Denis VIGNES - Ingénieur, Paysan-Boulanger

Denis VIGNES, ingénieur, paysan-boulanger
Denis VIGNES, ingénieur, paysan-boulanger

 

     Je remercie le Narthex de son invitation, même si dans mon cas l'exercice est très narcissique de développer mon parcours. Je comprends que cela puisse développer une certaine originalité puisque, comme cela a été expliqué, je viens de l'industrie à Toulouse, j'étais ingénieur en informatique à Airbus, et aujourd'hui je fais du pain bio à Laloubère. Ça apparait atypique. Je voulais expliquer en deux ou trois éléments ce qui a pu motiver un tel changement, ce qui ne parait pas logique au premier abord quand on l'énonce ainsi. Nous allons faire un petit flashback en 2005 où je me trouvais un peu à l'apogée de mon cheminement dans l'industrie. Je ne suis pas tombé là-dedans directement, je n'avais pas les études pour, mais c'était une époque où c'était possible de grimper les échelons. Je suis rentré là-dedans parce qu'il y avait la place et que je n'étais pas assez vaillant pour prendre la suite de mes parents qui étaient maraichers à Laloubère. J'étais parti me mettre au chaud dans l'industrie. Intellectuellement cela m'intéressait. On rentre comme ça dans une grosse boite. Au bout d'un moment, dans les années 2005 à peu près, je me suis retrouvé dans une situation où l'on est vite tiraillé dans le travail parce que dans ce genre de grosse structure, on ne peut plus vraiment exprimer ses avis personnels et son éthique. Cela n'est pas du tout considéré. Même dans le boulot d'ingénieur tel qu'on se l'imagine, les process sont tellement industrialisés et cloisonnés... sur des projets vastes, au demeurant fort passionnants, dans une logique d'industrialisation on découpe les choses en petites tranches. On saucissonne les projets en petites tranches. On peut y voir des vertus d'organisation, je pense que cela répond aussi à des besoins de DRH de pouvoir avoir des gens interchangeables sur les projets. Mais cela devient de moins en moins intéressant parce lorsque l'on s'occupe sur un projet global rien que d'un petit morceau comme ça, et que si l'on passe un peu de temps à regarder ce qu'il y a avant et un peu ce qu'il y a après on nous dit : "Ce n'est pas ton problème, toi restes sur ton travail". Quand on est rentré là-dedans par amour de la technique, pour se faire plaisir au travail, ça devenait un peu laborieux. Il y avait moins le côté "fun" du plaisir au travail, intellectuellement en tous cas. Ça c'était un élément un peu pesant.

     L'autre élément, malgré ce que l'on peut penser, c'était la pérennité de cette situation parce que lorsque l'on a plaqué ces boulots à Toulouse, vous partez dans l'inconnu... Quel sera votre avenir ? En même temps mon avenir à Airbus, je ne le voyais pas très bien dans la mesure où je me sentais moyennement compétitif par rapport à l'ingénieur indien qui allait demander quatre fois moins de salaire que moi. Donc je me disais sur le long terme... ( j'avais 30 ans à l'époque) tenir encore 40 ans de boulot dans cette situation, avec des gens meilleurs et bon marché... sur une décision de claquement de doigts, je vais me retrouver à côté. Cela ne me semblait pas extrêmement pérenne.

    Un autre élément, c'était un tiraillement un peu intellectuel, pas très grave parce qu'il est normal d'aller travailler pour se nourrir et faire vivre sa famille, mais nous avions une vie militante à côté. On étaient engagés dans des associations altermondialistes, ATTAC pour ne pas la nommer, dans des luttes contre les OGM, etc... Et cela faisait un espèce de grand écart entre la vie qu'on peut avoir le soir, le week-end, en vacances et lorsqu'on remet le pied dans l'entreprise il faut un peu tout couper. C'est un mode de fonctionnement avec lequel on fait avec, je l'ai fait longtemps, mais c'était quand même une sorte de tiraillement. Et là où cette expérience militante a été intéressante, c'est que dans nos rencontres altermondialistes organisées sur les OGM, j'ai rencontré des paysans qui travaillaient sur des variétés anciennes de semences, j'ai redécouvert le métier de paysan. J'aurais pu ouvrir les yeux un peu plus tôt puisque mon père faisait déjà des choses intéressantes, mais je n'avais vu que le côté boulot difficile. Et je me suis rendu compte que finalement dans ce métier de paysan il y avait quand même des choses intéressantes par rapport à la liberté que l'on peut avoir dans ce métier. On peut choisir avec quelle semence on travaille, avec quelle technique bio ou conventionnelle, quel mode de transformation, quel mode de vente... Il y avait une palette de choix qui s'offrait à ces gens-là qui était intellectuellement excitante. 

 

     On a décidé avec mon épouse, à la faveur d'une opportunité, de tout plaquer. En fait l'opportunité a été qu'à un moment mes parents m'ont dit : "Tu sais, Denis, la ferme... ton frère a pris ce morceau-là... ta sœur a pris ce morceau-là. Toi tu vas récupérer le corps de ferme dans le partage." Là on s'est retrouvé avec Christine : "Que va-t-on faire d'un petit corps de ferme à Laloubère ? Nous n'avions pas du tout réfléchi à la question, et en même temps cela a fait un petit déclic. On a un bout de quelque chose sur lequel il y a peut-être quelque chose à faire. Là-dessus, conjonction de phénomènes, l'immobilier à Toulouse avait augmenté. Nous avions un petit appartement qui avait pris 100.000 € de plus-value. Nous avions donc un lieu, un petit capital, des enfants (un de 4 ans et deux petites jumelles). On s'est dit de toutes façons, c'est maintenant ou jamais, parce qu'après, on ne bougera pas. On n'avait pas immédiatement le projet de devenir paysan-boulanger. On avait aussi couvert nos arrières : On a démissionné comme ça mais en même temps on avait un petit projet tampon pour tenir les deux bouts au cas où le nouveau projet ne marcherait pas. Nous sommes donc partis sur le projet de paysan-boulanger. En fait c'est à la faveur d'une rencontre : Nous avons rencontré le pape des paysans-boulangers du coin, quelqu'un qui a essuyé les plâtres, qui a démarré ça à une époque où cela n'intéressait personne, en tous cas commercialement c'était beaucoup plus difficile. Nous sommes arrivés alors que les gens étaient beaucoup plus éveillés à consommer différemment, ce qui a été plus facile pour nous. Cette personne nous a présenté un projet, ce qu'il faisait tout simplement. Nous nous sommes dit "bingo". Cultiver du blé en bio, on peut travailler sur des variétés anciennes, donc l'antithèse des OGM. Il y a une première transformation en farine, une seconde transformation en pain et la possibilité de jouer la carte de la vente directe, même si la ferme n'est pas idéalement placée, on est quand même proche de Tarbes... Si l'on regardait de loin le tableau on se disait que potentiellement, si on fait de la qualité, on doit pouvoir vivre de notre travail et pouvoir essayer de mettre en pratique nos convictions. Mettre en pratique ce dont on parlait le week-end et le soir, tenter de le mettre en avant.

     Et, puisque nous parlons du travail, jamais je n'ai autant ressenti le côté ingénieur dans ce nouveau métier que quand j'étais à Airbus, parce que là, on s'est retrouvés à devoir embrasser plein de métiers différents : Il fallait apprendre le métier de boulanger, apprendre à faire du pain avec des méthodes anciennes, avec le produit brut sans ajout de produits pour s'aider, il fallait apprendre le métier de minotier, trouver un moulin (un moulin c'est un petit truc artisanal, c'est un petit artisan en Bretagne qui a mis deux ans à le faire... il y avait quelques petites choses à planifier et organiser), apprendre le métier de paysan bio qui est le plus difficile à appréhender. Même dans l'installation du projet : Un des outils principal à mettre en œuvre, c'est notre four. Pour essayer de vous représenter ça, notre four, c'est un four à bois en briques de 16 mètres carrés au sol, et 60 tonnes de matériaux. Pour un tel four, soit on mobilisait tout notre capital pour un artisan qui allait nous le faire, soit on se le fait nous-mêmes. Là, si c'est pas un boulot d'ingénieur de devoir refaire des plans qui n'existent pas (les petits artisans ne diffusent pas leur savoir, et c'est tellement atypique qu'il n'y a pas de savoir-faire...) Donc, du point de vue de l'excitation professionnelle, au-delà du stress, c'était vraiment intéressant de le faire. J'en parle de façon très enthousiaste parce qu'avec le recul ça a bien marché (le four ne s'est pas écroulé, etc...), mais il y a eu des moments où l'on se demandait un peu où on allait avec nos plans (Est-ce que ça va bien tenir tout ça ?). En tous cas, c'était vraiment intéressant comme travail, même si c'était plus difficile surtout au moment de l'installation durant laquelle c'était assez rude. Finalement, on a embrassé des tas de boulots différents.

     Il  y a une dimension que l'on n'avait pas imaginée, c'est la gestion de l'humain. Nous sommes dans une phase où l'on a quelques salariés. C'est une autre dimension délicate à gérer, d'autant que nous sommes entrés là-dedans en voulant en voulant respecter un certain niveau éthique. C'est un projet qu'on ne fait pas dans un objectif économique. Donc ça a été une aventure assez intéressante du point de vue travail.

Pour la facilité de la narration j'ai mis "je" dans ce que j'explique, mais pour bien comprendre la possibilité de tout ça aussi, il faut insister sur sa dimension collective. Ça aurait pu être fait avec un groupe de copains, dans un cadre différent. La dimension collective dans mon cas c'était déjà avec mon épouse. Cela faisait marrer mes filles car, quand je leur ai expliqué ce que j'allais vous raconter, je disais que ça se passait très très bien, qu'il y avait une osmose dans notre couple, etc... elles disaient "oui mais vous vous engueulez tout le temps..." Si, cela se passait très bien même si on avait des points de vue différents, on était en phase sur l'endroit où l'on voulait aller. Mes enfants de 4 ans regardaient ça avec des yeux naïfs et excités quand nous sommes partis démonter le four. Le démontage du four, c'était partir un mois et demi à l'autre bout du monde. L'autre bout du monde c'est Cadenac, ce n'est pas si loin que ça..., mais pour amener 16 tonnes de briques, aller tout démonter pendant un mois et demi, prendre un logement, louer du matériel, voir tous le voisins qui rappliquent pour nous voir tout démonter... Dans le lieu où on démontait, ils nous regardaient avec des yeux comme ça en nous disant : "mais attendez les gars, vous n'êtes pas boulangers, vous n'êtes pas paysans, vous n'êtes pas minotiers, vous ne savez pas construire un four et vous partez comme ça..." Il fallait aussi tenir bon face aux regards incrédules des gens qui nous regardaient en disant " Mais qu'est-ce-que vous allez faire ?". Et là-dessus le cocon familial a été extrêmement indispensable. Dans le cocon familial j'inclus mes parents qui nous ont accompagné là-dedans, ce qui était assez impressionnant. Je pense que si mes enfants me font le même plan de projets aussi étonnants, je vais avoir du mal à avoir la même foi dans leur projet... On essaiera en tous cas.

    Pour conclure, là où notre histoire est un peu paradoxale et où cela reste intéressant car on a fait cela par rapport à un rejet de process industriel qui déshumanise, etc... au final on se retrouve maintenant avec des salariés... On doit gérer. On n’a pas qu'une vision de poète là-dessus. Il faut que ça fonctionne, sortir un salaire et tout ça... donc on remet en place des process et on impose à nos salariés de suivre, et on découpe forcément. Et voilà. Arriver aussi à ne pas se noyer devant les objectifs et garder une place humaine aux gens qui travaillent dans le projet et ceux avec qui on travaille puisqu'on travaille aussi avec d'autres paysans, etc... Cela reste un enjeu important et pas si évident. Il ne suffit pas d'avoir les envies pour les concrétiser. Au jour le jour, on a vite fait d'oublier un petit peu. Voilà, c'est un peu paradoxal d'en arriver là.

    L'autre point aussi est de rester éveillé sur le pourquoi on fait tout ça. A partir du moment où on vit convenablement (je comprends que si on ne vit pas convenablement on soit prêt à faire ce qu'il faut pour remplir le frigo), il ne faut pas se laisser noyer dans le monde où l'on est, où finalement on nous pousse à aller vers toujours plus de manière complètement irrationnelle, où même nos politiques qui s'annoncent de gauche invitent nos enfants à rêver à devenir milliardaires comme si c'était un objectif en soi. On pourrait imaginer comme ça avoir un développement complètement aveugle. Nous avons la chance d'avoir un projet qui marche et l'on essaie de faire des choix qui nous donnent plus de temps libre et de la sécurité. Ça demande de pouvoir prendre un petit peu de recul. Voilà. Je vous remercie.

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Texte de l'intervention de Denis VIGNES
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