message de l'Evangile n'est pas simple à appliquer, mais il faut le prendre en compte me semble-t-il.
     Du coup, cela pose tout le problème de la parole de l'Eglise. Pour moi qui suis dans la communication, cela m'intéresse toujours de réfléchir à cet aspect. Finalement, la force de l'Eglise, c'est sa parole. Vous connaissez la fameuse phrase de Staline : "Le pape ? Combien de divisions ?". Il n'y a pas d'armée, il n'y a pas de divisions, mais il y a une parole, il y a un pape qui parle. C'est ça la force de l'Eglise. Donc il est important de réfléchir sur la force de la parole de l'Eglise. De ce point de vue, c'est sûr que les choses ont beaucoup changé. Autrefois la parole était très maitrisée : Le pape écrivait son encyclique à Rome, elle allait ensuite en calèche dans tous les évêchés, les évêques la lisaient, en parlaient avec leurs prêtres qui, du haut de la chaire, traduisaient pour les pauvres fidèles que nous étions à l'époque, l'essentiel de l'encyclique. Cette parole était très médiatisée. Elle était expliquée, remâchée et simplifiée... Hors maintenant, ça ne se passe plus comme ça. Déjà les textes magistèriaux et les textes des évêques français, nous les avons tout de suite par internet, tout le monde y a accès, sans y être forcément préparé, sans en comprendre toute la richesse théologique, les nuances...etc. On y a accès très vite. A cela s'ajoutent aujourd'hui les problèmes de la rapidité de la communication. Par exemple sur les encycliques, ce sont généralement des gros textes. Quand vous êtes journaliste au Vatican, on vous prévient qu'il va y avoir une encyclique, on vous dit que vous allez l'avoir à 9 heures, embargo jusqu'à midi. Vous avez trois heures pour lire l'encyclique et en faire un article pour les gens qui vont la lire tout de suite, puisqu'à midi une ou midi deux, ça y est, tout le monde est censé être au courant de cette encyclique. Voilà, les choses vont très vite. Il n'y a plus du tout cette "médiatisation" qu'il y avait avant et qui faisait que la parole arrivée très maitrisée. De plus, aujourd'hui on ne fait pas de hiérarchie entre une parole et une autre. C'est-à-dire qu'une phrase que le pape peut dire dans l'avion répondant à un journaliste peut avoir autant de force, voire plus de force qu'un document magistèriel comme une encyclique. C'est compliqué, parce qu'il n'y a plus du tout de maîtrise de cette parole. Et pour l'Eglise, qui est une vielle institution, qui avait une habitude de parole qui venait du haut, très maitrisée, qui descendait progressivement en bas en voyant bien comment elle était reçue, aujourd'hui tout cela a volé en éclat. Du coup, c'est assez compliqué. Je me souviens de l'époque de Benoit XVI, pape que j'ai bien apprécié parce que je trouvais ses textes très intéressants. Le pauvre, quand il parlait comme ça a braccio, de manière spontanée, il faisait souvent des gaffes. Et l'on ne retenait que ça, sur le préservatif...etc. En plus, quand c'est sur le préservatif, vous pouvez être sûrs que ça fait la une de tous les journaux. C'est compliqué aujourd'hui d'avoir une parole. Et c'est compliqué de vouloir continuer à avoir ce système de parole qui vient du haut et qui va en bas. C'est pareil pour la France. Aujourd'hui quand les évêques publient un texte, il faut bien voir comment il va être reçu par les catholiques : Certains vont prendre deux ou trois petits extraits de ce texte et vont les mettre sur les réseaux sociaux, sur Twitter. Ce n'est rien, et finalement les gens n'auront que ce petit rien, ils ne vont connaitre que ces petites phrases, ils ne vont obtenir que ça. C'est donc assez compliqué, d'autant plus compliqué que l'on continue dans l'Eglise à réfléchir, me semble-t-il, de haut en bas, avec encore cette idée qu'il faut qu'il y ait des textes qui soient faits en hauts et qui tombent jusqu'en bas. Mais on sait bien qu'aujourd'hui ça ne marche plus comme ça. Qui peut croire, qui peut accepter aujourd'hui une parole qui vient du haut ? On voit bien qu'on a changé d'époque, comme je vous disais au début concernant le statut de la parole. Et je pense que cela est compliqué pour l'Eglise, car elle avait cette habitude-là, de communiquer du haut vers le bas, avec une parole très maitrisée par des évêques. Et l'on voit bien qu'aujourd'hui, ce n'est plus comme ça que se fait la parole. Donc tout le problème est de savoir comment l'Eglise peut parler.
     S'ajoute aussi le problème de compréhension de la parole. Je suis toujours frappée de voir comment la parole d'Eglise est de plus en plus incompréhensible dans un monde qui n'est plus chrétien. Ainsi par exemple je vous ai parlé de synodalité parce que vous êtes un public averti, mais les gens ne savent pas ce que c'est qu'un synode. Ils savent tout juste ce qu'est un évêque. Il y a aussi toute une difficulté pour l'Eglise de se faire comprendre dans un monde qui n'est pas chrétien. Il y aurait tout un travail à faire, à réfléchir à comment on peut parler à la société, comment on peut-on être crédible, comment on peut se dire que ce qu'on nous dit est vrai. Je pense qu'il faut changer, et peut-être que la première chose à changer, c'est ce mouvement que l'on fait toujours du haut vers le bas. Ce mouvement-là est d'une autre époque, et si l'on regarde dans l'Evangile, ce n'est absolument pas ce que fais Jésus : Il est dans le dialogue. C'est Paul VI qui avait parlé du dialogue, et je pense que pour s'en sortir de cette histoire de parole et vérité, il faut absolument devenir une Eglise du dialogue. Être dans le dialogue et pas dans cette parole qui tombe du haut et qui est complètement décrédibilisée, ce n'est même plus la peine de parler. Par contre, si l'Eglise arrive à dialoguer avec le monde, là je crois que l'on peut encore avoir un impact. C'est pour cela que, me semble-t-il, plutôt que "Parole et Vérité", il faudrait dire "Dialogue et Vérité". Merci de votre écoute.

 

 

 

 

 

 

Dialogue avec la salle :

Question :
         Vous n'avez fait qu'évoquer le livre "Sodoma". Il a scandalisé le chrétien que je suis. Vous avez parlé des cardinaux qui ont tout de même gardé leurs palais et ont un style de vie qui a peu de chose à voir avec la pauvreté évangélique. Vous avez parlé des hommes et des femmes et des prêtres. Les prêtres ne sont pas une catégorie à part, et vous avez très vite évacué la prêtrise pour les femmes alors que, dans le clergé protestant ou anglican, il y a des pasteures femmes. L'Eglise romaine parait toujours en retard. Que pensez-vous donc de "Sodoma" et de l'auteur qui semble avoir fait une étude très approfondie et, par ailleurs, de la position de l'Eglise par rapport à l'homosexualité ?

I.de Gaulmyn :
         En lisant "Sodoma", je me suis dit comme beaucoup de vaticanistes : aurions-nous dû nous-mêmes plus le dire ? C'est quelque part une pierre dans mon jardin, puisque nous étions en quelque sorte spectateurs de ce genre de choses - le silence déjà -. En tant que journaliste politique, je n'allais pas raconter toutes les histoires d'alcôves d'hommes politiques. Ici, il y a le problème du discours qui va avec. Je pense que "Sodoma" dit des choses qui sont vraies. Ce qui me parait contestable, c'est qu'il en fait un système, et je pense que ce n'est pas un système. Il systémise cette chose en disant qu'il y a une espèce de complot et que c'est parce qu'ils se tenaient sur l'homosexualité qu'ils se sont protégés sur la pédophilie. Cela je ne le crois pas. Il y avait effectivement une vie homosexuelle avec bar, boite de nuit et plage dédiée. ça, c'est vrai, mais il va un peu loin parce que, parfois, il juge sur quelques sentiments ou attitudes, faisant un passage assez rapide. Il systématise un peu les choses. Ce qui est très intéressant, c'est toute sa description de l'Amérique latine et de la protection de certains curés et cardinaux qui avaient un comportement homosexuel et qui, surtout, ont protégé ces "Légionnaires du Christ" et ces communautés qui ont fait beaucoup de mal par leurs abus sexuels. Mais c'est un peu systématique et je pense qu'il a un peu exagéré le nombre d'homosexuels dans la Curie, et puis après tout...
         En ce qui concerne les palais des cardinaux : à Rome, il y a beaucoup de palais, alors... Le pape François il a nommé des cardinaux qui sont plus simples. Bien sûr, là où il y a de l'homme, il y a de l'hommerie, voilà. Sans doute à Rome, en tout cas à l'époque de Benoit XVI, il y avait effectivement des comportements qui n'étaient pas des comportements de pauvreté. Après, c'est compliqué : à Rome, tout est baroque, ça fausse un peu la vision. On est comme dans un décor de théâtre, c'est un peu compliqué. Et puis, ce sont des gens qui vivent un peu entre eux. Le problème de la Curie, c'est qu'il s'agit de gens qui viennent à Rome et y restent généralement jusqu'à la mort, même les prêtres administratifs de la Curie. Il n'y a pas de DRH là-bas. Ils viennent là et restent là. Ils ne font pas grand chose, c'est une bureaucratie assez incroyable, et ils ont beaucoup de temps pour eux, ils sont entre eux. C'est un petit monde qui vit entre soi et, après 5 ans, ils oublient qu'il existe, pas si loin que ça, des gens qui vivent autrement. Il y a aussi à Rome des cardinaux qui sont très bien. Ce que l'on dit beaucoup pour l'ENA en France, c'est encore plus important là-bas parce qu'ils vivent vraiment entre eux, et ils n'ont pas une femme et des enfants qui les engueulent le soir. Il y a des maisons de prêtres, casa del clero, où ils vivent entre eux. Le matin, ils se voient entre eux, font trois pas pour aller au Vatican, rentrent le soir en restant continuellement entre eux. C'est parfois drôle parce qu'ils ne voient pas qu'il y a un monde autour d'eux. C'est plutôt ça le problème que la richesse. Pour ce qui est de la richesse, il y a eu quelques cardinaux italiens ayant couvert des problèmes de grand banditisme et de mafia.
        Pour ce qui est de la prêtrise pour les femmes, je n'aime pas les combats perdus... Plus sérieusement, il faudrait d'abord savoir ce qu'est être prêtre. J'ai peur qu'on cléricalise. Finalement, peut-être est-ce une chance pour les femmes de ne pas pouvoir être prêtre. Elles sont moins cléricales, elles sont plus libres, elles sont plus intéressantes dans l'Eglise. J'ai vu des pasteures femmes protestantes très bien, j'en ai vu aussi d'autres très cléricales. Je pense qu'effectivement on va vers la nomination de prêtres femmes (je ne vois pas comment l'Eglise catholique pourra s’en passer), mais je ne le verrai pas. Je ne sais pas si c'est comme ça qu'il faut poser le problème, parce qu'on pose le problème cléricalement. Je pense qu'il est plus important de réfléchir à ce que nous, laïcs, nous sommes : peuple de Dieu, nous sommes aussi sacerdoce et roi, donc nous sommes aussi prêtres quelque part. Donc, comme laïcs, que pouvons-nous faire ? C'est pour ça que je trouve qu'il ne faut pas trop se braquer sur la prêtrise des femmes, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne manière d'aborder le problème.
    Je pense que cela se fera un jour quand même, et ça fera peut-être du bien, et si l'on arrive à ordonner des hommes mariés, ça mettra plus de variété. Un des problèmes est le manque de diversité, pas de biodiversité dans l'Eglise. C'est vrai, il n'y a qu'une forme de ministère, et c'est un problème. Le pire pour les prêtres, c'est qu'on les a mis sur un piédestal ; alors s'il faut mettre les femmes sur un piédestal, ça va être l'horreur. Cela donne une liberté. Mais c'est fatiguant. Je ne suis pas féministe, je ne me suis jamais sentie malheureuse comme femme en Eglise mais, après 4 ans passés à Rome, je n'en pouvais plus. C'est vrai, c'est insupportable. Notamment, ces grandes cérémonies où il n'y a que des hommes, car il n'y a que les hommes qui sont au premier rang ; à la fin, vous n'en pouvez plus, il y a même presque un problème de visibilité. Je suis d'accord avec vous, mais je ne sais pas si des femmes prêtres... C'est quoi le prêtre ? C'est quoi le laïc ? Faut-il rester sur cette dichotomie-là ? Ne faut-il pas avoir une diversité de ministères ? En plus, ils tremblent déjà à l'idée de diacres femmes, alors on n’en est pas encore aux femmes prêtres. Mais un texte vient de sortir du Vatican qui fait partie des incongruités de cette institution, qui dit - c'est une grande libération - que les femmes peuvent lire à la messe ! C'est super ! Là, on se dit :"génial" ! Je ne sais combien de temps ils ont mis pour le pondre... C'est admis depuis longtemps. Les choses avancent, heureusement.

Question :
    Par rapport à la parole. Le dialogue, c'est bien, mais maintenant la parole fuse de partout, et l'on a besoin d'une parole qui a quand même autorité, dans le sens qu'elle dit des choses vraies, qu'elle émane de recherches dans la connaissance, comme il se fait dans les facultés de théologie. Sur des sujets comme les OGM ou le nucléaire, on nous balance des choses contradictoires et l'on ne sait qui écouter, que croire. On a donc quand même besoin d'une autorité, avec une parole vraie.

I. de Gaulmyn :
    Mais comment cette autorité s'exprime-t-elle ? Par exemple, lors de cette malheureuse histoire Lambert, cette personne en état pauci-relationnel, on a vu tous les évêques, les uns après les autres, par tweets ou par communiqués, dire ce qu'ils en pensaient. Mais on s'en fiche de ce qu'ils pensent de ce problème. Je me dis que, s’il y a une parole qui doit s'exprimer, c'est une parole réfléchie, travaillée par des théologiens, des moralistes... Pour qu'existe cette autorité, il faut que cette parole ait été travaillée. Sur la bioéthique, c'est un peu vrai car le Comité national pour la bioéthique ne parle pas tout seul. Il y a eu tout un travail collectif avant. Mais certains évêques disent tout et n'importe quoi. Et plus personne ne les croit. La société dit à l'Eglise : "Stop. Regardez-vous déjà..." et puis cette parole n'est pas authentique. C'est pour ça que la réflexion de madame Revault d'Allonnes disant que l'on a besoin de lieux pour construire cette vérité, de lieux de parole, de débats, est importante. Il est vrai qu'à un moment, il faut bien qu'il y ait quelque chose qui sorte, je suis d'accord. Mais le pire, ce sont les évêques qui tweetent, c'est quand même n'importe quoi. Un évêque en pays de montagne qui fait plein de tweets sur le problème du loup, parce qu'il a pris le parti des éleveurs de moutons... Quelle est son autorité pour parler de ça ? Parce qu'il est évêque ?

Question :
    Je trouve très bien la parole des femmes, mais tout ça, c'est la base de l'Evangile. Et si l'on se remet à lire la Bible, on a toutes les réponses et je crois que, nous les catholiques, on a oublié la Sainte Parole de Dieu, la Sainte Bible. C'est là notre boussole, c'est là qu’on doit mettre en pratique tout ce que Jésus nous a laissé. Nous avons les réponses dans la Bible.

I. de Gaulmyn :
    Je suis d'accord dans le sens où, effectivement, par rapport aux femmes, il suffit de lire l'Evangile pour voir qu'il n'y a qu'elles qui sont restées au pied de la Croix et celles qui ont annoncé la Résurrection, mais en même temps, il faut la travailler, cette Parole-là : il faut la lire ensemble, faire attention à ne pas être dans une interprétation littérale du texte. Mais je suis d'accord : la première Parole, c'est bien celle-là.

Question :
    Je suis d'accord avec vous quand vous dites : "Chaque évêque émet des tweets par-ci, par-là. On est tellement inondé de paroles, c'est tellement dispersé, que cela ne peut pas avoir de poids, de valeur. Si chacun donne son avis plutôt qu'un avis commun, il y a trop de dispersion, cela ne peut pas donner quelque chose de valable.

I. de Gaulmyn :
    C'est intéressant ce que vous dites en parlant d'un avis commun. Il y a aussi quelque chose auquel nous devons réfléchir, c'est la diversité dans l'Eglise. Parce que l'on n'est pas tous d'accord. Sur le "mariage pour tous", on a bien vu qu'il pouvait y avoir des tensions. Comment exprimer cette diversité ? Je ne sais pas bien comment faire, mais sans doute faut-il que nous acceptions de ne pas être tous du même avis. D'ailleurs, on voit bien que tous les évêques ne sont pas tous du même avis. Les catholiques doivent aussi dire leurs dissensions et leurs différences, et ce n'est pas facile. Nous l'avions vu à "La Croix" lors du "mariage pour tous". Certains lecteurs nous ont dit : "Stop. Arrêtez de ne parler que de ça. Moi, je ne suis pas d'accord avec ceux qui défilent, et j'aimerais être entendu". C'est compliqué. A "La Croix", nous sommes un journal, et nous donnons la parole, et il nous semble important d'exprimer cette diversité. Nous avons fait l'expérience, lorsqu'on donne la parole à certains, comme par exemple à une association d'homosexuels catholiques pro-PMA, de prendre une volée de bois vert de la part des évêques, mais aussi de lecteurs qui ne supportaient pas que l'on donne la parole à des gens qui ne pensent pas comme eux. C'est compliqué d'accepter nos diversités et nos différences. La société française est divisée, l'Eglise aussi est divisée. Comment arriver à dire que nous ne sommes pas tous du même avis ? C'est pourquoi il me semble que les évêques prennent aujourd'hui un risque quand ils manifestent pour les émigrés ou pour le mariage pour tous. C'est vrai que l'évêque est là pour l'unité du diocèse, normalement. C'est donc compliqué, un évêque qui prend une position politique trop forte, parce qu'ensuite la moitié de son diocèse peut n'être pas d'accord. C'est un vrai sujet : comment l'Eglise peut-elle s'exprimer à l'extérieur et dire qu'elle n'est pas forcément d'accord. Sur les émigrés, il y a des catholiques qui ne sont pas d'accord avec le pape François. C'est bien de le dire aussi. Après tout, il faut que l'on apprenne à s'écouter et à dire à la société qu'il n'y a pas qu'une parole catholique. Il y a des catholiques. Lorsqu'il y a des élections, on m'invite ensuite pour me demander ce qu'ont voté les catholiques et c'est toujours compliqué de dire que les catholiques sont comme les français, ils sont pluriels. Après, si on peut dire que les catholiques sont plutôt plus à droite que l'ensemble des français, c'est d'abord pour un problème de classe sociale et d'âge. Ce n'est pas parce qu'ils sont catholiques qu'ils votent à droite. On voudrait toujours voir une masse qui pense pareil, mais en fait, ce n'est pas vrai : l'Eglise est très diverse et elle est plurielle.

Question :
    Je suis pasteur évangélique. La difficulté, c'est que, très souvent, les gens attendent de nous une parole qui les déresponsabilise. Je crois que notre rôle, c'est de les mettre en face de ce que dit la Bible, et à eux de faire leur choix. Ce n'est pas à nous de choisir pour eux. Il faut que les gens gardent leur libre arbitre, mais en fonction de ce que dit la Parole de Dieu.

I. de Gaulmyn :
    Je suis bien d'accord. C'est pour cela que cela dépend de nous. Il est tellement facile de se laisser dicter. C'est peut-être très catholique, mais nous avons toujours cette tendance à toujours chercher un gourou, quelqu'un qu'on va écouter. C'est le problème des communautés nouvelles que l'on découvre aujourd'hui, et là où cela a mené : des gens qui se laissent complètement prendre dans un système. On cherche un peu une personnalité forte, et l'on se dit que l'on va pouvoir la suivre. Il faut que nous redevenions nous-mêmes et que nous arrêtions d'être des moutons. Il nous faut vraiment devenir responsables. C'est tellement facile de se laisser dicter les choses.

Question :
    Par rapport à ça, il est vrai que du temps de Jésus, on n'avait pas besoin d'être théologien. Ils étaient pêcheurs, des gens du peuple, ils ont été appelés par Dieu et ont fait de grandes choses. Donc, on n'a pas forcément besoin d'aller chercher quelqu'un, un cardinal, pour nous dicter. Dieu donne.

I. de Gaulmyn :
    Par contre, on n'est pas tout seul. On a sûrement besoin d'un lieu où la parole circule et où on la travaille. On n’est pas tout seul dans un supermarché où l'on prend ce qui nous intéresse. C'est quelque chose qui se fait ensemble. En disant cela, je vais contre la tendance de notre société qui porte à l'individualisme et à l'autonomie. Être dans une Eglise, c'est dire qu'au contraire, le collectif est important. On n'a pas besoin d'un cardinal, mais on a besoin des autres.

Question :
    Il me semble important d'admettre que, dans l'Eglise catholique, il y a quand même une certaine durabilité théologique, mais j'ai l'impression que lorsque certains théologiens prennent la parole et osent formuler certaines choses, pèse toujours sur eux le spectre ou l'épée de Damoclès de l'excommunication et je pense particulièrement à Hans Kung pour certaines positions qu'il a prises. J'ai l'impression que l'Eglise, au niveau théologique, sait faire le ménage, mais que pour les prêtres pédophiles, elle a beaucoup plus de mal.

I. de Gaulmyn :
    Oui, ça évolue, quand même. Déjà, ça évolue pour les théologiens que l'Eglise laisse réfléchir beaucoup plus qu'avant, beaucoup moins sous la peur d'une censure. Pour les prêtres pédophiles, je pense que ça a évolué. Franchement, il ne faut pas méconnaitre l'énorme travail qui se fait depuis 5 ans. Cela a été long mais, vraiment, je pense qu'il y a eu une prise de conscience.
En 2000, l'affaire Pican m'avait beaucoup frappée : Mgr Pican protégeait un prêtre qui avait été assez monstrueux avec plusieurs gamins. Un journaliste de la télévision lui avait demandé s'il allait lui donner la communion et il avait répondu : "Bien sûr". Il pouvait communier, et les divorcés-remariés ne communient pas. Je suis la première à être scandalisée par ça. Mais, je trouve que les choses vont dans le bon sens.

Question :
    Peut-on un peu se détendre ? On parlait du cléricalisme. Je voudrais que vous me donniez votre avis sur cette parole du pape François à propos du cléricalisme ; il dit : "C'est un péché qui se commet à deux, comme le tango. Les prêtres veulent cléricaliser les laïcs, et les laïcs veulent être cléricalisés par facilité".

I. de Gaulmyn :
    Je suis complètement d'accord avec ça. On fait ça à deux, c'est sûr. IL ne faut pas non plus être totalement naïfs ; il y a quand même beaucoup de laïcs qui sont partis de l'Eglise parce qu'ils en ont eu marre, qui ont essayé de prendre la parole, qui ont essayé de faire des choses et qui se sont usés contre un mur clérical, quand même. On est deux, mais il y en a un qui a été plus fort que l'autre.

Question :
    Peut-être peut-on revenir un peu sur cette phrase que vous avez prononcée tout à l'heure : "On continue à réfléchir à des textes qui vont du haut vers le bas". Il y a des choses qui vont dans le "famille et société", entre société civile et évêques, et l'Eglise au sens large. Cela parait très positif, même si souvent les débats sont un peu trop formels, mais il y a aussi comment, localement, des choses peuvent, sur ce domaine-là, se faire. Il y a eu dans ce diocèse une lettre pastorale que je regarde à la fois comme enseignant-chercheur et comme président de la caisse d'allocation familiale : je lis une sorte de résumé de la théologie classique sur le mariage. Mais la réalité familiale dans sa diversité telle qu'elle existe dans les quartiers difficiles du département, celle de la politique de la ville, celle de la multiplicité des modèles familiaux, ne sont pas réellement présentes. La manière dont on pourrait bien voir que l'on vit pas mal dans l'entre-soi, ce sont des choses qui ne sont pas relevées. Et puis cela aboutit à ce que la présentation de la "Bonne Nouvelle" de l'Eglise sur la famille et sur le mariage montre une Eglise qui présente un sommet inaccessible à beaucoup. Ce n'est pas quelque chose d'audible pour la plupart des personnes ici. Quand j'ai vu sortir ce texte, j'étais un peu triste, parce que je me dis que la forme, une écriture de ce type-là à la première personne, ça passe à côté de ce qui aurait été nécessaire pour avoir véritablement un message porteur d'espérance et porteur d'un petit peu de questions qui sont celles auxquelles sont confrontées les familles dans beaucoup d'endroits.

I. de Gaulmyn :
    Je suis d'accord. Et puis l'obsession de l'Eglise pour la famille, alors que Jésus dit : "Ce ne sont pas mes frères qui sont importants d'abord, c'est la fraternité universelle", cette obsession de l'Eglise pour la famille me laisse toujours pantoise parce que, si la famille est importante, il n'y a pas que ça. Durant le Synode sur la famille, il a été important de dire qu'il n'y a pas une famille, mais des familles, des modèles familiaux. Il n'y a pas qu'un modèle. Vous dites que c'est l'entre-soi, mais même dans les milieux bien catholiques et bien bourgeois, les familles peuvent être terribles, on le sait bien. Quand on considère le problème des femmes battues et des féminicides, il n'y a pas eu de parole d'Eglise sur ce sujet, parce que, finalement, on a favorisé le couple et la fidélité. Alors qu'il y a des moments où il vaut mieux ne pas être fidèle et, au contraire, c'est un devoir de quitter son foyer. C'est vrai qu'il n'y a pas qu'un modèle. L'évêque devrait lire le pape François, car c'est quand même ce que le pape François dit. Il est important d'aider les familles, même toute l'émancipation féminine. L'Eglise est passée à côté parce qu'elle défendait son modèle de famille. Ce n'est pas grâce à elle que le divorce a été possible pour les femmes, ce n'est pas grâce à elle que les femmes ont pu avoir le droit d'avoir un chéquier, d'ouvrir un compte. Aujourd’hui, sur les violences conjugales, l'Eglise aurait pu faire des grands textes sur les violences conjugales. Elle n'en a pas fait tant que ça, parce qu'elle est un peu obsédée par ce modèle familial qui peut être terrible. C'est le pire comme le meilleur, la famille.
Il y a eu récemment un texte sur la P.M.A, qui a évité ce biais-là, en disant qu'il peut aussi y avoir des familles avec des homosexuels, avec des enfants heureux, et a plutôt mis l'accent sur le risque de fabrication de toute pièce d'un enfant en choisissant les gamètes. Là encore, je pense que ça évolue, mais ça évolue trop lentement et, surtout, ce qui ne va pas, c'est l'obsession de clercs non mariés pour la famille. Tous les gens mariés savent que ce n'est pas toujours drôle. Et dans le sacrement du mariage, de nous mettre entre époux à l'image de Jésus et de son Eglise !... je ne sais pas si je le referais (ça tombe bien, mon mari n'est pas là...). Je trouve qu'il y a là quelque chose de très théorique, pas du tout la réalité.
Sur les féminicides, cela m'a fait réfléchir parce que je veux bien descendre dans la rue pour défendre un papa et une maman, mais il y a des moments où un papa et une maman, ça se passe très mal ; peut-être faudrait-t-il le dire aussi.

Question : C'est un exemple la famille, mais la forme d'absence de synodalité ou de parole partagée est un trait qui peut exister dans un certain nombre de départements ou diocèses.

I. de Gaulmyn :
    Oui, ça existe de plus en plus, oserais-je dire. C'est peut-être aux laïcs de  réagir, même si c'est compliqué. Il est vrai que l'Eglise de France n'a pas su faire une véritable mise en œuvre du texte sur la famille, comme ont pu le faire d'autres Eglises (en Allemagne, en Argentine, en Irlande, en Angleterre...) parce que les évêques sont trop opposés et ont trop peur. De fait, il y a aujourd'hui des évêques trop flottants, alors que le pape François leur donne une forme de liberté. Cette liberté est compliquée pour eux, parce que c'est tellement plus simple de dire : "Ceux-là, ils sont bons catholiques, et ceux-là, ils sont mauvais catholiques". Et l'on devient une espèce de machine à dire qu'il y a les bons et les mauvais. Pour moi, le danger auquel le pape François nous fait échapper, c'est que l'on était en voie de "salafisation". Je m'explique : toute religion est menacée par ça, de dire qu'il y a les purs et les impurs. Et on allait vers ça parce que, pour des tas de bonnes raisons, Jean-Paul II et Benoit XVI ensuite se sont mis, sur la morale, dans une sorte de corner dont on n'arrivait pas à sortir. Je me souviens d'avoir assisté au Vatican à une conférence de presse homérique de cardinaux du Conseil Pontifical pour la Famille, nous expliquant pourquoi était illégitime la PMA dans un couple hétérosexuel, avec le sperme du mari, bien cadré : ce n'est pas possible parce que, vous comprenez, on prend le sperme comme ça, on le promène et on va jusqu'à la femme. Le vieux cardinal de 75 ans tout en noir vous explique ça, sans se rendre compte que tout ce qu'il dit est ridicule. C'est pharisien, ce n'est pas autre chose. Il ne se rendait même pas compte qu'il était ridicule. Effectivement, il y avait le permis et l'interdit. Possible, pas possible. Voilà. Je pense que le pape François nous redonne de la liberté par rapport à ça, et ça fait peur à des évêques, à des prêtres et à des catholiques. Parce que c'est plus compliqué pour un évêque qui peut dire aujourd'hui : des divorcés-remariés peuvent recommunier... Oh là, là, quelle responsabilité ! Je caricature un peu.

Question :
    Tout à l'heure, vous disiez qu'il faut accepter qu'il y ait divers points de vue des catholiques et qu'ils doivent pouvoir s'exprimer, sauf qu'il y a des points de vue qui ne sont pas catholiques ni chrétiens du tout, qui ne sont pas évangéliques. Sur les migrants, on ne peut pas dire n'importe quoi. Peut-être ont-ils le droit de le dire, mais il faut que quelqu'un puisse dire : "Oui, mais ça, ça n'a rien à voir avec l'Evangile !"

I. de Gaulmyn :
    C'est compliqué de dire comme ça : "Non, ça, c'est pas catholique". Mais, sans doute, faut-il dialoguer, reconnaitre la complexité. Ce n'est pas toujours facile non plus, d'accueillir les migrants. J'habite à Paris le quartier de la Porte de la Chapelle, il y a des jours où c'est un peu dur. Dire qu'il y a des peurs... Nos lecteurs de "La Croix" ont beaucoup plus peur qu'il y a quelques années des migrants et de l'Islam. Vous avez raison, ça n'est pas évangélique, mais peut-être faut-il l'amener dans le dialogue. Ne pas commencer à disqualifier. Je pense qu'il y a vraiment des gens qui souffrent aujourd'hui en France et qui ont peur. Cette peur-là, il faut l'entendre.

Question :
    Pourquoi ont-ils peur ? Je suis dans un bled perdu au milieu des maïs ; des migrants, on n'en voit jamais, et les gens autour de nous ont peur des migrants. Pourquoi ? Ils n'en ont jamais vu, on en n’a pas autour de chez nous. C'est dans nos campagnes qu'on vote Front National parce qu’on a peur des migrants.

I. de Gaulmyn :
    Oui, et d'ailleurs je pense que de ce point de vue-là, il y a eu un vrai mouvement de solidarité dans l'Eglise de France. Parce que, nous les catholiques, quand le pape François nous dit qu'il faut accueillir une famille de migrants (certains ont dit : d'accord pour les migrants, mais catholiques...), nous sommes assez obéissants. Quand on prend la peine de rencontrer les migrants et de parler avec eux, la peur tombe, parce que ce sont des personnes, et c'est ce qui est important. Ce n'est pas qu'en France que l'on remarque cette peur, elle est partout.

    Dans nos campagnes où il n'y a pas de migrant, ça vote plus à l'extrême droite que dans les villes...

I. de Gaulmyn :
    Peut-être justement parce qu'ils ne les rencontrent pas et cela fait peur. Il est sûr que la mondialisation, c'est compliqué. Il faut renoncer à une sorte d'environnement auquel on était habitués depuis plusieurs siècles. On voit bien que les gens ont peur. Je lisais en venant ici un petit article qui disait qu'à Amsterdam, ils ont autorisé une mosquée à faire l'appel à la prière. L'article est bien fait (c'est dans "La Croix") et il explique qu'en fait il existe un certain nombre de villes d'Europe du Nord où il y a cette possibilité-là. Le jour où on dira cela en France... Il faut bien voir que nous sommes en train de changer de monde et que cela est compliqué.

Question :
    Vous parlez beaucoup de parole. Quand je lis les textes des évêques qui se perdent dans les problèmes actuels, je ne vois plus parler de la Bonne Nouvelle. Je ne reçois plus ces textes comme étant des témoignages de "Bonne Nouvelle".


I. de Gaulmyn :
    Oui, et on pourra faire aussi le même constat sur les médias. Il est vrai que les paroles d'espérance sont importantes. Dans la peur, il y a ça aussi. On est parfois avec une Eglise dont les responsables les plus lourds vivent dans un monde menaçant, où tout est horrible, le relativisme, l'individualisme, etc. Ils partent avec le présupposé que le monde est mauvais, alors que tout Vatican II a montré tout l'espoir que l'on peut trouver dans ce monde-là aussi. Il y a peut-être une menace pour l'Eglise aujourd'hui, c'est de se renfermer en disant le monde est mauvais : alors restons entre nous, entre gens biens. Il y a un regard positif sur le monde à avoir, c'est vrai. A "La Croix", on essaie toujours de dire qu'il faut qu'il y ait au moins une bonne nouvelle chaque jour dans le journal. Mais il est vrai que l'on est souvent sur la critique. Tout ce qui vient de la modernité est critiqué, tout ce qui vient de la société est critiqué, alors que ce n'est pas si simple.

Question :
    On a commencé par "Parole et Vérité" et l'on finit par "Dialogue et Vérité". Je me disais : en France, on n'est pas du tout des spécialistes du dialogue social, par contre on parle beaucoup. Il y a des pays d'Europe, plutôt dans le Nord, où ils sont un peu plus spécialistes du dialogue (vous parliez tout à l'heure d'Amsterdam) et je me disais : y a-t-il un lien entre la culture chrétienne et la facilité au dialogue, ou pas ? C'est ma question. Après, je voudrais vous remercier parce que, dans les phrases qui me guident au quotidien, il y a : "Au commencement il y a la Parole, et la Parole était Dieu" et je vais le transformer en :"Au commencement il y a le dialogue, et le dialogue était Dieu". Merci.

I. de Gaulmyn :
    Oui. Je pense qu'en plus, ça peut théologiquement tout à fait se traduire comme ça. Paul VI a fait là-dessus un beau texte sur l'Eglise dialoguante. Quant au dialogue social, on dit beaucoup que, dans le protestantisme, on sait mieux parler que dans les pays catholiques. En plus, je pense qu'en France il n'y a pas que le problème du catholicisme ; nous avons été marqués par la Révolution Française. Pour avoir vécu en Italie, qui est quand même très catholique, on est plus dans la nuance. Chez nous, il y a toujours les noirs et les blancs, on divise toujours notre société en deux, et on a du mal à dialoguer. C'est un autre sujet, mais ce qui est en train de se faire aujourd'hui sur la Convention sur l'écologie, c'est quelque chose d'intéressant. On voit bien que dans notre démocratie, on a besoin de trouver des nouvelles manières pour que ce dialogue marche. En fait, on ne peut plus dire aux gens, lorsqu'on est en haut : "Vous protestez, mais en fait vous ne comprenez pas ; vous protestez parce que vous êtes bêtes". C'est ce qui se passe aujourd'hui pour les grèves et le dialogue social. C'est très compliqué et il faut beaucoup expliquer ; sans doute faut-il avoir des manières de discuter autrement. Il y a un très beau texte de Ricœur, qui a été republié dans la revue "Esprit" il y a peu de temps, qui explique que l'on est sorti du théologico-politique. On a une structure en Occident où le pouvoir tenait sa légitimité de sa religion, ce qui arrangeait tout le monde, et on est resté sur cette idée-là, sauf qu'il n'y a plus de religion. Avec le pouvoir qui vient d'en haut comme autrefois, le prince allait voir le pape pour qu'il confirme son pouvoir. Et Ricœur, qui est protestant, explique qu'aujourd'hui on ne peut plus fonctionner comme ça, et que l'on a besoin de structures qui fassent de l'horizontalité dans une société qui ne peut plus être uniquement verticale. Pour lui, les communautés chrétiennes sont un lieu d'horizontalité. On en est encore tout à fait là, mais quand même. Peut-être que cette histoire de dialogue pourrait être quelque chose que les chrétiens en France pourraient promouvoir, et je pense qu'ils le promeuvent assez souvent. Lorsqu'on discute pour "La Croix" avec des politiques, ils disent : "Heureusement que les chrétiens sont là, cela a permis aux choses de mieux se passer, etc...". Je pense, malgré toutes les critiques que j'ai faites, que les chrétiens peuvent rendre ce service à la société de favoriser le dialogue et d'être des lieux de dialogue. En tout cas, ce serait un bel objectif, me semble-t-il.

Question :
    Je vous ai sentie un peu rebelle et cassant un peu les tables. Est-ce que la nouvelle formule de "La Croix" du samedi-dimanche casse aussi un peu les tables ? On la sent différente. Comment expliquez-vous ça ?

I. de Gaulmyn :
    C'est ce que l'on appelle "La Croix L'Hebdo" que l'on a lancé début octobre et que tous les abonnés de "La Croix" reçoivent à la place de samedi-dimanche, sachant que l'on a mis la partie religieuse de samedi-dimanche le vendredi. Effectivement, un des constats que nous avons fait, c'est que les plus jeunes ne lisent plus de quotidien. Ils sont beaucoup sur le web. N'existe-t-il pas un moyen d'avoir quand même un vrai lien physique avec un hebdomadaire ?  L’idée était d'avoir quelque chose de complémentaire, pour des gens qui n'étaient que sur le web, parce qu'il y a un lien de fidélité à entretenir, etc... Peut-être, dans 5 ans, il n'y aura plus de quotidien "La Croix", peut-être non plus de "Monde", etc... Aujourd'hui, on ne peut s'en passer, c'est encore comme ça que l'on gagne de l'argent, mais c'est de moins en moins vrai, parce que les gens n'achètent plus de quotidien papier, ils le lisent sur leur tablette ou sur leur smartphone. Le deuxième constat, c'est que nous pensons qu'il y a beaucoup de gens aujourd'hui, peut-être même plus qu'autrefois, qui sont intéressés, stimulés, éveillés, par ce que nous avons appelé une "perspective chrétienne". Il nous semble  qu'il y a une demande de nourriture qui se situe dans cette perspective-là, mais que cela ne peut plus passer comme autrefois dans "La Croix" par : raconter l'institution ecclésiale. Il y a des gens intéressés, mais qui ne peuvent pas entrer dans une perspective chrétienne par l'Eglise. Parce que cela ne les intéresse pas, ce n'est pas leur culture, et quand ils commencent à voir : "Le diocèse a lancé une lettre pastorale sur la famille"... ça y est, ils ont déjà décroché.
Comment peut-on dire, parce qu'on est chrétien et l'on ne s'en cache pas ("La Croix"), comment peut-on arriver à intéresser ces gens-là, sans être dans quelque chose de trop institutionnel au niveau de la religion ? Ce n’est peut-être pas forcément rebelle, mais c'est peut-être plus pour élargir, tout en restant profondément chrétien, dans une nouvelle manière de proposer le christianisme. Nous sommes beaucoup allés voir des parents scouts, des parents d'écoles catholiques, les parents qui ont abonné leurs enfants à "Popi", "Pomme d'Api", "Okapi", etc... Tous ces gens-là ne sont pas opposés au christianisme, sans doute moins qu'il y a quelques dizaines d'années où il y avait une opposition frontale. C'est plus une forme d'indifférence, ou alors une curiosité vite découragée : "On ne comprend rien à vos histoires..." Un peu comme si on était dans une boite Tupperware et qu'on n’arrive pas à en sortir. Voilà, c'était ça aussi, d'essayer de présenter la perspective chrétienne dans un hebdomadaire qui transpire le christianisme, mais qui ne le formalise pas dans un langage d'Eglise. Bien sûr, certains disent :"Vous n'êtes plus catholiques ; "La Croix" n'est plus catholique...". D'autres nous trouvent encore trop catholiques. En tout cas, ce que, moi, je sens, c'est que, vraiment aujourd'hui, nous sommes dans une société qui est très en demande. Il n'y a pas que le bouddhisme…
Il faut que l'on soit capables de voir qu'il y a des réponses dans le christianisme : il y un dialogue à faire, des choses à dire aussi. Il n'y a pas que la caricature que l'on en fait souvent. On a vu ce qui s'était passé avec Notre Dame, c'est incroyable. Je suis passée un samedi soir dans une émission hyper-people effrayante, parce qu'ils voulaient absolument une journaliste catholique pour parler de Notre Dame, et tout le monde de dire : "Vraiment, on pense bien à vous", comme si c'était une partie de la France qui partait. Je pense qu'il existe un véritable intérêt aujourd'hui pour le christianisme en général, diffus. On intéresse. En tout cas, il n'y a plus de franche hostilité. Elle existe toujours, mais elle est réduite. Comment aller parler à des gens qui n'ont aucune culture chrétienne ? car c'est ça le problème. On est maintenant avec des générations qui n'ont aucune culture catholique. Il faut trouver un moyen de leur parler, de dire qu'il y a dans le christianisme des sources et des ressources. Je pense que, si dans 15 ans, la pensée chrétienne n'existe plus dans le paysage de l'actualité française, ce sera dramatique. On n'en est pas encore là. Je demeure assez optimiste : je trouve qu'aujourd'hui on est bien reçus, que ça intéresse les gens. Il y a quelque chose. Il y a aussi l'Islam qui, du coup, non seulement fait peur, mais titille. OK, il y a le Ramadan, mais pour nous c'est quoi ? le Carême, c'est quoi la différence ? Il y a vraiment un intérêt. C'est pour ça qu'il faut qu'on y arrive. Le pape François est super. A la télé, une présentatrice me dit : c'est formidable, le pape a dit quelque chose de super : "Tu dois aimer ton frère comme toi-même". Je lui réponds que c'est très bien, qu'il ne fait que dire l'Evangile. Mais il le dit d'une manière très simple. Et je crois qu'il faut que nous arrivions à faire ça, à parler plus simplement.