L'Evangile, une parole à haut risque

conférence de Bernard DEVERT

 

 

          Le sujet de ce soir, c'est : "L'Evangile, une parole à haut risque". C'est une invitation à s'interroger sur les risques que nous prenons, ou bien il n'y a pas cohérence entre la foi proclamée et ce que nous vivons au nom de la Foi. J'étais hier à Lille, dans le cadre des Semaines sociales de France dont le thème était : "Refaire société". Quels sont les risques que nous pouvons prendre pour refaire, et peut-être d'abord défaire des situations déshumanisantes, difficiles, et prendre en compte l'enfer que vivent un certain nombre de nos contemporains, très souvent dans une grande indifférence.
      Je partirai de la question du logement. Depuis 70 ans, on l’évoque constamment et, notamment l'hiver, pour dire que cela ne peut pas continuer comme ça. Et rien ne change puisque, années après années, les situations sont toujours aussi difficiles. Naturellement, ce soir, on ne propose surtout pas de geindre, nous ne sommes pas devant un mur des lamentations, on est là précisément, si ce n'est pour faire tomber des murs, du moins pour les lézarder et faire tomber les murailles de l'indifférence. Vous avez évoqué le fait que j'ai été promoteur - à tout péché miséricorde - ; je ne sais si mon parcours est une conversion, mais c'est une invitation à se poser la question : "Comment bâtir autrement ?". Ce mot "autrement" me semble un leitmotiv de la soirée. Changer, susciter un autrement est bien l'action d'Habitat et Humanisme. C'est une aventure, qui est aussi une ouverture vers l'autre, vers ceux-là mêmes qui sont les oubliés, les rejetés de la société. En 35 ans (cela fera 35 ans au mois d'avril), nous avons logé un peu plus de 35 000 personnes, familles en grande difficulté. Nous ne les avons jamais logées dans des quartiers difficiles, mais toujours dans des quartiers dans lesquels ils n'imaginaient jamais pouvoir habiter. Parmi les populations riches, nous ne nous sommes pas fait que des amis... on s'est créé beaucoup d'inimitié, mais aussi des amis bien évidemment. Pour arriver à bâtir ce projet - je dis que c'est un laboratoire-, une des questions sera peut-être de se dire : comment pouvons-nous changer d'échelle ? pour être davantage là, là où des hommes souffrent, là où des personnes entendent :"Il n'y a pas de place". On sait que, dans quelques semaines, on entendra aussi dans l'Evangile : "Il n'y avait pas de place". Le Christ a pris beaucoup de risques, et l'on sait comment cela s'est terminé. Un des drames pouvant expliquer les difficultés pour certains d'entrer dans la Foi, c'est que l'on a trop présenté Dieu comme l'omnipotens, le tout-puissant, alors que Dieu est un pauvre. On a présenté parfois Dieu comme un dieu menaçant, alors que c'est Dieu qui est menaçé. Mathieu (ch.25) rappelle où se situe le Seigneur : Il est là où les situations sont les plus difficiles : "J'étais en prison, j'étais malade, j'avais faim, j'avais soif, j'étais nu..." C'est peut-être aussi une invitation, pour vous comme pour moi, à se demander comment nous sommes proches de ceux-là mêmes qui sont les plus vulnérables de notre société ; et le Seigneur s'identifie à chacun d'entre eux. Bernanos dit très justement que les pauvres ont le secret de l'Espérance. Ils ont le secret de l'Espérance, alors même que leur horizon est le plus fermé, que ces personnes sont en situation de ghettoïsation - et ne me parlez pas de ghetto de riches, ça n'existe pas un ghetto de riches, car la définition du ghetto, c'est précisément un lieu dont on ne sort pas, où l'on ne s'en sort pas -. Nous découvrons ces hommes et ces femmes qui sont en situation de très grande difficulté et qui ont intérieurement une belle ouverture, de celle à partir de laquelle ils nous permettent aussi peut-être de nous ouvrir. Le risque de l'Evangile est sûrement dans cette perspective.
     Habitat et Humanisme, c'est une recherche de réconciliation entre l'humain et l'urbain, et Dieu n'est jamais étranger à ce qui est humain. C'est même le mystère de l'Incarnation : Dieu se fait homme. Et quel homme ! Nous ne le trouvons pas dans les allées du pouvoir, et lorsqu'il sera à proximité du pouvoir, c'est pour entendre sa condamnation.
Il ne s'agit pas simplement de voir les fractures, mais de se demander ce que nous pouvons changer. L'autre intuition d'Habitat et Humanisme -nous sommes là dans une approche de laboratoire- c'est d'essayer de susciter, d'ouvrir une économie qui soit plus solidaire, une économie qui invite à se demander quel sens a cette activité économique, et il y a là quelques raisons d'Espérance. J'étais hier à ces Semaines sociales et il y avait quelques étudiants à la recherche de sens : comment allons-nous, nous qui seront demain impliqués dans la société, faire bouger cette société ? Ils parlaient de faire bouger des lignes. Nous sommes bien là au cœur d'une conversion : changer, pas simplement pour soi-même, mais aussi faire changer. Le Salut n'est jamais un salut individuel (rappelons-nous la prière eucharistique), c'est de pouvoir former un seul corps. Donc de travailler vers une unité, celle-là même qui faisait dire à Teilhard de Chardin : "tout ce qui monte converge". Tout ce travail pour, reprenant les mots de Zundel :"passer de ce monde préfabriqué à la relation de personnes",  pour ne pas rester un individu. Nous sommes, les uns et les autres, entre cette capacité d'autonomie, d'indépendance, et cette dépendance qui nous conduit à avoir besoin de l'autre. Quelle chance d'avoir besoin de l'autre ! L'individu, précisément, c'est celui qui, dans ses illusions de puissance, pense qu'il peut se passer de l'autre. Et s'il n'a pas besoin de l'autre, il n'y a pas d'échange. Toute la Foi, toute cette relation avec le Seigneur, c'est d'abord le Seigneur qui prend l'initiative de venir échanger avec nous : ça porte même le nom de la prière. Mais alors, la prière, ce n’est pas des mots convenus ! L'échange, ça ne doit pas simplement être des mots sans dimension, sans force. La prière, c'est une relation à partir de laquelle on se nourrit, et grâce à laquelle on peut parvenir à des formes de transformation.
    Je crois que le premier risque à prendre, c'est de s'éveiller à cette relation. La Foi nous invite à être homme et femme du risque. La première relation - Habitat et Humanisme ne s'est construit qu'à travers des relations- a été à travers un vieil immeuble d'un quartier en pleine transformation sociale. L'immeuble était sous le coup d'un arrêté de péril, habité par des personnes du quart-monde et quelques personnes âgées en situation de dépendance. La société se porte acquéreur de cet immeuble, pour le démolir et le reconstruire. Le but premier de la démarche était de trouver un logement décent pour une personne qui n'avait pas de logement décent. Il n'était pas décent à travers mon regard de riche, même si j'ai vu ma mère compter les pièces de monnaie pour pouvoir acheter le pain en fin de mois : donc je sais aussi ce qu'est une certaine pauvreté, et cela m'a profondément marqué. Je cherche un appartement pour une dame âgée dépendante, et voici qu'elle fait une tentative de suicide. Les voisins m'appellent, je vais à l'hôpital, les médecins me disent d'entrer dans sa chambre, et je lui dis : " Mais, Madame, vous saviez bien..." - "Bien sûr, que je savais, mais il y a une chose que vous, vous ne saviez pas, ou vous ne vouliez pas savoir… Vous savez bien que j’ai perdu mon mari, que je n’ai pas d’enfant, que je suis seule, que je suis dans ce quartier depuis plus de 60 ans. Vous m’offrez un appartement avec tout le confort. Et alors... Quelle sera demain ma vie si j'habite ce logement, puisque j'aurai alors perdu toute relation ?" Comme le propos est juste ! A partir de cette rencontre, je suis sorti de l'hôpital, d'une certaine façon guéri. A partir de ces regards personnels, il nous faut apprendre à rencontrer l'autre, pour que l'autre puisse aussi, à travers sa parole, cette parole qu'il partage, découvrir qu'il compte. Oui, que l'autre compte. Lorsque l'on s'inscrit dans cette perspective, en tout cas que l'on essaye, ça conduit à prendre des risques et cela suscite un acte de bâtir, de construire autrement. C'est là que j'ai vendu ma société de promotion qui s'appelait Innovation et construction. L'innovation technique, j'étais capable d'en faire, mais il y avait ce projet de faire de l'innovation sociale, et je l'ai transformée en une association qui est devenue "Habitat et Humanisme". "Habitat et Humanisme", c'est aussi un coup de chapeau au père Louis Joseph Lebret, dominicain qui, pendant la guerre, avait créé "Economie et humanisme". Mes maitres ont été des universitaires ou des personnes engagées dans l'économie humaniste. Il a alors fallu que l'on ouvre des portes fermées, verrouillées. On s'est vu reprocher beaucoup de choses ; on nous a dit : "Pourquoi vous portez-vous acquéreurs de logements dans des quartiers aisés ? Avec ce même argent, vous pourriez loger deux ou trois fois plus de personnes. La question de la mixité, de la diversité sociale, ne présente pas d'urgence. L'urgence, c'est d'abord de loger, de loger encore, de loger toujours ; la question de la mixité est secondaire". Eh bien, non ! Nous considérons que, précisément, la qualité du logement est essentielle, à la fois pour le foyer qui va y habiter, parce que soudain il accède à ce lieu auquel il n'aurait jamais pensé, et pour les personnes voisines de ce quartier qui peuvent, elles aussi, faire une rencontre. Et ce sont ces rencontres qui nous changent.

 

               Toute la question est celle de l'acceptabilité de l'autre. On voit bien que notre société est assez fermée au regard de cette acceptabilité. Et ce ne sont pas les discours qui vont permettre de rentrer dans cette acceptabilité. C'est cette relation un peu concrète. Je vais vous donner trois exemples :
     - Je pense au quartier Notre -Dame, un quartier chic de Versailles, où une communauté religieuse possédait une maison de retraite qui n'était plus aux normes et qui devait être fermée. Elle nous avait confié deux autres maisons de retraite que nous avions pu remettre en situation de fonctionnement. Nous leur avons dit de faire l'effort financier de remise en état des deux maisons, mais nous leur avons demandé de nous confier, dans le cadre d'un bail emphytéotique, la maison de Versailles. La communauté des sœurs a été très ouverte, un peu moins le diocèse, au point que Etienne Pinte, alors député-maire de Versailles, m'avait dit : "Cela va être difficile, mais venez présenter votre projet à la mairie". J'ai donc présenté le projet en présence du maire, de la déléguée et de la chargée de l'urbanisme et de l'habitat, et ces deux personnes se sont écriées : "Ce n'est pas possible... On ne va pas repasser". Et le maire de dire : "On ne s'est pas compris. Je ne me suis pas fait élire pour repasser, mais pour faire passer des projets". Cette opération a aujourd'hui 14, 15 ans. Il y a eu une opposition extrêmement forte, presque un blocage, puis au fil des années les choses se sont modifiées. Nous avions créé des tables d'hôtes, toujours pour la relation, et les riverains venaient, une fois par mois, peu nombreux au début, puis plus nombreux. Ils apportaient le repas, et il y a eu un vrai partage. Si, aujourd'hui, il fallait fermer cette maison - heureusement, ce n'est pas d'actualité-, il y aurait une forme de tristesse. Dans ce quartier, il y avait un grand chef d'entreprise, polytechnicien, auquel j'ai proposé de rejoindre notre conseil d'administration. Il m'a dit : "Surtout pas. Toute ma vie, j'ai été un "sachant". Pour la première fois de ma vie, je me mets à apprendre. Je me suis mis à l'école de ces personnes logées, et je découvre ce que jusqu'alors je n'avais jamais découvert". Vous voyez combien, à partir de la rencontre, on va susciter une acceptabilité de l'autre. Retenons ce mot de l'acceptabilité parce qu'il me semble important dans une société qui reste fermée.
     - Deuxième exemple, à partir d'une opération lyonnaise, à côté du parc de la Tête d'Or. C'était presque jouer de la provocation de construire un immeuble, marqué par une grande mixité sociale. Nous avons vendu un certain nombre de logements et le bénéfice de cette opération de promotion a permis de baisser le prix des logements à vocation sociale, et de rendre possible cette destination. Nous avions la chance d'avoir une petite communauté de religieuses Franciscaines. L'opération a duré 5 ans, du fait de procès sur procès. Certains disaient : "Les barbares arrivent, les barbares arrivent, il faut vendre". Aujourd'hui, il n'y a pas de barbares, il n'y a que des hommes et des femmes. Tous les dimanches soirs, dans la chapelle, j'assure une célébration eucharistique, avec des gens de milieux extrêmement différents, et cela donne une vraie richesse à la célébration, un Evangile qui est risqué. Bien sûr, certains ont acheté des logements parce que c'était très bien placé, ils n'avaient que faire de la mixité, mais quand même, progressivement, il y a une ouverture.
     - Il y a aussi une opération avec des Roms, qui étaient depuis des années sur un bidonville, sur un grand centre, un passage, un périphérique. Il y avait là une centaine d'enfants et, tout en disant que c'était insupportable, tout le monde le supportait bien. Quelqu'un de la préfecture nous a demandé de les accompagner. Le président du conseil départemental nous a dit : "Si vous vous occupez de cette opération, nous ne travaillerons plus avec Habitat et Humanisme - Rhône". Nous avons pris le risque de nous passer de cette aide, pourtant importante pour l'association, mais il nous a semblé qu'il y avait là un enjeu éthique. L'éthique n'est pas une morale ni un jugement, c'est toujours un éveil, un réveil. On se réveille un peu à l'autre qui, en l'occurrence, vit véritablement autrement : des gosses de 5 ou 6 ans qui n'avaient jamais été scolarisés, qui vivaient une situation présente insupportable. Non seulement le présent était difficile, mais leur avenir était compromis. Comment supporter de telles injustices ? Il nous faut entendre les Béatitudes : "Heureux les artisans de justice". Il s'agit alors de faire advenir des situations de plus grande justice, et cela doit conduire à dire non. Non précisément à ces doubles peines : présent difficile et avenir compromis. Avec la préfecture, on a trouvé deux lieux pour accueillir ces familles. Ni l'enseignement public, ni l'enseignement privé n'a voulu accueillir ces enfants. On n'a pas voulu engager une procédure - la loi exige que les enfants soient scolarisés-, parce que ces enfants étaient dans des situations tellement difficiles que leur intégration scolaire eut été difficile. Il y a donc eu des cours directement dans les deux villages d'insertion, réalisés avec des professeurs de FLE (Français Langue Etrangère) qui venaient apprendre le français aux enfants, mais aussi, dans d'autres classes, aux parents. Au bout de 18 mois, on est parvenu à répartir 90 gosses sur 6 communes, pour qu'ils soient scolarisés. Au début, il a fallu mettre les CRS pour protéger les Roms. Il y a eu des tentatives de rejet, et même un début d'incendie dans ce centre. Il a donc fallu tout un temps de protection. Aucune acceptabilité, avec des regards fermés. Quand les regards sont fermés, ne demandons pas à ceux qui sont en situation d'extrême vulnérabilité d'ouvrir leur regard. Tout était bloqué. Finalement, avec un certain nombre de personnes qui n'admettaient pas de rester dans ce type de blocage, qui ont aidé sur le plan de la langue, qui ont donné des livres et des BD aux enfants qui les jetaient... la situation a évolué. Quatre ans après, tous ces gosses savent lire et lisent. Et, naturellement, le regard a changé par rapport à cette communauté. Une acceptabilité plus grande s'est opérée. Et l'acte de bâtir, c'est un acte à partir duquel on peut, soit fermer cette acceptabilité, rester dans l'entre-soi, ou bien prendre le risque de connaitre des difficultés, d'être mal jugé, d'apparaitre comme étant ceux qui font une place aux "barbares". Mais au fil du temps, finalement, il y a cette ouverture. Cette ouverture est essentielle, car il y a dans cette société fermée une grande souffrance. Vous savez qu'avec la métropolisation le prix des logements augmente : augmentation annuelle de 11% à Bordeaux, Lyon 9%, Nice autant, etc... Ce phénomène de métropolisation conduit à une dévitalisation des petites villes et des villes moyennes ainsi que des zones rurales. Quant aux grandes villes... Lanza del Vasto disait : "Grande ville, où est ta beauté ?" On fait croire que la beauté des grandes villes réside dans le fait que tout y serait permis. En fait, au lieu de "tout permis", il s'agit de captivité pour les personnes les plus pauvres. Cela doit nous interroger sur la manière de créer une mixité sociale, et il y a urgence. Cela représente des coûts de plus en plus importants : il y a 35 ans, lorsque nous avons commencé, il fallait 5% de fonds propres pour réaliser une opération à vocation sociale ; aujourd'hui Habitat et Humanisme doit mettre plus de 30% pour créer ce même type de logements dans des quartiers qui n'ont pas de destination sociale. Le logement est aussi très important par rapport à l'école, et sans doute travaille-t-on moins pour les adultes que pour les enfants à qui l'on permet d'avoir une scolarité et de développer leurs talents.

    L’accompagnement d'une personne, c'est réveiller les talents. Puisque l'on parle de l'Evangile et des  textes bibliques, l'homme est créé à l'image de Dieu. Si l'on y croit vraiment, si cette anthropologie est la nôtre, il y a bien un éclat de Dieu dans chaque être. On ne le voit pas toujours, mais lorsqu'on s'éveille à une ouverture, eh bien, il y a un autre regard possible : c'est le fameux baiser au lépreux de François d'Assise. Jamais le jeune homme riche, François, aurait pensé qu'un jour ce baiser au lépreux l'aurait conduit à une telle conversion, à un tel changement. Ce problème de l'acceptabilité rejoint d'ailleurs l'Evangile du jeune homme riche : le jeune homme riche se dit : "Je crois, je tiens le Décalogue, mais je n'ai pas de joie". Et Jésus va lui dire : "Une seule chose te manque, c'est d'accepter de manquer". Accepter de manquer. A partir du moment où il y a un vrai partage, où on ne partage pas seulement des miettes, alors il y a quelque chose qui va pouvoir nous manquer, mais c'est ce manque-là qui va nous permettre de comprendre ceux-là mêmes à qui, trop souvent, sur le plan matériel, sur le plan de la culture, tout manque. Tout manque, sauf l'approche de l'Espérance comme le soulignait le fondateur d'ATD Quart Monde. Il y a là un risque à prendre, absolument.

 

          Comme effet de levier, il nous faut travailler sur deux choses : d’une part sur l'accompagnement des personnes, pour qu'elles nous apprennent quelque chose. Il nous manque quelque chose. La personne pauvre a une richesse que je n'ai pas. Il faut que nous puissions la partager, et ce partage ne peut se faire avec des livres ; il va se faire au cœur de rencontres. C'était très bien exprimé par le président de la République lorsqu'en septembre 201 il a présenté le plan de lutte contre la pauvreté : il avait une expression assez juste en disant que l'on ne croit pas qu'un enfant pauvre puisse devenir Mozart. Reprenant le titre du livre de Gilbert Cesbron, il disait : "On assassine Mozart". Au fond, il y a un urbanisme qui est meurtrier, et le mot n'est pas trop fort, meurtrier de l'humain. J'avais alors écrit au président de la République, lui disant que sa réflexion était juste, mais qu’il fallait alors faire en sorte de casser ces quartiers et permettre qu'il y ait aussi une ouverture, une approche de la diversité. Il n'y a pas aujourd'hui de réponse. Il y a un urbanisme qui assassine l'espoir. Après 35 ans d'existence, je me dis que ce qui a été le plus important pour Habitat et Humanisme, outre la joie de ces familles qui ont pu trouver un logement, c'est qu'un enfant puisse dire à sa maman : "Maman, j'ai une chambre !". Vous vous rendez compte que cet espace, c'est son espace de liberté, son espace de vie, c'est l’espace où l'enfant va se construire. Et combien de logements ne permettent pas cela. Le 9 novembre, vers 10h du soir, on m'appelle en me disant qu'une famille vivait dans un logement fait de cartons et de plastiques. J'ai été très marqué parce qu'il y avait une élégante jeune femme musulmane avec un voile, qui était là pour les aider, avec une grande intelligence de la situation. Il y avait aussi un homme un peu plus âgé qui habitait l'immeuble qui surplombait l'abri précaire. C'étaient des veilleurs. Une autre famille est arrivée en invectivant : "Que les clochards partent. Il y en a assez de ces clochards !". Ils ne demandaient qu'une chose, bien sûr, c'était de s'en sortir, de se sortir de là. Ces situations-là, finalement, on les tolère. Il y a 150 000 personnes en France qui n'ont pas de logement, sur une population de 66 millions d'habitants. On ne me fera pas croire qu'on ne peut pas trouver une réponse pour 150 000 personnes. On dit alors : "Oui, mais si on les loge, il y aura d'autres personnes qui vont arriver". Il est sûr qu'avec ce type de raisonnement, ne faisons rien. Quel drame, et quelle déshumanisation !
     Nous essayons de nous mobiliser pour que des familles qui n'ont pas de logement puissent en trouver. Il y a là une véritable urgence. Je vais parler d’une opération qui me semble intéressante. J'en parle d'autant plus librement que la réussite de cette opération tient surtout aux étudiants et aux jeunes actifs qui la rendent possible : c'était un projet, qui date maintenant de quatre ans, sur les anciennes prisons de Lyon, symboliques de l'enfermement (Victor Hugo disait : "Ouvrez des écoles, et vous fermerez des prisons"). Une belle université, la Catho de Lyon, a quitté la Place Bellecourt, lieu très central, et elle est venue, après une importante réalisation, dans ce passage de ce lieu de l'enfermement vers ce qui est devenu un lieu d'ouverture par la culture. Dans ce projet, l'Université et la préfecture nous ont demandé d'intervenir pour participer à une ouverture dans le sens de la solidarité. On connait les difficultés qu'ont les étudiants : cet étudiant lyonnais qui s'est immolé. Il y a beaucoup de désespérance dans ces lieux que sont ces résidences pour étudiants, comme dans les résidences pour personnes âgées : on met les gens "en retrait", autant dire que vous êtes à part. Le risque à prendre, c'est de faire en sorte qu'il y ait une participation de tous à la ville. C'est le vrai sujet. Nous avons dit : "Oui, on va construire". C'est une opération importante, une résidence qui concerne 140 logements, pour laquelle nous avons demandé aux étudiants s'ils acceptaient d'accueillir des personnes sortant de l'hôpital. Ils se sont dits prêts à  jouer le jeu. Nous avons trouvé 100 étudiants, plus 30 logements pour ces personnes qui sortent en général des urgences des hôpitaux. Martine, âgée d'un peu plus de 65 ans, est depuis 15 ans dans la rue, et les urgences de l'hôpital l'ont rencontrée souvent. Grâce à cette opération, l'assistante sociale de l'hôpital nous a demandé si nous pouvions l'accueillir. Elle a été accueillie, accueillie par une jeune femme, brillante étudiante en biologie, avec une vraie ouverture. Au bout de cinq mois, Martine a dit aux étudiants : "Pour la première fois de ma vie, on s'est occupé de moi parce que j'étais moi". Elle n'était plus un objet, mais un sujet, et un sujet de relation. Les étudiants nous ont écrit que "sur ce site universitaire, s'est créé, avec le concours de tous et leur propre concours, une école d'humanité, et que cette école d'humanité le restera tant que nos professeurs seront ceux-là mêmes qu'on accueille". On retrouve ici les mots de Saint Vincent de Paul : "Les pauvres, nos maitres". Qu'à 20 ans on puisse avoir une telle expression, une telle ouverture, cela donne bien des raisons d'espérer. Par rapport à ce projet, certains ont dit : "Ce n'est pas possible, c'est une utopie". Victor Hugo disait que l'utopie est la vérité de demain. Il ne faut pas rester sur des vérités de demain, il faut faire en sorte qu'il y ait la vérité d'aujourd'hui. Et la vérité d'aujourd'hui, c'est de s'ouvrir à cet autrement, c'est prendre ce risque de changement.
     D’autre part, il faut travailler sur le changement. Ce changement, et il s'agit d'une vérité essentielle qui n'est pas prise en compte par les croyants, c'est l'économie solidaire. Jamais, dans l'histoire, l'épargne n'a été si peu rémunérée. On parle même d'intérêt négatif pour les banques. Et pourtant, avec cette épargne considérable, si elle se mobilisait aujourd'hui sur de la solidarité, nous changerions la donne, nous susciterions un autre monde. Qu'est-ce qui bloque ? Pourquoi ne prend-on pas ces risques ? C'est d'ailleurs un risque très limité : puisque nous construisons dans des quartiers un peu privilégiés, la valeur vénale du bien augmente. Sur le plan économique, c'est une sécurité, et sur le plan social, c'est permettre à des personnes d'accéder à des lieux où jamais ils ne pensaient pouvoir habiter. Quand On sait qu'aujourd'hui les contrats d'assurance-vie, placement préféré des Français, représentent 1 800 milliards d'euros. Vous voyez qu'en investissant simplement une poche dans la solidarité de 5% de 1 800 milliards, vous changez la donne. Aujourd'hui, cette économie solidaire est essentiellement portée par les salariés d'entreprises : un million de salariés d'entreprises, à travers ce que l'on appelle l'épargne salariale solidaire. Cette  épargne salariale solidaire est relativement importante. Il n'y a que 10% de cette épargne qui s'investit dans la solidarité, ce qui représente actuellement en France environ 15 milliards d'euros. Pour le patrimoine circulant des Français (hors logement), cela représente 0,27% du patrimoine. Cela vaudrait la peine, en parlant de risque, qu'il y ait une mobilisation, non pas seulement pour Habitat et Humanisme. La cause qui doit être entendue, le risque à prendre, c'est que la solidarité de la finance puisse s'appliquer. Certains changements sont en train de s'opérer, avec l'article 1832 du code civil, avec la loi PACTE. Cette loi prévoit que dans l'entreprise-mission, on se réunit non pour se répartir les dividendes, mais pour faire en sorte que la richesse de l'entreprise puisse aller vers ceux-là mêmes qui sont en grande difficulté. Une grande opération qui vient de commencer s'appelle "l'Entreprise des possibles". On voit là des ouvertures. Il y a quelques années, à HEC, les étudiants se pressaient vers les chaires de la finance ; aujourd'hui il y a une chaire intitulée "Entreprise et pauvreté" qui intéresse un certain nombre d'étudiants, et pas des plus médiocres. Comment faire en sorte que l'activité économique ait une destination qui ne soit pas simplement une destination où ceux qui gagnent gagnent toujours plus, mais pour qu'il y ait une meilleure répartition des richesses. Il est remarquable que le monde de l'entreprise commence à s'intéresser à cet engagement.
    Je voudrais vous laisser un très beau poème, le psaume 121 : "Jérusalem, te voici dans tes murs : ville où tout ensemble ne fait qu’un ! " La ville, c'est l'agora, un lieu où l'on ne fait qu'un. Souvenons-nous aussi de ce que dit le pape François dans Laudato si: Qu'elles sont belles ces villes, où l'on travaille à l'accueil de l'autre. Le psaume 121 me parle : il suffit de peu pour que le soleil naisse sur un lit de feuilles jaunies. Là-bas, dans la cendre des nuages, la fragilité du monde devient si précieuse que Dieu marche pieds nus pour ne pas le briser. Et quand nous reconnaissons enfin ses pas, son dos s'est vouté dans les montagnes, et je m'étonne alors de tant de clarté après son passage. Ce passage, cette Pâques, ne nous invite-t-elle pas aussi à devenir des passeurs de justice ? Et on ne peut le devenir qu'en prenant des risques. Merci pour votre écoute.