FRATERNITÉ ET MIGRANTS

 

Conférence de Guy Aurenche, président du C.C.F.D. Terre Solidaire

     La fraternité, ce n’est pas d’abord un problème, ce n’est pas un sujet de conférence pour un avocat honoraire qui ne saurait pas quoi faire un jeudi soir. La fraternité, ce sont ces moments où chacun de nous, dans sa diversité et dans son originalité, ouvre les mains, ouvre son cœur, ouvre son intelligence, sent une communauté d’existence, une communauté d’être. Et au nom de cette communauté d’être ; et parce que nous l’expérimentons, nous allons essayer d’avancer, et d’avancer ensemble.

¾  Rencontre des hommes et des femmes

     Nos convictions dans cette salle sont différentes. Nous allons mettre sous le mot fraternité peut-être des réalités différentes, nous allons mettre des racines différentes à cette réalité ou à cet appétit de fraternité. Merci au Narthex de nous faire vivre ces instants de fraternité où dans nos différences nous sommes capables d’avancer, d’approfondir, non pas d’être uniformes mais d’avancer ensemble. Il n’y a pas tant de lieux dans nos villes, dans nos communautés de vie, dans nos réalités ecclésiales, politiques, sociales, où nous nous demandons comment nous sommes des créateurs de vie et de fraternité. Je crois que c’est tout à fait important. C’est donc moi qui vous remercie de m’avoir associé, d’autant que vous me demandez de rapprocher le mot fraternité d’autres êtres vivants. Nous n’allons pas parler des migrations, nous allons parler des migrants : des hommes, des femmes, des enfants. Sont-ils encore des frères, des sœurs ? Je pose cette question sachant qu’il n’y a pas de réponse facile. Vous savez, l’inconvé­nient de certaines de nos associations (je pense bien sûr au CCFD-Terre Solidaire) c’est de donner parfois l’impression « qu’il n’y a qu’à…c’est évident…si vous n’êtes pas d’accord c’est que vous êtes retardataires, etc… » Non ! Il faut oser le débat quand on est face à ces réalités d’aujour­d’hui dans nos sociétés de 2015-2016. Les migrants, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, nous acceptons de les rencontrer… Ce n’est pas facile, mais dans cette perspective de fraternité, je pense qu’il faut que nous acceptions la pesanteur. Je n’ai pas besoin de faire beaucoup de dessins car la pesanteur des évènements français, la « pesanteur » de ce qui se joue depuis plusieurs mois autour des mouvements migratoires plus spécialement dûs à un certain nombre de guerres et de conflits. Je voudrais surtout ne pas donner l’impression que je traite un sujet dont la réponse est évidente : nous sommes tous frères donc il faut accueillir les étrangers. Vous imaginez bien que c’est mon horizon, mais vous imaginez bien aussi que et mon cœur et mon intelligence et mon être résistent aussi. Voilà, nous sommes non pas face à quelque chose de simple, je me méfie du simplisme des deux côtés : du simplisme qui est de dire « les étrangers dehors !» et du simplisme qui est de dire : « comme nous sommes tous frères, il n’y a pas de problème ».

¾  Aux côtés de ceux qui « accueillent »

     Je ne vais pas vous faire un exposé exhaustif pour décrire ces situations, mais essayer de vivre avec vous quelques lieux de tension entre nos appétits de fraternité (car on a envie d’être frères et sœurs) et nos difficultés de la rencontre de l’étranger, et en particulier de celui qui vient de loin. Je ne peux pas traiter de ces questions sans partir avec des hommes et des femmes qui sont déjà sur le terrain. Je m’étais marqué, en préparant cette rencontre de ce soir, les multiples signes de fraternité que nous avons vécus ces quinze derniers jours en France. Il faut les célé­brer, cher-e-s ami-e-s. Je souhaite que dans nos célébrations (je suis personnellement fidèle de l’église catholique), qu’elles soient religieuses ou laïques, nous sachions célébrer ces capacités de fraternité qui se sont manifestées à l’occasion de cette violence. Parle-t-on souvent, célèbre-t-on souvent ces gestes-là ? Je pensais à eux, je pensais à d’autres personnes qui sont chères au pape François, je pense aux habitants de Lampedusa. De cette île italienne qui est en première ligne pour l’accueil des étrangers, et vous savez que lorsque le pape est allé à Lampedusa c’était sa première sortie après sa prise de service. Il a remercié les habitants de Lampedusa pour leur courage, leur imagination, leur ténacité. Donc nous allons partir un peu avec eux, ici ce soir.

 

     On va partir avec ceux et celles qui sont fidèles encore aux « cercles de silence ». Vous savez ces cercles qui se réunissent dans le silence pour dire : Attention, la manière dont la commu­nauté française accueille, gère l’accueil des étrangers, ce n’’est pas ça… Il y a des moments où les mots ne suffisent plus. Moi je crois au silence pour dénoncer un certain nombre de situations inacceptables. On va partir avec eux.

 

     Je vais partir aussi avec deux personnes qui me sont chères : dans une bibliothèque du 19°arron­dissement de Paris, là où mon épouse travaillait, au pied d’un squat 500 ou 600 personnes vivaient, il y a 20 ans maintenant, sans eau sans électricité (ça s’est arrangé depuis). Évidemment la bibliothèque qui était au pied était le lieu, pour les enfants qui vivaient dans ce squat, pour se laver avec un peu d’eau chaude, de pouvoir avoir un peu de chaleur, d’avoir des toilettes à peu près propres et de trouver des genoux pour se faire raconter des histoires. Et les bibliothécaires vont avoir l’idée aussi de proposer à ces jeunes perdus dans notre système scolaire des cours de rattrapage, de mise à niveau. Mamadou va rencontrer Jean. Jean c’était mon beau-père, amiral dans la marine française faisant une heure et quart de trajet aller, une heure et quart de trajet retour pour rencontrer Mamadou et lui faire faire des maths. Un jour Blandine, mon épouse, rencontre Mamadou et lui dit : « Tu es content des cours de maths ? »  Elle s’attend à ce que Mamadou lui dise « oh oui je suis le premier, j’ai 20/20 ». Et Mamadou a cette parole extraordinaire que je n’ai jamais oubliée : « Ah, madame c’est super, c’est la première fois qu’on s’occupe de moi ! » Fraternité – migrants – « c’est la première fois qu’on s’occupe de moi ! ».

 

     Je pense à ces groupes de femmes Katchin, des femmes de Birmanie que j’ai rencontrées il y a deux ans à la frontière thaïlandaise où l’une de nos associations-partenaires animait des sessions de formation de 6 mois pour des jeunes femmes birmanes. Il s’agissait de Katchins d’origine chrétienne qui s’apprêtaient à rentrer chez elles. Vous savez que la Birmanie, même s’il y a des choses qui avancent, reste un pays difficile à tout  point de vue. La dame qui nous accueille nous demande si nous voulons venir à un des cours de la cession. On y va. A la fin de la session, nous sommes présentés comme étrangers, on vient de Paris. Je ne peux pas oublier cette jeune femme Kachin, cette paysanne birmane : « Alors, puisque vous venez de France,  dites-nous comment vous avez construit la démocratie ». On était dans un petit coin perdu de Thaïlande à la frontière birmane. Fraternité, migration.

I.    De la nécessaire Fraternité, dans les temps présents

     Si la fraternité n’est pas l’un des axes, l’une des dynamiques pour construire le monde d’aujour­d’hui, elle ne m’intéresse pas. Si c’est simplement pour avoir une attitude de révérence lorsque je passe devant le fronton de la mairie, c’est bien…si  c’est pour se souvenir de tel ou tel élan de fraternité, c’est bien, mais ça ne m’intéresse pas. En quoi la fraternité est en particulier au cœur de la réalité des migrants d’aujourd’hui, en quoi est-ce qu’elle intéresse notre monde ? En quoi est-elle une dynamique qui n’est pas ringarde ?

¾  Des métamorphoses

     La première chose est d’accepter, cher-e-s ami-e-s que, face à la question que posent les migrants, nous sommes devant un bouleversement. Pas seulement des petites évolutions, un boule­versement. Le philosophe et sociologue Edgar Morin dit « Nous sommes face à des métamor­phoses ». Peut-être que les chrétiens parleraient d’autres transformations vers la vie, peut-être que des humanistes parleraient d’humanisation, mais je retiens volontiers ce terme de « méta­morphoses », cela veut dire que nous sommes face à des phénomènes radicalement nouveaux qui ne sont simplement ni bien ni mal, c’est comme ça… Et parmi ces phénomènes radicale­ment nouveaux : l’interdépendance qui nous lie. Et je voudrais m’arrêter sur ce premier point : Fraternité face à la mondialisation qui crée cette interdépendance. Que signifie « l’inter­dé­pendance de la mondialisation » ? Cela veut dire que l’on ne peut plus construire une straté­gie nationale, faire des projets politiques, associatifs ou autres sans réfléchir à ces connections avec d’autres pays. Voyons nos petits enfants. Leur avenir professionnel se dessine à Brasilia, à Bruxelles, à Washington, à Pékin… Ce n’est ni bien ni mal, c’est comme ça… Interdépendance.

¾  L’interdépendance

     Comment vais-je vivre cette interdépendance ? Ce n’est pas drôle d’être dépendant. Et j’entends certains discours qui nous disent : « On est envahis  par telle religion, par tel système économique, etc. » Comment vais-je la vivre ? Première attitude, c’est de refuser l’autre et de le détruire. C’est la guerre. C’est ce qui se passe dans le domaine de l’économie. On a décidé la concurrence meurtrière. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait de la violence. Pour gérer cette dépendance que d’autres veulent m’imposer, je réagis par la guerre, par la suppression de l’autre.

 

     J’ai une deuxième attitude possible : mes frères, mes sœurs, dans cette interdépendance, que le meilleur gagne. Il ne faut pas s’étonner si le plus faible, souvent le migrant, perde. C’est notre système. Système économique, système parfois pédagogique (est-ce qu’on ne s’est pas laissé entendre dire à nos petits ou à nos grands, si ce n’est pas toi qui le bouffe, c’est l’autre qui va te bouffer ?). Attention ! le « Que le meilleur gagne » c’est la position de l’hypocrisie, du renard dans le poulailler.

 

     Et la troisième attitude face à cette réalité de la mondialisation et de l’interdépendance qui existe entre nous, c’est la fraternité, c’est la solidarité. C’est la plus réaliste des solutions. Face à cette interdépendance, à cette concurrence et à ces mouvements de population, je suis invité à choisir la fraternité. La fraternité ce n’est pas facile, mais vivre en unissant nos mains, nos intelligences, nos cœurs, nos envies de vivre. On peut trouver des solutions. C’est le ensemble. La fraternité a quelque chose à voir avec la solution que l’on trouve. Et c’est le partenariat que le CCFD-Terre Solidaire noue avec ses 440 associations-partenaires dans le monde. Ce n’est pas nous, français, qui allons trouver la solution pour ce qui se joue au Mexique ou ailleurs. C’est avec une association sur place qui propose des projets que nous allons cheminer pour, ensemble, trouver des solutions. Donc oui, la fraternité a pleinement sa place au cœur de cette mondialisation qui crée cette dépendance, qui crée cette pesanteur.

¾  Les migrations aujourd’hui

     Ce n’est pas nouveau l’immigration. Aujourd’hui c’est de l’ordre de 230, 240 millions d’hommes de femmes et d’enfants qui migrent, qui bougent, qui ne vivent pas chez eux ou du moins dans leur pays d’origine. D’une part cela a toujours existé et d’autre part il n’est pas étonnant que ce se soit très nettement accentué du fait de ces phénomènes de mondialisation et d’interdépen­dance. Que ce soit à travers les média modernes, à travers les échanges économiques, par la facilité de transport, c’est une réalité objective. On vit cette étape-là dans l’histoire de l’humanité. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles des hommes et des femmes migrent : c’est bien sûr la question de l’oppression dans certains pays ; la question de la guerre dans d’autres ; la question des inégalités ; l’envie de vivre un peu moins mal, une absence d’espé­rance… Pourquoi des gens quittent chez eux ? Ce n’est jamais de gaité de cœur, je voudrais en témoi­gner. J’ai voyagé dans pas mal de pays du monde, les migrants ne partent pas se prome­ner par plaisir. Et cela, il faut qu’on aille en persuader nos proches. Parce qu’on entend à la sortie de la messe ou des réunions publiques : « Ils n’ont qu’à rester chez eux ». Sauf que quand vous désespérez, la réaction naturelle, humaine, c’est d’essayer de trouver des lieux où l’espérance peut encore naître. Ce sont les phénomènes d’urbanisation qui créent de plus en plus de gens déracinés. Quand vous êtes déracinés vous allez partir ailleurs.

 

     J’insiste sur le devoir d’intelligence des causes. Ce n’est pas un phénomène qui nous tombe sur la tête, une punition du ciel. C’est la conséquence normale d’un certain nombre de processus positifs ou négatifs que nous vivons aujourd’hui à travers le monde. Mondialisation, fraternité face à la perte de sens. Aujourd’hui notre monde est déboussolé. Là je ne vais pas jouer les vieux ringards « mon pauvre monsieur, c’était mieux dans le temps, il y avait des valeurs, moi j’y croyais… ». Ce n’est pas vrai d’abord : combien de guerres n’avons-nous pas faites dans ce vingtième siècle ! Que n’a-t-on pas détruit ! Donc il ne s’agit pas de cela. Il s’agit simplement de se dire que cette mondialisation ne peut pas ne pas amener à un déboussolement du sens.

¾  Un monde déboussolé

     Où trouver le sens ? Voici trois possibilités pour cette quête de sens. On va retrouver, vous vous en doutez bien sûr, la fraternité. La première est dans le livre de Marek Halter « La force du bien », sur des témoignages d’hommes et de femmes qui ont sauvé des enfants juifs pendant la guerre. Il interroge une religieuse hollandaise : « Ma sœur racontez-moi votre histoire. Vous avez sauvé des enfants. » : « Oui, j’étais intendante dans ma communauté. C’était mardi, je pars au marché un sac dans chaque main pour faire les courses. J’arrive au marché, une jeune femme se précipite sur moi, m’arrache mes deux sacs et me colle un gosse dans chaque main. » Une jeune maman juive qui savait qu’elle allait être déportée et qui voulait sauver ses enfants. Et notre religieuse rentre au couvent avec ces deux enfants. Marek Halter stupéfié lui dit : « mais ma sœur comment avez-vous réussi à poser ce geste de fraternité ? Sans doute vos études théologiques vous… - Non, non, je n’ai pas fait d’études ‑ Sans doute votre mère supérieure vous a réunies pour vous dire ‘mes sœurs dans ces moment difficiles, il nous faut avoir des comportements héroïques…’ - C’est pas tout-à-fait ça. Notre mère supérieure vous a réunies en disant « dans ces moments héroïques, mes sœurs je vous en supplie, pas d’ennuis.. » - mais alors, où êtes-vous allée chercher cette force de fraternité ?

Et j’aime bien ce que dit alors la religieuse : « Mais monsieur, je ne pouvais pas faire autrement ».

 

     Oui la fraternité explique quelque chose de nos entrailles. Les chrétiens et ceux qui fréquentent la Bible savent combien le mot ‘entrailles’ est présent pour essayer de redire l’Amour du Père. Les entrailles ne sont pas réservées aux croyants en Dieu. On a tous des entrailles. Elle aurait pu faire autrement. Aller déposer ces deux gosses à la police et puis faire ses courses et rentrer au couvent. Non, laissons remonter en nous ces forces de fraternité, que très souvent nous étouffons : « Ah mais oui, mais c’est compliqué… ah mais oui mais j’ai des rendez-vous… Ah mais oui, etc… ».

¾  Fraternité, source de Sens

     Deuxième lieu de quête de sens. J’aime bien Albert Camus. Dans une conférence de 1946, Albert Camus essayait d’expliquer pourquoi les hommes et les femmes de sa génération ont été capables de se lever pour dire NON, alors qu’ils avaient été élevés dans le nihilisme. On avait cassé religion, on avait cassé la philosophie, on avait cassé l’armée, on avait fait la guerre, on avait cassé l’art. Où sont-ils allés chercher cette force qui leur a permis de se mettre debout et parfois pour certains d’entre eux de donner leur vie ? J’aime bien ce que dit Albert Camus dans cette conférence : « Nous avons cherché en nous-même une raison. Nous disions non à ce monde, à cette absurdité. Nous affirmions que ce processus de mort était allé trop loin, qu’il y a une limite au supportable. Quelque chose de la fraternité nous dit ça c’est inacceptable. » Et il ajoute « simultanément nous affirmons de façon positive quelque chose qui en nous refusait l’offense et ne pouvait se laisser humilier davantage ». Retrouver en nous les forces qui ne peuvent pas accepter davantage d’humiliation pour soi et pour les autres. Ça a peut-être quelque chose à voir avec la fraternité.

     Notre religieuse Hollandaise, Albert Camus, et vous ne serez pas étonné-e-s que le chrétien que j’essaie d’être fasse mention de ce que nous appelons la parabole du bon samaritain : cet homme samaritain, très mal vu dans la région, qui va entendre l’appel au secours de quelqu’un et qui va y aller. Il ne nous est pas dit dans le texte s’il lui a demandé s’il avait sa carte de séjour… Il était peut-être à la limite de l’irrégularité, en tout cas il était très mal vu. Et voilà qu’il va s’approcher, qu’il va le sauver, qu’il va donner, le mettre sur son âne, donner son argent à l’aubergiste, etc… Oui il y a dans ce récit évangélique quelque chose qui nous est dit de la fraternité. Et ce qui est étonnant c’est que la fraternité soit pratiquée par un étranger, par un hérétique, peut-être un « irrégulier ».

¾  Face aux inégalités : la fraternité

     Le monde d’aujourd’hui est plus riche que le monde d’hier, mais le fossé entre les riches et les pauvres s’est agrandi. On nous dit que de l’ordre d’1% des personnes vivant sur la terre possèdent 50% des avoirs du monde ! Les chiffres statistiques nous disent que c’est près d’un milliard d’hommes de femmes et d’enfants qui vivent dans des conditions de sous-humanité absolue. Alors cher-e-s ami-e-s, la fraternité n’aurait rien à voir avec ça ? Alors fraterniser pour faire plaisir au bon Dieu ou pour être moralement correct ? La fraternité pour essayer de réduire ces inégalités, la fraternité pour des constructions économiques, sociales, financières qui vont essayer de diminuer ces inégalités source de violence.

¾  Accepter l’altérité

     L’autre qui est en moi. L’autre que vous êtes par rapport à moi, l’autre que je suis par rapport à vous. Il faut accepter l’étrangeté de l’autre. Vous êtes différents de moi, vous n’avez pas les mêmes convictions, les mêmes manières de vivre, etc…  Donc nous pouvons être étranges, nous sommes autres. Et ce qui m’intéresse c’est de voir dans nos têtes et dans nos cœurs, dans nos sociétés politiques quand l’autre devient-il un étranger que je refuse. Il y a là un bas­culement. Ne gommons pas nos différences. L’altérité est essentielle pour vivre. On ne progresse que parce que d’autres nous ont aidé, parce que d’autres nous ont appelé ou parce que j’ai envie d’aller voir ailleurs. Donc cette altérité est essentielle. Une petite anecdote : Nous avons un fils, il devait avoir 6 ou 7 ans, il est très basané, beaucoup plus que moi, on pouvait penser qu’il était peut-être né en Afrique du nord. Je le vois rentrer un jour en me disant : « Il y en a marre de tous ces bicots, il faut les foutre à la porte. » Ce n’était pas une grande victoire pour le défenseur des Droits de l’Homme que je voudrais être. J’essayais de comprendre : On l’avait traité de sale bicot, et lui réagissait tout de suite pour se défendre : « moi je ne suis pas de cette race-là, il faut les mettre à la porte ». Le problème c’est que notre famille vivait à l’époque avec une jeune fille tunisienne, notre fille adoptive qui a vécu des années avec nous. musulmane, tunisienne, très bonne violoncelliste qui s’appelle Hager. Hager est la sœur de Martin. Alors j’ai dit à Martin, je vais mettre Hager à la porte. Et Martin de dire : « Ah non papa, Hager, c’est pas pareil ». Voyez, cher-e-s ami-e-s, à quel moment l’altérité, la différence de l’autre est au contraire transformée en rejet de l’autre ? A quel moment l’autre devient étranger ? Gardez cette question dans vos familles, dans vos communautés, dans vos partis, vos syndicats, vos communautés d’église, etc… Je m’arrête là en disant que pour beaucoup d’entre nous les mouvements de migrations c’est une opportunité, c’est une chance, et que la France ne serait pas ce qu’elle est s’il n’y avait pas eu ces mouvements de migration.

 

II.      Des chemins de fraternité

¾  Des appels au secours

     Pourquoi faut-il se mettre en chemin de fraternité par rapport aux migrants ? D’abord parce qu’il y a des appels au secours. Je l’ai dit en commençant, nous ne sommes pas face à un problème théorique. Pardonnez-moi de prendre mes citations chez le pape François mais je l’aime bien. Voilà son discours du 8 juillet 2013. Il vient à peine d’être élu pape de l’Eglise catholique, il va à Lampedusa et fait ce discours : « Immigrés morts en mer dans ces bateaux qui au lieu d’être un chemin d’espérance ont été un chemin de mort. Ainsi titrent les journaux ces dernières semaines. Quand j’ai appris cette nouvelle, ce qui malheureusement s’est répété tant de fois, ma pensée y est revenue continuellement, comme une épine dans le cœur qui apporte de la souffrance, alors j’ai senti que je devais venir ici aujourd’hui. ». Les appels. Sommes-nous encore capables dans nos familles, nos communautés, nos groupes d’entendre les appels au secours ? Les migrants appellent au secours. Appels d’espérance car ils sont en eux-mêmes une preuve de ce que l’espérance est bien en route puisqu’ils quittent tout pour essayer de vivre. De vivre encore, de vivre mieux. Mais appels de détresse. Nous savons que ces appels repré­sentent de l’ordre de 30 à 40.000 morts dans les eaux de la Méditerranée. Et tous ceux qui meurent dans le désert, et tous ceux qui meurent sur les chemins… . Alors ces appels au secours, nous allons essayer de les entendre comme le pape, je vais essayer de m’approcher, de me faire le prochain de ces hommes et ces femmes qui appellent au secours ; et en même temps je vais essayer de participer à la constitution d’institutions, de mécanismes de règle­ments pour organiser l’accueil. Je pense à l’Europe. Je n’en dis pas plus. Le premier chemin, c’est d’ouvrir nos oreilles pour être encore capables d’entendre ces appels au secours.

 

     Mais vous allez me dire : « il y a tant de choses à régler, il y a tant de problèmes, il y a des chômeurs en France, et voilà qu’on a tué en France 130 hommes et femmes… ». Cela justifie-t-il que je ferme mes oreilles à ces appels au secours ? C’est difficile de rester attentifs à ces appels au secours lorsque d’autres souffrances aussi, lorsque d’autres pressions, d’autres éléments nous inviteraient plutôt au : « attends, reposes-toi un peu, laisses-les se débrouiller ! »

¾  Sont-ils des hommes ?

Faire le choix de la dignité de la personne humaine

La question que nous posent les migrants c’est bien sûr, le rappel de la fondamentale dignité de chaque personne.

     Cher-e-s ami-e-s, en préparant cette conférence, j’ai retrouvé le livre « Si c’est un homme » de 1947 de Primo Lévi qui a été dans les camps d’extermination et qui va s’en sortir. Il nous dit : Vous qui êtes bien installés, etc., acceptez de considérer si c’est un homme, si c’est une femme. Celui-celle qui vit dans la boue, celui-celle qui bat son frère pour se procurer un trognon de pain, etc. si vous oubliez que c’est un homme, alors nous dit Primo Lévi, « maudit soyez-vous ». Sommes-nous bien capables de nous redire que ces migrants, aussi dérangeants soient-ils, aussi étranges soient-ils, nous posent la question : Est-ce que vous nous considérez comme des hommes, comme des femmes, comme des enfants ? Est-ce un homme celui qui va risquer sa vie et la vie de sa famille pour traverser la Méditerranée ? Est-ce un homme celui qui doit se battre pour passer tel ou tel mur aujourd’hui ?

 

Ont-ils des droits ?

     Nous ne devons pas aborder sur le plan politique ces questions dans un aspect simplement règlementaire. C’est au nom de la dignité des personnes. Souvenez-vous que la déclaration universelle du 10 décembre 1948. Elle est le fruit de 60 millions de morts, de la Shoa, des camps de la mort, de la bombe atomique.

 

     Combien de milliers de morts supplémentaires nous faudra-t-il pour nous souvenir que les migrants sont des hommes et des femmes ? Au nom de cette dignité reconnue, proclamée dans ce texte il y a un certain nombre de droits et de devoirs qui sont formulés. Parmi ces droits il y a le droit de pouvoir trouver asile lorsque je suis menacé dans mon intégrité physique, psychique ou autre, pour des raisons politiques, idéologiques ou autres. La question de l’asile, de l’accueil des réfugiés n’est pas facultative. C’est un engagement que nous avons pris en souscrivant à la déclaration universelle des droits de l’Homme qui appelle à l’accueil du réfugié, de celui qui crie au secours parce qu’il est menacé directement. Il y a, de manière un peu plus floue, d’autres textes sur l’accueil du migrant en général.

 

     Retenons simplement que l’une des bases nécessaires pour aborder la question de l’immigra­tion c’est celle du choix de la dignité de la personne. A quel moment l’étranger dont on dit « mais il n’y a plus de place en France… il va déranger notre ordre social, notre ordre religieux ou moral… », perd-il sa qualité d’être humain qui a le droit d’être accueilli ? C’est la question fondamentale : cela s’appelle la discrimination, la déshumanisation. Je vais prendre une position tout à fait personnelle, je ne demande à personne de la partager : Je tiens à dire -il y a sûrement des amis du Secours catholique dans cette salle, des amis de médecins du monde dans cette salle- je les félicite d’avoir fait un recours contre les autorités administratives françaises concernant la situation à Calais. Qu’est-ce-qui était demandé : installer 40 points d’eau supplémentaires. Installer 12 lieux de WC, de toilettes et de douches possibles. Comment faut-il expliquer que les autorités administratives résistent, qu’il faille aller en justice ? Parcequ’on ne voulait surtout pas faire de Calais un lieu d’appel suffisamment vivable pour qu’il puisse faire venir d’autres migrants. Voilà ce genre de bonnes raisons qui nous permettaient de dire que les 2500 personnes qui vivent là ne sont plus des êtres humains qui ont le droit d’aller aux toilettes une fois par jour, qui ont le droit de se laver et d’avoir de l’eau potable ! C’est fondamental, cher-e-s ami-e-s, dans la gestion difficile de l’accueil de l’autre, de ne jamais oublier ce fondamental dans l’autre : sa dignité. Les droits fondamentaux, non pas le luxe, non pas des choses merveilleuses, mais l’accès aux toilettes, l’accès aux douches. Et parce qu’on craignait d’en appeler d’autres, on a oublié que les 2.500 qui vivent là pouvaient se passer d’eau.

 

Chemin de fraternité à travers l’écoute des appels, chemin de fraternité à travers ce choix que je vais essayer de faire pour la dignité de chaque personne. Comment vais-je essayer de le concrétiser dans mes choix économiques, financiers, politiques, sociaux, etc… ?

III.    Fraternité et solidarité

     Il y a beaucoup ici sur le territoire français (mais on ne les entend pas toujours à la télévision) d’hommes, de femmes, de groupes, d’associations qui prouvent qu’au cœur de ces difficultés de l’accueil, la solidarité est première. L’acte de solidarité c’est de dire : « Tu n’es plus seul ». C’est ça la solidarité. Et bien je viens dire qu’à travers nos associations, nos réactions citoyen­nes, nous pouvons dire à ces hommes et à ces femmes « Tu n’es plus seul ». Y a-t-il un geste plus humain que celui-ci ?   Combien de fois avons-nous dit à un enfant « mais n’aie pas peur, tu n’es pas tout seul » ? Et quand nous n’avons pas su lui dire, nous savons les conséquences que cela a eu. Donc cette solidarité qui brise la solitude de celui qui est en difficulté, c’est un geste fondamental, c’est un geste premier.

 

     C’est ce que je lis comme chrétien dans le message chrétien. Le message de l’Evangile c’est : « au cœur de la mort, au cœur de la maladie, au cœur de la violence, tu n’es pas seul. J’ai vaincu cette violence ». Je pense que ce chemin fraternité/solidarité, il est essentiel pour toutes les familles de pensée. Lors de ces 40 ans de présence à l’ACAT, à Justice et Paix, aujourd’hui au CCFD-Terre Solidaire, j’ai reçu tous ces témoignages des capacités de solidarité d’hommes et de femmes à travers le monde. Je reviens sur ce que je disais en commençant : « Célébrons les gestes de solidarité ». Solidarité/fraternité au cœur de nos choix politiques français.

 

     N’oublions pas qu’après la seconde guerre mondiale, une partie de la société française a été reconstruite sur la base des réflexions du Conseil national de la résistance dont le maître-mot était la solidarité. C’était ensemble pendant le combat, et ils se devaient d’être ensemble pour reconstruire. Lorsque vous hésitez parce que vous êtes assaillis de tous les côtés, je le sais bien, dites-vous que ce qui est en jeu à travers le geste que l’on peut faire (une présence dans une association, une prière pour ceux qui y croient, une démarche politique, une démarche auprès de son maire ou de son député), cette démarche de solidarité, au-delà du résultat qu’elle peut avoir, elle a en tout cas une efficacité première, c’est de dire à la victime « Tu n’es plus seule ».

IV.    Un devoir d'intelligence

     Il nous faut nous dépolluer  le cerveau et le cœur de toutes ces fausses idées qui trainent dans la France depuis 40 ans autour de ces questions de migration : « C’est l’invasion ! ». Lisez les bulletins de la Cimade, vous y verrez que les chiffres de présence d’étrangers n’ont rien à voir avec une quelconque invasion. Les gens qui vous disent ça sont des menteurs ! « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ! » Mais qui vous a demandé d’accueillir toute la misère du monde ? Le gros, près de 60% des migrations dans le monde, sont des migrations Sud-Sud. Les migrations Sud-Nord représentent de 37 à 39% de l’ensemble des mouvements migratoires du monde. Ceux qui accueillent la misère du monde aujourd’hui ce sont les amis Libanais qui accueillent des millions de Syriens, ce sont les amis Jordaniens, etc… Arrêtons de nous laisser polluer l’intelligence ! Combien il y aurait de choses à dire sur le lien qui est fait entre refus de l’étranger et refus de l’Islam. Je sais qu’il y a beaucoup de choses à dire, y compris à nos amis musulmans, sur la nécessité d’être clairs par rapport à certains types de discours, à certains types de prêches, à certains types de positions. Mais je vous en supplie, dépolluons notre tête quand on essaie de nous dire que c’est une invasion musulmane qui va détruire la civilisation chrétienne. C’est un mensonge ! Je vous invite à cette dépollution. J’avais noté ici quelques chiffres pour vous dire que les plus grands mouvements migratoires on les connaît en dans la partie Sud de l’Afrique, on les connaît au Brésil, on les connaît de la Thaïlande. Là il y a des vrais mouvements de millions de migrants. Aujourd’hui l’Europe tremble parce qu’à la suite de guerres, à la suite de conflits il y aurait peut-être 2 millions de personnes qui arriveraient. Nous sommes 553 millions. Il faut se dépolluer la tête. Il faut dire à ceux qui nous manipulent que ce sont des menteurs ! Et puis il ne faut peut-être pas oublier qu’il y a 2,5 millions de français qui sont des migrants. Ils sont accueillis comme il faudrait peut-être accueillir les 200.000 supplé­mentaires à la suite des guerres en Syrie, etc. Un peu de bon sens…

V.   Un vrai travail d’éducation

     La fraternité vit sans doute au fond de nous, je le crois. Mais je crois davantage, que cette fraternité doit être éveillée, et que les chemins de fraternité s’éveillent au cœur des pédagogies, de la formation, de l’éducation des plus jeunes, mais aussi celle des adultes. Je crois qu’il y a beaucoup d’adultes, et j’en fais partie, qui auraient besoin d’une formation permanente sur la fraternité. Comment aider, comment éveiller à l’accueil au cœur des difficultés de la rencontre ? Quand je rencontre des jeunes je leur dis souvent : « Faites la carte de toutes les solidarités dont vous avez bénéficié ». J’essaie de leur dire, mais la solidarité ça peut vous servir à vous, car si vous êtes là aujourd’hui, c’est grâce à la solidarité : solidarité de vos parents, solidarité de vos amis, solidarité de la société qui a payé la sécurité sociale, etc… Et je suis très impression­né de voir que lorsque l’on a mis un peu les points sur les « i », ces jeunes découvrent très bien ces lieux de solidarité, tous ces éléments de solidarité dont ils ont bénéficié. Mais je découvre aussi, et c’est terrible,  tous les manques de solidarité dont ils sont capables de me parler avec beaucoup de lucidité : « ah là, si j’avais pas été seul… »  Je peux affirmer qu’il y a un certain nombre de rendez-vous humains de solidarité qui ont manqué et qui ont conduit des personnes à des catastrophes. Il est important de savoir que dans ce temps de l’éducation se joue cet éveil, ce déploiement,  cet enrichissement des capacités de fraternité qui sont au fond de nous. Fraternité par rapport à ma propre vulnérabilité : j’ai besoin de frères et de sœurs pour grandir. Pour revenir sur un terrain évangélique, ces lieux de fraternité, de fraternisation, sont aussi (Mathieu, chap. 25) les lieux où Jésus nous donne rendez-vous : « J’avais faim, tu m’as donné à manger. ….Mais quand l’ai-je fait ?... Quand tu l’as fait au plus petit d’entre les miens ». Comment ce travail de pédagogie, de catéchèse aussi, pourrait-il aboutir au déploiement de cette fraternité ?

VI.    La fraternité a besoin de citoyens

     La fraternité, pardonnez-moi le gros mot cher-e-s ami-e-s, c’est aussi une question de politique. La fraternité se construit à travers les institutions. Si le citoyen d’Europe pouvait peser davantage pour que l’Europe s’organise pour avoir une autre attitude que celle des murs, nous aurions moins honte. Oui comme citoyens nous avons à dire que ces réalités de fraternité, de solidarité, nous intéresse. Allez voir votre maire, votre député. Il n’est pas contre, la plupart du temps. Simplement quand on le rencontre, on lui parle généralement de crottes de chien sur le trottoir, d’abris-bus mal placés… Si on pouvait lui dire de temps en temps « vous savez, monsieur le député, madame la maire, je sais que c’est difficile, mais la manière dont notre ville pourrait peut-être accueillir des étrangers, c’est important pour moi comme citoyen ». Peut-être entendrait-il qu’il y a un bulletin de vote éventuel, derrière cette démarche… . Citoyen, au service de la fraternité. On a presque parlé de miracle allemand parce que Madame Merckel a pris cette position dont la mise en œuvre est difficile (et je comprends que la mise en œuvre de l’accueil soit difficile…). C’est un choix politique. Comment peut-on aider nos responsables politiques pour les inspirer de la fraternité, et des gestes de solidarité qu’elle entraine dans le concret de la construction de la cité ?

VII.   Au service d’un développement humain

     Cher-e-s ami-e-s, ne laissons pas construire un monde où la fraternité sera devenue impos­sible. Le CCFD-Terre Solidaire qui intervient auprès de ses 440 partenaires, va immédiatement aider les hommes et les femmes à trouver une solution aux problèmes d’alimentation, d’éduca­tion, d’éducation citoyenne, d’arrêt d’humiliation des hommes ou des femmes à travers le monde, etc… . En même temps il y a des actions de « plaidoyer » : mettre en cause un certain nombre de systèmes qui conduisent à des situations inhumaines. Je me souviens de Monseigneur Barreto, évêque péruvien, sur l’altiplano, un des premiers que j’ai rencontré il y a 8 ans lorsque j’ai commencé mon service à la présidence du CCFD-Terre Solidaire, il me dit : «J’ai été nommé sur l’altiplano, et la première visite que j’ai reçue est celle de mamans qui venaient me dire : Monseigneur, sachez que le sang des enfants est plombé ». Vous savez ce qu’est le saturnisme : Ces enfants qui ont ingéré du plomb, avec tous les troubles physiques et psychiques que cela entraine. Le sang des enfants de toute la région était plombé parce que le produit utilisé pour extraire le minerai dans la région est un poison. Poison dans l’eau, poison dans l’air. Les enfants boivent l’eau et respirent l’air. « Comment en l’an 2000 pouvons-nous plomber le sang de nos enfants ? » On le peut, parce que ça coûte plus cher de trouver un autre produit pour extraire le minerai. Le pape François appelle cela le “paradigme techno­cratique“. Le paradigme technocratique, c’est ce constat que la technologie, ou que certains objectifs (là je parle du profit ou des super-profits par exemple) ont mis l’homme, la personne humaine en esclavage. Ce n’est plus la technique au service de la personne humaine, ce n’est plus l’économie. Lorsque la technologie se retourne contre le déploiement de la personne humaine, cette technologie est mauvaise. Dans son discours à Lampedusa le Pape dit bien : « Nous sommes tombés dans une culture, la culture du bien-être qui nous amène à ne penser qu’à nous-même, qui nous rend insensibles au cri des autres, nous fait vivre dans des bulles de savon qui sont belles mais ne sont rien. Elles sont illusion du futile, du provisoire, illusion qui porte à l’indifférence envers les autres et même à la mondialisation de l’indiffé­rence. ». Il y a des systèmes qu’il faut changer. Ne soyez pas étonnés si certaines associations vous demandent cet appui de plaidoyer, c’est à dire faire pression auprès des autorités, non pour faire la révolution, mais pour que les systèmes inhumains changent. Comment voulez-vous donner un petit espoir à la fraternité si nos systèmes technocratiques, économiques et financiers sont tels que la fraternité n’y a plus sa place ?

VIII. C’est toutes les questions climatiques

     Aujourd’hui nous savons bien que migrations et dérèglements climatiques ont un lien direct. Nous avons reçus certains partenaires qui travaillent dans des îles lointaines de l’océan Paci­fique et qui nous disent : Ce qui va se décider à la COP21, c’est notre mort ou notre survie, ou notre déménagement. Vous savez qu’il y a des îles qui ont acheté quelques milliers ou dizaines de milliers d’hectares ailleurs parce qu’elles savent que dans 20 ans, si ça continue comme ça, elles seront submergées. Donc les chemins de fraternité passent aussi par nos responsabilités personnelles. Que pouvons-nous apporter comme pierre personnelle pour contribuer à répondre à ces questions écologiques, ou de la baisse de la consommation d’énergie fossile. Comme citoyens, comment pouvons-nous dire à nos états « Ça nous intéresse ! » ? Et ce que je viens de vous dire surtout, pèlerins de la fraternité que nous sommes, c’est au lendemain de la COP21 que cela va commencer vraiment : l’accord obtenu ne sera pas à la hauteur de ce que l’on pouvait normalement espérer, il y aura encore beaucoup de choses à faire et il va falloir se battre pour la justice climatique.

 

Pour terminer, une histoire[1] : “Un vieux rabbin demandait à ses élèves « A quoi peut-on reconnaitre le moment où la nuit s’achève et où le jour commence ? ». « Est-ce lorsque l’on peut distinguer de loin un chien d’un mouton ? ». « Non ». « Est-ce lorsque l’on peut distinguer un dattier d’un figuier ? » « Non ». « Mais quand est-ce donc ?» demandèrent les élèves. Le rabbin répondit : « C’est lorsqu’en regardant le visage de n’importe quel homme, de n’importe quelle femme, tu reconnaitras ton frère, ta sœur. Jusque-là, il fait encore nuit dans ton cœur. ». Cet appel nous est adressé pour que nous sachions petit à petit aider nos cœurs, nos intelli­gences, nos capacités citoyennes, nos militances, nos croyances, à sortir de la nuit qui nous empêche de reconnaître chez l’autre un frère, une sœur… y compris chez tous les migrants.

                                                                                                                     Guy Aurenche.


 

[1] citée dan : Guy Aurenche. La solidarité, j’y crois. Edition Bayard.

Télécharger
Aurenche - Fraternité & migrants.docx
Document Microsoft Word 227.6 KB