Daniel Vigne, docteur en philosophie et en théologie, agrégé de philosophie, enseigne en Classes préparatoires et en Faculté de théologie à l’Institut catholique de Toulouse. Spécialiste des Pères de l’Église, auteur de nombreux articles, il veut mettre en dialogue l’intelligence des modernes et la sagesse des anciens. Il préside l’association des amis de Lanza del Vasto, dont il a fait connaître la pensée philosophique à travers une publication récente : La Relation infinie (éditions du Cerf).
Tarbes, le 16 novembre 2010
Manger Dieu ?
Regards sur l’Eucharistie des chrétiens
Texte de la conférence :
Chers amis,
Le titre de mon intervention, j’en conviens, est un peu choquant. « Manger Dieu », cela ne se dit pas, cela ne se fait pas, on peut même se demander si cela signifie quelque chose ! Mais le sous-titre, « Regards sur l’Eucharistie des chrétiens », précise le sujet de ma réflexion et le délimite. C’est sur cette tradition chrétienne que nous allons nous interroger, sous deux aspects, du dehors et du dedans. Étant à la fois, vous l’avez rappelé, philosophe et théologien, je suis familier de ce double point de vue, d’interrogation critique et d’adhésion croyante. Ceci pour vous dire que je ne vous ferai ni un discours pieux ni un cours de psycho-sociologie religieuse. Comme beaucoup d’entre vous, je vais à la messe, et je suis même assez souvent à l’autel en tant que diacre, mais comme beaucoup d’entre vous aussi, et peut-être les mêmes, je peux regarder en quelque sorte ce spectacle à distance, et m’interroger sur sa signification.
Que font ces gens ? se demandait-on au IIème siècle dans l’empire romain quand de petits cercles de chrétiens commençaient à s’y multiplier. Et puisqu’on entendait dire qu’ils y mangeaient le corps et buvaient le sang de quelqu’un, les soupçons d’anthropophagie allaient bon train. Nous partirons de ce regard extérieur et critique sur l’eucharistie des chrétiens, regard que l’on trouve encore aujourd’hui chez certains anthropologues ou historiens pour qui le christianisme serait une religion « théophage », mangeant Dieu. Nous croiserons Voltaire, qui se moquait dans des termes assez sévères des pratiques des chrétiens, et surtout des catholiques. Et après ces préliminaires, ayant en quelque sorte posé le problème du dehors, nous tenterons de l’éclairer du dedans, en essayant de refaire le parcours qui conduit de l’Évangile à aujourd’hui. Ce sera un parcours, à grandes enjambées certes, en cinq étapes qui porteront successivement sur :
- l’institution de ce sacrement, ou : « Le geste de Jésus ».
- son évolution dans l’histoire : « En mémoire de lui ».
- l’idée de transsubstantiation : « La présence réelle ».
- le sens particulier du vin et du sang : « Prenez et buvez ».
- le fruit de l’eucharistie : « Vivre de communion »
Mais commençons par l’approche critique.
Préliminaires critiques
J’ai retrouvé dans les Annales de la société d’Anthropologie de Paris, datant de 1888, une discussion fort intéressante sur l’anthropophagie, et parmi les conclusions apportées au problème par ces nobles et érudits personnages, on trouve ceci :
« L’homme religieux prêtant généralement aux dieux qu’il a imaginés les appétits et les passions qu’il possède lui-même, l’habitude des sacrifices humains faits aux dieux témoigne de l’attrait qu’avait primitivement un semblable cadeau pour l’homme lui-même. Il voulait se faire, sous-entendu, des sacrifices sanglants et donc consommer ses victimes, y compris humaines[1] ».
La suite retrace l’histoire de cette anthropophagie des origines à nos jours.
« Dans les races inférieures et lointaines, l’anthropophagie est produite pas l’insuffisance de nourriture animale. Faute de chair, on mange des hommes. Puis, chez certaines peuplades, le goût de la chair humaine a pu se développer, mais cette alimentation demeure exceptionnelle. Vient ensuite l’anthropologie guerrière, exercée d’abord par vengeance, puis dans l’espoir de s’assimiler les qualités du vaincu ».
J’ai lu à ce sujet que les derniers anthropophages, dans des îles perdues d’Indonésie, se sont éteints peut-être dans les années 1950.
« À côté d’elle, on trouve quelques rares exemples d’anthropophagie judiciaire. Le condamné mis à mort l’était jusqu’au bout, et consommé dans sa chair. Enfin, à un degré plus élevé de son évolution, l’homme pratique l’anthropophagie religieuse, qui elle-même, qui par les progrès de la civilisation, devient purement symbolique ».
On nous décrit donc une religion anthropophage qui, peu à peu, se décante. Et la dernière phrase est remarquable :
« Nous voyons une trace de cette dernière chez les chrétiens catholiques, qui espèrent s’assimiler toutes les vertus en mangeant la chair de leur Dieu, Christ, sous les espèces du pain et du vin ».
Beaucoup de choses sont sous-entendues dans ce texte, que l’on pourrait analyser en détail : l’idée d’une progressive décantation de ces pratiques barbares ; l’idée que le christianisme procède d’une symbolisation des ces pratiques, et qu’en même temps il en est solidaire. L’eucharistie serait une sorte de relique d’un passé pas très glorieux ! Certes, les chrétiens ne tueraient plus pour consommer leur Dieu, mais ce serait quand même l’arrière-fond de leurs pratiques.
Plus récemment a été publié un livre de Martin Monestier, au titre suggestif : Cannibales. Histoire et bizarreries de l’anthropophagie aujourd’hui[2]. Ce livre retrace, avec des données scientifiques sans doute plus précises, l’histoire du cannibalisme sous toutes ses formes. Leur liste est riche : alimentaire, médicale, judiciaire, de vengeance, érotique, pathologique, et j’en passe, et l’on arrive à un chapitre intitulé « Les chrétiens, un modèle cannibale », sans point d’interrogation. L’idée est la suivante : les paroles prononcées au cours de la cène par Jésus-Christ, « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », que le prêtre reprend chaque fois qu’il célèbre l’eucharistie, seraient tributaires d'un rituel cannibale !
Nous apprenons de bonnes, ce soir… Mais poursuivons, car nous sentons bien qu'il y a là de quoi réfléchir. Un site Internet sur lequel vous pouvez tous aller et retrouver cette phrase, intitulé « Nous sommes tous des cannibales », fait lui aussi l’inventaire culturel et même culinaire de toutes ces pratiques actuelles, signalant qu’au Japon, certaines pratiques « cannibales » proposent de manger des reproductions fidèles de corps humains. Passons sur d’autres détails, comme le rappel de la chanson bien connue, « Il était un petit navire », qui, sur un mode gentil et enfantin, nous laisse quand même entendre que « c’est donc lui qui serait mangé »… Et venons-en à la conclusion :
« Si les cadres moraux et religieux ont proscrit le cannibalisme comme pratique de masse, ils ont néanmoins produit un certain nombre de substituts symboliques ; le plus évident reste le rite catholique de l’eucharistie[3]. »
Les historiens, de façon plus précise, s’arrêtent sur ce problème à la lumière de la Religionsgeschichte des historiens allemands du XIXème siècle, et des parallèles qu’on peut établir entre le christianisme des origines et les religions païennes de la même époque –notamment le mithraïsme. Partie de Perse, la religion de Mithra s’est diffusée jusque dans nos régions, puisqu’à Lectoure, on trouve des tauroboles sur lesquels étaient immolés des animaux. Or on sait qu’un des rites principaux du mithraïsme était un repas sacrificiel au cours duquel on mangeait la chair et buvait le sang d’un taureau. Mithra était « présent » dans la chair et le sang de ce taureau qui, lorsqu’il était consommé, donnait le salut à ceux qui avaient participé à ce repas, sacrificiel et « théophagique ».
Un historien, voulant tracer un parallèle possible entre la communion des chrétiens et ce type de rite, a la formule suivante, qui me paraît hautement contestable, mais qui fait partie des idées traînant dans la tête des gens aujourd’hui,
« Constantin et ses successeurs ont trouvé un substitut facile au repas sacrificiel du Mithraïsme, dans le concept de la Sainte Cène, la communion chrétienne[4]. »
Et cet historien d'ajouter :
« Malheureusement, certains chrétiens primitifs avaient déjà commencé à associer du mysticisme à la Sainte Cène[5] en rejetant le concept biblique de commémoration simple et respectueuse de la mort du Christ et de son sang versé. La romanisation de la Sainte Cène est l’accomplissement de la transition vers la consommation sacrificielle de Jésus-Christ, appelée la messe catholique[6]. »
D’autres historiens feront le parallèle entre l'eucharistie et les rites du culte de Dionysos ou d’autres religions à mystères, avec des arguments d’ailleurs intéressants, puisque les premiers auteurs chrétiens eux-mêmes font parfois des rapprochements. Ainsi Justin de Rome au IIème siècle dit à peu près ceci : « Je sais bien que dans les cultes à Mithra on fait ceci ou cela qui ressemble à ce que nous faisons… », mais c’est pour préciser qu’il n’y a, sur le fond, aucun rapport. On lit dans son Apologie :
« Les apôtres, dans leurs écrits que l'on nomme Évangiles, nous ont appris que Jésus-Christ leur avait recommandé d'agir de la sorte lorsque ayant pris du pain, il dit : "Faites ceci en mémoire de moi : ceci est mon corps", et semblablement ayant pris le calice, et ayant rendu grâces : "Ceci est mon sang" ajouta-t- il ; et il le leur distribua à eux seuls. Les démons n'ont pas manqué d'imiter cette institution dans les mystères de Mithra ; car on apporte à l'initié du pain et du vin, sur lesquels on prononce certaines paroles que vous savez ou que vous êtes à même de savoir[7]. »
Mais faisons, par rapport à ces temps lointains, un grand bond en avant. Je vous signale le livre tout à fait récent d’un certain Franck Lestringant, historien de qualité, auteur d'un ouvrage intitulé Une sainte horreur, ou : le voyage en Eucharistie du XVIème au XVIIIème siècle. Le cadre de son enquête est l’étude des milieux protestants d’Europe et de France en particulier, calvinistes spécialement, et il étudie le regard que ces gens-là posaient sur la messe catholique, eux pour qui ce que font les catholiques est une horreur, une trahison, une perversion de l’Évangile. Voici comment une recension du livre résume cette attitude :
« Pour eux, l’eucharistie est un rite barbare et sanglant, résultant d’une double perversion. D’une part elle est fondée sur une théophagie participant de l’anthropophagie […] d’autre part, au lieu d’aller du cru vers le cuit, comme dans le sens de l’évolution de l’histoire, elle fait l’inverse, allant du pain et du vin vers le corps et le sang, " mystère honni de la transsubstantiation[8]" ».
L’auteur cite de nombreux exemplaires littéraires issus de membres de cette église, condamnant le rite catholique comme un rite préhistorique et barbare.
En espérant ne pas vous avoir trop troublés, je terminerai ma rétrospective par un véritable morceau d’anthologie, extrait d’un site de citations sur l’athéisme, et présentant le regard d’un athée sur la messe.
« Le dogme le plus intéressant du catholicisme est celui de la transsubstantiation. Lorsque le prêtre prépare le rite de l’eucharistie et impose les mains sur le pain et le vin, ceux-ci deviennent réellement, par un miracle, le corps de Jésus et le sang de Jésus, c’est-à-dire de l’homme-Dieu qui est censé avoir fondé le christianisme ».
Notons cette formule très prudente : peut-être que Jésus a fondé le christianisme… Mais la suite est encore plus savoureuse :
« Si vous n’avez jamais assisté à un rite "de la communion" catholique, allez-y au moins une fois, c’est assez spectaculaire : le prêtre lève les mains, prononce la phrase rituelle […] et, miracle, dit le dogme, à cet instant précis le pain et le vin deviennent corps et sang de l’homme-Dieu pour les fidèles. Pour tromper les mécréants, ils gardent toutefois leur apparence extérieure de pain insipide et un peu collant et de vin doux. Le catholique qui prend la communion ingère donc la vraie chair du "vraiment homme et vraiment Dieu". Cela est particulièrement intéressant car cette particularité fait du catholicisme la seule religion théophage connue[9] ».
On pourrait relire ce texte au deuxième degré, en en faisant une étude minutieuse, en essayant de voir ce qu’il y a d’authentique et d’honnête dans certains parallélismes, et ce qui est de l’ordre du malentendu et qui appelle, chez les chrétiens, une réflexion plus approfondie. Mais dans cet ordre d'idées, je vous ai annoncé Voltaire, et je ne résiste pas au plaisir de vous lire quelques lignes tirées de son Dictionnaire Philosophique, à l’article « Eucharistie ». Il se montre, du moins au début, d’une prudence et d’une amabilité qui ne sont pas toujours le cas dans les écrits de ce type :
« Dans cette question délicate, nous ne parlerons point en théologien. Soumis de cœur et d’esprit à la religion dans laquelle nous sommes né, aux lois sous lesquelles nous vivons, nous n’agiterons point la controverse ».
Mais lisons la suite, très ironique, qui fait allusion aux guerres de religion entre catholiques et protestants :
« Une moitié de l’Europe anathématise l’autre au sujet de l’eucharistie, et le sang a coulé de la mer Baltique jusqu’au pied des Pyrénées, pendant 200 ans, pour un mot [eucharistie] qui signifiait « douce charité » [voyez l’ironie voltairienne]. Vingt nations, dans cette partie du monde, l’Europe, ont en horreur le système de la transsubstantiation catholique. […] Leurs prédicateurs, dans les chaires, les savants dans leurs livres, les peuples dans leurs discours, répètent sans cesse que le Christ ne prit point son corps avec ses deux mains pour le faire manger à ses apôtres, qu’un corps ne peut être en cent mille endroits à la fois, dans du pain et dans un calice […]. C’est là ce que dit […] la foule innombrable des réformateurs Ttandis que le mahométan, paisible maître de l’Afrique, de la plus belle partie de l’Europe et de l’Asie, rit avec dédain de nos disputes, et que le reste de la terre les ignore. Encore une fois, je ne conteste point. Je crois d’une foi vive tout ce que la religion catholique enseigne sur l’eucharistie, sans y comprendre un seul mot ».
Voltaire pousse alors plus loin la réflexion :
« Voici mon seul objet, le fond de ma pensée. Il s’agit de mettre aux crimes le plus grand frein possible. Les stoïciens disaient qu’ils portaient Dieu dans leur cœur […] La religion catholique va plus loin. Elle dit aux hommes : "Vous aurez physiquement, dans vous, ce que les stoïciens avaient métaphysiquement. Ne vous informez pas de ce que je vous donne à manger et à boire, ou à manger simplement. Croyez seulement que c’est Dieu que je vous donne, il est dans votre estomac. Votre cœur le souillera-t-il par des injustices, par des turpitudes ? […] Il était impossible, sans doute, d’imaginer un mystère qui retînt plus fortement les hommes dans la vertu ».
Ainsi l'eucharistie n'avait qu'un but : moraliser la société Mais ici arrive le Voltaire que nous connaissons, d'une froideur cinglante, qui constate que ce but est loin d'avoir été atteint :
« Cependant Louis XI, tout en recevant Dieu dans lui, empoisonne son frère ; l’archevêque de Florence, tout en faisant Dieu, et les Pazzi, tout en recevant Dieu, assassinent les Médicis dans la cathédrale […] Jules II, pape, fait et mange Dieu, mais la cuirasse sur le dos et le casque en tête, il se souille de sang et de carnage. […] L’abbé N… est plein de Dieu, ne parle que de Dieu, donne Dieu à toutes les femmes imbéciles ou folles qu’il peut diriger, et vole l’argent de ses pénitents. »
J’en passe, et des meilleures, car on sait que Voltaire excelle dans ces rétrospectives historiques érudites. Mais venons-en à la fin du texte :
« Que conclure de ces contradictions ? Que tous ces gens-là n’ont pas véritablement cru en Dieu ; qu’ils ont encore moins cru qu’ils avaient mangé le corps de Dieu et bu son sang ; qu’ils n’ont jamais imaginé avoir Dieu dans leur estomac ; que s’ils l’avaient cru fermement, ils n’auraient jamais commis aucun de ces crimes réfléchis. En un mot, que le remède le plus fort contre les atrocités des hommes a été le plus inefficace. Plus l’idée en était sublime, plus elle a été rejetée en secret par la malice humaine ».
Telle est donc la pointe, et elle est terrible : l’eucharistie, selon Voltaire, n’a pas moralisé les hommes. Comme on le devine, son plaidoyer ira dans le sens d’une religion sans rite, religion morale qu’on appelle un déisme, débarrassée de toutes les « vieilles pratiques magiques » et concentrant son message sur la vertu et le bien.
Vous me direz que ce n’est déjà pas si mal ! Mais nous autres, catholiques, nous sentirions privés d’un trésor sacramentel que les réflexions de Voltaire, comme celles des historiens précédents, nous obligent à revisiter.
1. Le geste de Jésus
Et c’est ce que je voudrais faire, comme annoncé, en repartant du geste même de Jésus. Ce sera notre premier point. Qu’a fait le Christ le soir de la Sainte Cène, dans ce dernier repas qu’il partageait avec ses apôtres et disciples ? Il a fait – première observation – un geste tout à fait ordinaire à bien des égards : rompre le pain, dans un pays où le pain était la nourriture de base, tout le monde le faisait, tout le temps. Ce n’est donc pas seulement la signification religieuse, dans le cadre du repas pascal, ou rituelle de ce geste, que Jésus assume et reprend, mais aussi sa simplicité ménagère, si j’ose dire, et alimentaire. C’est au cœur de l’existence vraie, et de notre pauvre subsistance, qu’il est allé se manifester et comme se loger en disant : « Ceci est mon corps », comme pour dire : « N’allez pas me chercher sous les ors des temples, mais plutôt dans les miches de pain ».
Et pourtant, dans ce geste ordinaire et quotidien, Jésus se donne lui-même d’une manière tout à fait inouïe. C’est pourquoi, de cette soirée, pas une « miette », pas une parole n’a échappé aux apôtres. Prendre sa vie en mains, la briser en rompant ce pain : quel geste ! quelle force ! quelle visibilité !
Le Christ fait beaucoup plus qu’instituer un rite, il s’accomplit personnellement dans cet acte, et il nous le livre – ce « corps livré » – comme le geste humain par excellence. On ne peut rien faire de plus que ça : se prendre en main soi-même et se donner, s’offrir quoi qu’il en coûte. Le Christ sait bien ce qu’il va lui en coûter : « Ma vie, dit-il, personne ne me la prend mais c’est moi qui la donne[10] ». Se posséder pleinement, pour se perdre volontairement et totalement. Rien de mièvre, rien de moralisateur dans cette parole, mais une sorte de défi et de courage inouï. Je voudrais citer ici Ruysbroeck, mystique médiéval (1293-1381), qui s'en émerveille :
« Le premier signe de l’amour, c’est que Jésus nous a donné sa chair à manger. Voilà une chose inouïe, qui exige de nous admiration et stupeur. […] Tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, il le donne. […] Il veut prendre notre vie pour la changer en la sienne. Il nous fait le don d’une faim et d’une soif éternelles. À cette faim et à cette soif, il donne en nourriture son corps et son sang. Quand nous les recevons avec ferveur, son sang plein de chaleur et de gloire coule de Dieu dans nos veines et le feu prend au fond de nous. Il y a des hommes qui font l’expérience de Dieu. Étonnez-vous donc si la joie les brise ! »
Ajoutons ici une réflexion personnelle. Jésus, au soir de la Cène, a partagé le repas avec ses apôtres. Il a lui aussi mangé le pain et bu le vin. Il disait d’ailleurs, d’avance : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous[11]. » Comme si l’eucharistie, en même temps qu’elle est le signe (au sens le plus fort du terme) et la mémoire de la Croix, c'est-à-dire de sa mort, était aussi l’avant-goût du royaume, du banquet messianique, du festin eschatologique. Et dans le festin final, le Messie, comme déjà ce soir-là, « trinquera », si j’ose dire, avec ses disciples, comme un prince avec ses amis, et se réjouira en leur présence.
Jésus se donne et en même temps, partage avec nous le repas dans lequel il se donne. Descartes, pourtant peu enclin à réfléchir sur ces sujets, dans une lettre au Père Meylan du 9 février 1645, fait état d’une pensée assez originale et intéressante sur ce sujet. S’interrogeant sur la transsubstantiation, Descartes remarque que pour chacun de nous, manger, c’est en quelque sorte transsubstantier ce qu’on mange, puisque c’est le transformer en soi.
Ainsi le Christ, dans ce geste total que j’évoque, qui est à la fois de don de soi et de partage du repas, transsubstantie en lui-même les aliments qu’il consomme. En nous donnant son corps, il nous signifie que nous pouvons nous-mêmes nous transsubstantier en lui, ou le transsubstantier en nous.
Vous voyez ainsi que le mystère de la transsubstantiation, en même temps qu'il est attaché au pain et au vin, au corps et au sang qui sont sur l’autel, doit s’inscrire dans une transsubstantiation plus large et plus totale, incluant notre existence quotidienne. C’est cela ce que le Christ assume, nous disant en quelque sorte : « Ce que vous allez manger et transformer en vous, comme vous le faites à chaque repas, ce sera désormais moi-même. » Le Christ se donne à manger à nous, en même temps, redisons-le, qu’il mange avec nous. Nous sommes à sa table, pourrait-on dire ; et de même qu’il transforme ses aliments en lui, nous nous transformons en lui en les transformant en nous. Je pense à cette très belle parole de l’Apocalypse : « J’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi[12]. »
2. En mémoire de lui
Le deuxième moment de notre parcours voudrait retracer quelques étapes de la façon dont les chrétiens, depuis les origines, ont reproduit et perpétué ce geste total que le Christ avait partagé avec ses apôtres ; cette « communion » qui fait d’eux des « compagnons », au sens précis du terme ; cette intimité dans laquelle on partage le même pain : c'est de tout cela qu'il fallait mémoire, et au cœur de cet amour partagé, refaire aussi le geste précis du pain rompu, du vin consommé. Le christianisme en ce sens, c’est la religion du repas partagé, du repas où l’on mange celui qu’on aime. Jean-Marie Hennaux, un de mes anciens professeurs jésuites, l'exprime fort bien :
« À la Cène Jésus dit : "Faites cela en mémoire de moi". Cela n’est pas seulement le rite réitéré, c’est l’acte tout entier posé ce soir-là. L’Église est tout entière invitée à entrer dans l’acte qui la sauve et la consacre. […] Nous faisons cela "en mémoire de Lui" dans la mesure où nous nous prenons, où nous nous rompons dans la mort à nous-mêmes, et où nous devenons réellement le pain des autres. »
Les premiers textes que nous ayons sur l’eucharistie datent de la fin du Ier siècle, peut-être du début du second, mis à part ceux du Nouveau Testament. Citons ici la Didachè, texte chrétien primitif qui nous donne la description de la première eucharistie chrétienne connue.
« Pour ce qui est de l’eucharistie, dit ce beau texte, rendez grâces ainsi. D’abord pour la coupe : "Nous te rendons grâces, notre Père, pour la sainte vigne de David, ton serviteur, que tu nous a révélée par Jésus ton enfant. À toi la gloire dans les siècles". Puis pour le pain rompu : "Ô notre père, nous te rendons grâces pour la connaissance que tu nous a révélée par Jésus, ton serviteur, gloire à toi dans les siècles[13] ».
Et un peu plus loin :
« C’est toi, Maître tout puissant, qui as créé l’univers pour la gloire de ton nom, et qui as donné aux hommes la nourriture et le breuvage en jouissance, pour qu’ils te rendent grâces. Mais nous, tu nous as gratifiés d’une nourriture et d’un breuvage spirituels et de la vie éternelle, par Jésus, ton enfant. Et par-dessus tout, nous te rendons grâces ».
"Nous, tu nous as gratifiés…" : vous voyez que, dès le Ier siècle, les chrétiens savent que dans ce repas-là, quelque chose se passe qui ne se passe pas dans les repas ordinaires. À peu près cinquante ans plus tard, au milieu du IIème siècle, Justin de Rome, dans son Apologie adressée à l’empereur Antonin, décrit l’eucharistie des chrétiens ? C’est là aussi un témoignage très précieux :
« Le jour appelé "jour du soleil", le dimanche, tous, qu’ils habitent la ville ou la campagne, se réunissent dans un même lieu, et on lit les mémoires des apôtres et les textes des prophètes aussi longtemps qu'il est possible. […] Puis, quand nous avons fini de prier, on apporte le pain et le vin mêlé d’eau. Celui qui préside fait monter au ciel des prières et des eucharisties autant qu’il en est capable, des actions de grâce, et le peuple acclame en disant "Amen". Puis on distribue et on partage à chacun les dons sur lesquels a été prononcée l’action de grâces ; ces Dons sont envoyés aux absents par le ministère des diacres. Et les fidèles qui sont dans l’aisance et qui veulent donner donnent librement, chacun ce qu’il veut[14]. »
Ce texte, vous l’avez noté, fait un lien direct entre l’eucharistie comme rite et le partage comme pratique concrète et fraternelle. En décrivant l’eucharistie, Justin souligne cette dimension de partage :
« Nous ne prenons pas l’eucharistie comme un pain ordinaire ou comme une boisson ordinaire, car de même que le Christ notre sauveur, en s’incarnant par la parole de Dieu, a pris chair et sang pour notre salut, ainsi l’aliment, devenu eucharistie, nourrit notre sang et notre chair en les transformant, car cet aliment est la chair et le sang de ce Jésus qui s’est incarné. Depuis ce temps, nous n’avons jamais cessé d’en renouveler la mémoire parmi nous. Et tous ceux qui ont de quoi viennent en aide à ceux qui sont dans le besoin. Et nous sommes toujours unis entre nous. Dans toutes nos offrandes, dans les offrandes sacramentelles de la liturgie et dans le partage, nous bénissons le créateur de l’univers par son fils Jésus Christ et par l’Esprit Saint[15]. »
À la fin de ce même IIème siècle, je ne peux m’empêcher d’attirer votre attention sur un auteur que j’aime beaucoup parmi les Pères de l’Église : saint Irénée de Lyon, qui a sur l’eucharistie des paroles très fortes. Peut-être la première théologie de l’eucharistie se trouve-t-elle chez lui. Ce qu’il dit est dirigé contre des gens qui ne croient pas à l’eucharistie, et qui n’y croient pas parce qu’ils ne croient pas à la chair du Christ non plus : les gnostiques, pour qui Jésus était une espèce d’esprit venu traverser le monde matériel mais sans lui appartenir.
Dans son gros livre Contre les hérésies, Irénée veut pourfendre cette doctrine en disant à peu près ceci : « Si nous voyons le Christ comme ces gens-là le voient, nous sommes perdus, il n’y a plus aucun contact entre Dieu et nous ! Car nous sommes des êtres de chair, et si Dieu ne nous a pas visités dans notre chair, alors malheur à nous… » Le Christ, qui pour Irénée est vraiment incarné, est vraiment chair et sang, nous donne l’eucharistie comme sa chair et son sang. Ce sacrement est pour lui le gage physique, concret, de notre résurrection future. C’est parce que ce corps-là, celui du Christ ressuscité, est venu dans notre chair, que notre chair porte en elle comme la semence d’une vie qui ne mourra pas.
« Comment peuvent-ils dire que la chair est incapable de recevoir le don de Dieu, c’est-à-dire la vie éternelle, alors qu’elle en est nourrie par le corps et le sang du Christ et que nous en sommes les membres[16] ? ».
Au Vème siècle, saint Augustin donnera à la théologie de l’eucharistie une ampleur admirable, avec une insistance précieuse sur le fait que communier au corps du Christ dans la messe, c’est devenir ce corps, non de façon individuelle, mais ecclésiale et communautaire. Autrement dit, la communion eucharistique n’est pas seulement un rite dans lequel chacun est invité à s’unir à son Seigneur, mais un rite dans lequel tous ensemble, nous qui communions, devenons ce que nous recevons. Vous connaissez sans doute ce beau chant : « Devenez ce que vous recevez : vous êtes le corps du Christ. » Il s’inspire d’une parole de saint Augustin qui disait : « Soyez ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes[17] ». Parfaite circularité, comme nous le disions, entre ce Christ qui se donne à nous et nous qui sommes en quelque sorte transsubstantiés en lui.
Au cours des siècles suivant, la théologie de l’eucharistie va beaucoup s’enrichir et il n’est pas question de retracer ici les étapes d’une très longue histoire. J’en signale seulement deux moments importants.
1. Au Moyen-âge d’abord, se pose la question de savoir comment le Christ est présent dans ce pain et ce vin – qui, lorsque le prêtre les consacre, n’en restent pas moins à nos yeux de chair du pain et du vin. À cette question (que, je le signale, l’Orient chrétien ne s’est pas posée, du moins avec la précision conceptuelle qui caractérise la mentalité occidentale), il y eut plusieurs manières de répondre.
En termes philosophiques, on pouvait dire : « Sous les apparences du pain et du vin, se tient la réalité du corps et du sang ». On pouvait dire aussi : « Sous la substance du pain et du vin, se tient la présence du Christ vivant »… Dans la période qui va du IXème au XIIIème siècle, beaucoup de théologiens tenteront de formaliser la question, avec des débats assez énergiques entre gens qui n’utilisaient pas tout à fait les mêmes mots !
Ainsi, de Radbert (IXème s.) à Béranger de Tours (XIème s.) et à saint Thomas d’Aquin (XIIIème s.), sans compter les penseurs condamnés pour avoir utilisé des termes jugés inacceptables, la réflexion s’affine et forge le terme de « transsubstantiation » que l’on voit apparaître, notamment, à partir du IVème Concile de Latran en 1215, et qui définit le mystère eucharistique à partir du changement mystérieux qui, sous les « espèces », c’est-à-dire les apparences du pain et du vin, modifie la réalité même de ce que nous consommons dans la communion.
Mais ce terme de transsubstantiation pouvait lui-même être entendu de manières diverses, à partir de plusieurs schémas philosophiques et théologiques – et d’ailleurs, jusqu’aujourd’hui, ce terme continue de faire réfléchir les théologiens, même s’il a été consacré par le dogme, car le dogme n’épuise jamais la réalité qu’il définit. On pouvait donc insister :
- soit sur l’aspect intellectuel et rationnel de ce mystère – saint Thomas d’Aquin fera un gros travail dans cette direction.
- soit sur l’acte de foi qui fait que je « crois sans voir », et que ce que je reçois invisiblement, c’est le Christ en personne, connu par le cœur : courant que l’on peut dire plus affectif ou fidéiste, à distinguer du courant plus rationaliste. Tout cela à l’intérieur même de l’Église, qui comporte plusieurs types de sensibilité.
- on peut y ajouter un courant de type symboliste, pas au sens faible où le pain et le vin ne seraient qu’un symbole et pas une réalité, mais un symbole au sens fort de la sacramentalité et de la symbolique chrétienne, le symbole étant bien plus qu’une simple allusion – il est un signe, mais porteur de la réalité qu’il signifie.
2. À partir du XVIème siècle, autre moment important, ce qui relancer très durement le débat, c’est évidemment la Réforme. Certes, Luther et l’Église luthérienne gardent un sens assez fort de la communion eucharistique et de la présence du Christ dans l’eucharistie. Mais dans l’Église réformée issue de Calvin (on pense à l’« affaire des placards » en 1534, par laquelle tout a commencé), on ne veut voir dans l’eucharistie qu’une représentation, une commémoration, mais pas une présence réelle du Christ.
Et là, comme on sait, les chrétiens vont sortir les armes. Sur cette question et sur d’autres, le débat se durcit. L’élévation solennelle lors de la messe, et beaucoup d’autres aspects de la liturgie catholique, sont liés à cette lutte et aux efforts de la « Contre-réforme » pour faire valoir le dogme, si important pour l’Église romaine, de la transsubstantiation. Au risque, osons le dire, de déséquilibrer parfois le mystère de l’eucharistie, ou de l’entourer de tant d’autres pratiques que le centre en devient quelque peu inaccessible.
Ainsi, pendant des siècles, la communion a été très rare ; elle était devenue un geste si solennel et si sacré que l’on n’osait pas s’en approcher. Les formes de l’adoration visuelle de l’eucharistie, qui peuvent se comprendre et ont une valeur spirituelle certaine, pouvaient occulter le fait que cette nourriture, par définition, est faite pour être mangée. Le Christ n’a pas dit : « Voyez et contemplez », mais bien : « Prenez et mangez » ! Les réformes consécutives à Vatican II ont tenté de revenir au sens primitif et fondateur de l’eucharistie, la grande tradition, en replaçant le sacrement dans une lumière qui ne fasse pas oublier quel est le cœur de ce geste.
3. Présence réelle ?
Dès lors, interrogeons-nous un peu sur ce concept et ce dogme de la « présence réelle », avec l’ambiguïté que comporte la formule puisque le mot res, d’où proviennent ceux de « réel » et de « réalité », signifie en latin « chose ». « Présence réelle », si on le prend dans un certain sens, pourrait suggérer l’idée d’une présence chosifiée, réifiée, et ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit.
La présence réelle doit se prendre au sens de l’authenticité d’une présence qui est, en vérité, personnelle. C’est d’une personne que les chrétiens attestent la présence dans l’eucharistie. Et non seulement d’une personne présente – et c’est maintenant le mot « présence » que j’interroge – mais d’une personne agissante. Le Christ ne se contente pas d’être dans l’eucharistie, mais il se donne et irradie de sa présence rayonnante ceux qui y communient. Présence personnelle, présence agissante, présence irradiante, c’est tout cela qui est contenu dans l’expression « présence réelle ».
Déjà dans l’Ancien Testament, et à la différence des religiosités idolâtres (où le divin est perçu avant tout comme une puissance dominatrice), on constate que la présence de Dieu inaugure et prépare la communion avec lui. Le Dieu de la Bible n’est pas seulement un Dieu qui est, mais un Dieu qui est « avec » : « Dieu avec nous ». L’eucharistie doit être comprise au sens d’une co-présence, d’une présence partagée.
Revenons à la manifestation de Dieu dans le buisson ardent du Sinaï. Moïse va voir ce phénomène étrange qui n’est pas sans rappeler l’eucharistie, celui d’une présence voilée dans une réalité matérielle… Moïse pressent que Dieu est là. Mais il ne se contente pas d’être là : du sein de ce buisson qui devrait se consumer, Dieu lui dit : « J'ai vu, j'ai vu la misère de mon peuple, je connais ses angoisses, et je suis descendu pour le délivrer[18]. » De même Dieu vient dans l’eucharistie, non pas seulement pour nous dire : « Je suis là », mais pour dire « Je viens pour faire ceci et cela ».
Aussi les Pères de l’Eglise insistent sur le fait que la communion eucharistique n’est pas simplement un miracle s’opérant sur l’autel, mais une communion de vie qu’il s’agit d’établir entre le Christ et nous. Telle est la grande tradition de l’Église, dont on s’est parfois un peu éloigné pour les raisons que j’ai dites. Voyez par exemple saint Cyrille d’Alexandrie (Vème siècle) :
« Si tu jettes un petit morceau de pain dans l'huile, de l'eau ou du vin, il va tout de suite s'imprégner de leurs propriétés. Si tu mets du fer dans le feu, il sera bientôt rempli de son énergie. Et bien que par nature il ne soit que du fer, il deviendra comme du feu. […] Ainsi donc, en mangeant la chair du Christ notre sauveur, en buvant son sang, nous avons la vie en nous, nous devenons comme un avec lui, nous demeurons en lui[19] ».
Et saint Jean Chrysostome à la fin du IVème siècle :
« Beaucoup de gens disent aujourd’hui : "Je voudrais bien voir le visage du Christ, ses traits, ses vêtements, ses chaussures. » Eh bien, c’est lui que tu vois, c’est lui que tu touches, lui que tu manges ! Tu désirais voir ses vêtements, mais c’est lui qui se donne à toi, non seulement pour être vu, mais pour être touché, mangé, accueilli dans ton cœur ».
Tel est le sens profond de l’eucharistie, dont la transsubstantiation est, certes, le moment solennel, mais inséparable du reste de la cérémonie, et de l’expérience transformatrice qu’elle implique. Osons le dire : lorsque vous communiez (je parle ici à ceux d’entre vous qui sont croyants), le « miracle eucharistique » se passe en vous.
Cyrille de Jérusalem, au milieu du IVème siècle, le dit :
« Sous la figure du pain t’est donné le corps, et sous la figure du vin t’est donné le sang, afin que que tu deviennes un seul corps, un seul sang avec le Christ. Ainsi nous devenons christophores, porteurs du Christ, son corps et son sang se répandant dans nos membres[20]. »
Je voudrais vous lire un texte plus récent d’un religieux contemporain, Victor Sion[21], qui dit cela d’une manière intéressante. Il part de l’idée que l’hostie est infime, qu’elle n’est presque rien, et que le Christ, dans l’histoire du monde, n’était lui aussi presque rien. Pourtant, dans ce « presque rien » du Christ au regard de l’histoire, comme dans ce « presque rien » de l’hostie au regard de l’univers, Dieu trouve le moyen de s’immiscer, de s’insérer pour atteindre tout le reste :
« Pour se faire connaître, pour être rencontré, Dieu fixe notre regard sur un petit espace ; il cerne l’horizon infini de sa divinité en concentrant notre regard sur une personne précise [Jésus]. Et c’est de ce point infime dans la géographie du cosmos, dans l’histoire millénaire, dans la multitude des hommes, qu’éclate la plénitude de sa divinité, et là, il offre à tous les hommes d’y participer à tout jamais. Dieu continue cette pédagogie dans le mystère de l’eucharistie. Avant de disparaître aux yeux des hommes, Jésus a concentré tout le "don de Dieu" aux hommes dans un point infime, un infime morceau de création, une miette de matière créée, travaillée par l’homme, transformée par son travail et que Dieu vient transformer en Dieu. Cette mini-matière, par la parole prononcée sur elle, devient la réussite absolue du plan divin sur la création. En cette matière […], c’est toute la création qui a la promesse d’être transformée un jour[22]. »
4. Buvez-en tous
Ma quatrième réflexion portera sur un aspect parfois négligé de l’eucharistie : la coupe de vin, à laquelle, le plus souvent, les fidèles ne communient pas. Pourtant, et comme pour parer à nos réticences, le Christ avait bien dit : « Prenez et buvez-en tous[23] », comme pour parer à nos réticences, et comme pour souligner le fait qu’une boisson alcoolisée – et dans l’antiquité, le vin était très fort, c’est pourquoi on le coupait d’eau – fait bel et bien partie du culte chrétien.
Oui, c’est le vin que le Christ a choisi comme le signe de son sang, renversant l’horreur d’une mort infamante dans la joie d’un repas de noces. On pense, bien sûr, au miracle de Cana, repas de fête, Jésus change l'eau en vin en signe de sa future Passion. Cet aspect de l’eucharistie n’est donc ni accessoire, ni secondaire, ni facultatif. Les chrétiens doivent boire à la coupe du salut, le Christ leur en a donné l’ordre. Négliger cet aspect du mystère, c’est non seulement contredire la lettre de l’Évangile, mais son esprit. Car le vin de la coupe, transsubstantié en sang, dit quelque chose du mystère de Jésus, quelque chose d’autre que le mystère du pain – quelque chose dont il serait regrettable que les chrétiens se privent.
Le vin de l’eucharistie est plus qu’un symbole : il est un signe – signe efficace, « réalisant ce qu’il signifie », comme on le dit d’un sacrement – mais signe de quoi ? D’une ivresse mystique, d’un cœur échauffé par la présence de l’être aimé. Le corps, le pain, c’est la solidité – de notre engagement, de notre obéissance, de notre solidarité concrète aussi, comme on l’a vu plus haut. Le pain nous rend participants d’une même réalité. Le vin, lui, nous soulève pour ainsi dire au dessus de nous-mêmes, nous entraîne plus loin dans l’intimité du Christ.
Demandons à l’eucharistie de nous sustenter, de nous nourrir sous ces deux formes, solide et liquide, matérielle et « spirituelle » (on sait d’ailleurs que le mot esprit peut vouloir dire « alcool »). Faisons en sorte que notre corps s’en souvienne ! J’avoue qu’il m’arrive de me demander si nos hosties, si fines, si impalpables, presqu’immatérielles, ne devraient pas être un peu plus consistantes, pour que l’eucharistie soit pour notre corps le signe parlant d’une vraie présence.
Le jeûne eucharistique, d’ailleurs, devrait lui aussi favoriser cette expérience corporelle qui nous fait accueillir le corps du Christ sous la forme du pain – mais qui nous fait aussi accueillir, sous la forme du vin, ce je-ne-sais-quoi qui nous enivre, et qui, comme dit un Psaume, « réjouit le cœur de l’homme[24] ».
Une précision : dans la loi de l’Église, l’eucharistie doit se célébrer impérativement avec du pain, du vin et de l’eau. Faute de pouvoir m’étendre sur ce point, je ne ferai que l’évoquer. La coupe de vin, en effet, est mêlée d’eau, avec cette parole très solennelle, et qui est d’une profondeur théologique extraordinaire : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité. » C’est un traité de théologie que ces quelques gouttes d’eau versées dans le vin. Et la tradition de l’eau mêlée au vin eucharistique est tout à fait ancienne et primitive. Saint Cyprien de Carthage, dès le IIIème siècle, la défend avec force.
« L’eau figure le peuple, le vin le sang du Christ. Quand donc dans le calice l'eau se mêle au vin, c'est le peuple qui se mêle avec le Christ, et la foule des croyants qui se joint et s'unit à celui en qui elle croit. Ce mélange, cette union du vin et de l'eau dans le calice du Seigneur, est indissoluble. […] Quand on consacre le calice du Seigneur, on ne peut offrir l'eau seule, pas plus qu'on ne peut offrir le vin seul. Car si l'on offre le vin seul, le sang du Christ est présent sans nous ; si l'eau est seule, voilà le peuple sans le Christ. Au contraire quand l'un est mêlé à l'autre et que, se confondant, ils ne font plus qu'un, alors le mystère spirituel et céleste est accompli[25]. »
Oui, le corps et le sang « eucharistiés » du Christ se donnent à nous sous ces deux formes. Saint Jean Chrysostome le dit :
« Ce qui est dans la coupe est cela même qui a coulé du côté du Christ, et nous y avons part. Quoi de plus terrible, mais aussi quoi de plus brûlant de tendresse, dis-moi ? […] Ceux qui aiment ne peuvent montrer leur générosité qu’en donnant des vêtements, de l’argent, des biens extérieurs, mais non pas en donnant leur sang [encore qu’aujourd’hui, on peut le faire] ! Le Christ l’a donné, et a manifesté par là sa sollicitude et son ardent amour pour nous[26].
5. Vivre de communion
Venons-en au dernier point qui, comme annoncé, rejoint notre aujourd’hui et se présente comme le but, le fruit de l’eucharistie. Je l’intitule « Vivre de communion », dans le sens le plus large, et je déclinerai cette idée dans plusieurs directions, de façon simplement indicative et suggestive.
La première direction sera d’ordre mystique. Partons pour cela du texte d’un moine perse du VIIème siècle : Isaac le Syrien, bien connu, je pense, des moines qui sont parmi nous, et qui dit :
« Bienheureux celui qui mange du pain de l’amour, qui est Jésus, car celui qui se nourrit de l’amour se nourrit du Christ. Car celui qui se nourrit de l’amour se nourrit du Christ, ce Dieu qui domine l’univers et dont saint Jean nous dit : "Dieu est amour". Celui qui vit dans l’amour reçoit de Dieu le fruit de la vie. Il respire dans ce monde l’air même de la résurrection, cet air dont les justes ressuscités font leurs délices. L’amour, c’est le royaume et c’est de lui que le Seigneur a mystérieusement ordonné à ses apôtres de se nourrir : "Mangez et buvez" à la table de mon royaume. Qu’est-ce d’autre que l’amour[27] ? »
Jusqu’à présent, nous disions : manger le Christ, c’est recevoir son amour. Isaac ose dire : se nourri d’amour, c’est manger le Christ. Relisons, revivons peut-être l’eucharistie dans cette perspective : non pas un geste magique, non pas un geste théophagique, non pas une relique de pratiques archaïques, mais un geste d’amour. Et reconnaissons en tous ceux qui aiment le parfum et la grâce de l’eucharistie.
La deuxième direction sera d’ordre cosmique. Citons à ce sujet un extrait du patriarche Athénagoras, évêque de Constantinople de 1948 à 1972, qui disait ceci :
« L’eucharistie protège le monde et déjà secrètement l’illumine. […] Que peut-il y avoir de plus grand ? C’est la joie de Pâques, c’est la joie de la transfiguration de l’univers. […] Alors, plus rien ne peut nous faire peur. Nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, nous sommes des dieux. Désormais, tout a un sens, toi, et toi encore, tu as un sens, tu ne mourras pas. Ceux que tu aimes, même si tu les crois morts, ne mourront pas. Tout est déjà vivant[28]. »
Amour, disait le premier texte. Joie, nous dit celui-ci : joie de Pâques, joie de la transfiguration, joie de la communion. Revivons l’eucharistie, retrouvons peut-être l’eucharistie dans cette double lumière de l’amour et de la joie !
Mais il faut pour cela souligner autre chose, qui touche au caractère discret, voire secret de l’eucharistie. Nous le disions tout à l’heure : l’hostie, c’est si peu de chose ; et pour ceux d’entre nous qui vont à la messe, une heure par semaine, je crois que cela fait 0,6% du temps d’une semaine. Ce n’est pas beaucoup, 0,6% ! On y donne ce qu’on veut, même la petite pièce jaune qu’on trouve au fond de sa poche. On y va quand on veut, on communie si on veut : c’est si peu de chose, l’eucharistie ! Et les rites qui l’entourent, les prières, connues, archiconnues, elles aussi, elles ont un côté si familier qu’on pourrait se demander : mais enfin, si c’est vraiment l’événement immense qu’on vient de nous décrire, comment se fait-il que l’Église, humblement, réitère ce geste jour après jour, semaine après semaine, avec une telle discrétion ? Écoutons ici un admirable auteur contemporain que vous connaissez peut-être, Maurice Zundel :
« Allons silencieusement à la rencontre du Silencieux. […] Le langage eucharistique lui-même est silencieux. Sa splendeur est sa discrétion. Les textes des prières eucharistiques ont l’humilité du pain et du vin, et leur gloire est de s’effacer. Leur unité est intérieure. […] Ils conduisent à la Rencontre sans vraiment la nommer. Ils ont la pudeur divine des âmes, ils ont l’esprit de pauvreté. »
Retrouver l’eucharistie comme sacrement d’amour et de joie, c’est aussi la retrouver comme sacrement de pauvreté, d’humilité, de simplicité. Autre perspective, que je ne ferai qu’évoquer : l’eucharistie est sacrement de guérison, et nous le confessons juste avant de recevoir le pain et le vin : « Dis seulement une parole et je serai guéri ».
Toute la tradition l’atteste : autour de ce repas gravite une symbolique de type médicinal : on y est nourri, on y est guéri. La tradition byzantine, dans le geste du prêtre et la parole qu’il prononce lorsqu’il donne la communion, l’atteste : « Le serviteur de Dieu N… [chacun est nommé, noble attention !] reçoit le précieux et saint corps et le sang de notre Seigneur et sauveur Jésus-Christ, pour le pardon de ses péchés et pour la vie éternelle ». Et la prière de communion qui précède dit : « Que la communion à tes saints mystères, Seigneur, […] soit guérison de mon âme et de mon corps ». Nous sommes si nombreux à prendre des petits cachets, des petites pilules, des petites granules, supposés avoir la vertu de nous guérir : pourquoi pas, cette petite chose blanche et ronde, cette sainte hostie qui est là aussi pour vivifier notre corps ?
Il me semble que l’eucharistie, à force d’être exaltée et mise en valeur, a été comme coupée du reste de la vie sacramentelle, et de la vie tout court. Pourquoi nos repas, même les plus ordinaires, n’auraient-ils pas un caractère eucharistique ? Par la joie, par l’amour, par la simplicité que j’évoquais tout à l’heure, et aussi parce que, comme le Christ nous l’a dit, « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux[29] », pourquoi nos tables ne seraient-elles pas un peu des autels ? Pourquoi ne serions-nous pas les célébrants d’une liturgie domestique, célébrées dans nos maisons, qui honorerait les aliments et qui en rendrait grâces, d’une manière différente de la messe, bien sûr, et non-sacramentelle, mais dans l’ordre de ce que l’on appelle des « sacramentaux » ? L’Église a d’ailleurs su, dans sa sagesse, promouvoir autrefois des formes de repas qu’on appelait les « agapes », qui avaient le caractère d’un repas sacré et qui ont peut-être été la matrice de l’eucharistie comme rite distinct.
Comme vous le voyez, ce que j’évoque à travers ces diverses ouvertures n’est rien d’autre qu’un rayonnement de l’eucharistie en dehors de la messe, au-delà de la messe, dans nos maisons, dans nos gestes de tous les jours. Poussons plus loin : et si l’eucharistie était là pour transformer la matière du monde, pas seulement la matière de l’hostie, mais la matière de nos travaux, de nos tâches quotidiennes, de toute la culture humaine ? Et si cette culture avait, elle aussi, à être transfigurée, transsubstantiée par les énergies du Christ ?
Au commencement des temps, Adam et Ève ont mangé un fruit de mort. Il était naturel, ce fruit, il était « bio » ! Il n’était pas trafiqué par les hommes, et pourtant, cet aliment-là ne leur a pas donné la vie. À la fin des temps, le Christ prend des nourritures qui sont travaillées par l’homme, honorant par là, comme le dit une prière eucharistique, le « travail des hommes », c’est-à-dire leur culture : l’agriculture, bien sûr, mais aussi leurs techniques et leur savoir-faire. Ainsi Dieu veut honorer ce que nous sommes, des êtres de culture. Et il a consacré des nourritures élaborées, des éléments pétris, fermentés, travaillés par l’homme, non pas des éléments à l’état naturels. Cela fait réfléchir : j’y vois un signe de l’action de l’eucharistie sur nos civilisations. Elle est une prophétie de ce que doit devenir l’humain, tout l’humain, non seulement ses nourritures, mais aussi son architecture, son art… La condition humaine en son entier doit être « eucharistiée ».
Conclusion
Mais il est temps de conclure. Alors ? Manger Dieu ? Non. Non, puisqu’il ne s’agit pas de Dieu dans son essence intemporelle, dans sa transcendance absolue, mais du Christ Jésus Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme ; puisqu’il s’agit de communier à cet homme-là, en qui Dieu vient à l’homme. De se laisser prendre par lui plutôt que de le saisir. Non de l’idolâtrer, mais de s’unir à lui. Non sur un registre magique, mais personnel, intentionnel, éthique, mystique et concret à la fois.
Manger Dieu ? Non, puisqu’il ne s’agit pas uniquement de le manger, mais aussi de boire le sang du Christ, c’est-à-dire de laisser couler sa vie dans nos veines ; puisqu’il s’agit aussi de manger sa parole, et pour tous les croyants, de « faire corps » ensemble, d’agir à partir de lui et en lui. Le but n’est donc pas de consommer qui que ce soit, mais plutôt de se consumer pour lui, d’être, pour ainsi dire, dévoré d’amour.
Si les chrétiens avaient été davantage fidèles à ce message, ou plutôt à ce projet de vie, peut-être que Voltaire n’aurait pas eu à se moquer de leur eucharistie comme il le faisait. Et si les chrétiens veulent que demain, l’eucharistie ne soit pas une obscure relique du passé, un cérémonial figé ou incompréhensible, mais un point de feu dans le désert glacé du monde, un foyer qui rassemble, qui réchauffe le cœur, alors il leur faut ranimer la flamme, redevenir des compagnons et des compagnes, c’est-à-dire des gens nourris d’un même pain : le pain chaud d’un amour vrai. Et il leur faut aussi, sans doute, redevenir un peu ivres du même vin, le vin d’une joie un peu folle. Un christianisme d’amour, un christianisme de joie. Ça ferait du bien, n’est-ce pas ?
DEBAT AVEC LE PUBLIC
Q : La Première Épître aux Corinthiens dit : « Que chacun s'éprouve soi-même quand il mange de ce pain et boit de cette coupe ; car celui qui mange et boit, s'il n’y discerne pas le Corps, mange et boit sa propre condamnation » (11, 28-29). Il me semble que la foi et la pratique de l’Église sont bien explicités par saint Paul dans cette épître-là.
DV : Vous voulez dire, dans sa dimension de solennité presque redoutable ?
Q : D’une part, mais aussi de rassemblement de la communauté dans l’unité….
DV : Oui, de cohérence entre le fait de communier et ce qu’on vit intérieurement, le fait d’y croire, de s’accorder entre nous, et l’on sait que saint Paul, dans cette lettre, y insiste beaucoup.
Q : C’est l’une des premières manifestations de la pratique eucharistique dans les communautés chrétiennes…
DV : C’est vrai, ce texte a sans doute été écrit avant les Évangiles, ce qui est le cas de la plupart des épîtres de Paul. Mais on y retrouve exactement la même tradition que celle qui sera consignée dans les Évangiles. Paul dit d’ailleurs : « Je vous ai rappelé ce que j’ai moi-même reçu… » (1 Co 15, 3).
Mais ce que je retiens de votre question et qui, je l’avoue, me fait un peu difficulté, c’est l’idée que celui qui mange indignement le corps et le sang du Christ « mange et boit sa propre condamnation ». C’est un peu l’inverse de ce que je disais du rôle médicinal de l’eucharistie ! À moins de pousser la comparaison : un médicament très puissant, si vous le prenez hors de propos et sans ordonnance, peut vous tuer…
Q : (temps de dialogue inaudible avec quelqu’un dans la salle, sur la confession avant la communion)
DV : oui, mais pas la communion sous les formes que nous connaissons aujourd’hui, à ce moment-là elle n’existait pas, mais vous avez raison : la Didachè demande, sans que cela soit lié directement à l’eucharistie dans le texte, « confessez vos péchés les uns aux autres ». Et l’on voit une exigence, dont je n’ai pas parlé mais ce serait peut-être l’occasion d’en dire un mot, la discipline du secret : un non-chrétien ne pouvait pas assister à l’eucharistie. Un non-baptisé, et on voit cela dans la liturgie jusqu’au 5ème siècle et même au-delà, était écarté. Il pouvait assister à la liturgie de la parole, il pouvait entendre mais au moment où allait commencer la liturgie de l’eucharistie, dans la liturgie de St Jean Chrysostome encore aujourd’hui, il y a cette espèce de monition un peu inattendue : « Catéchumènes, sortez, plus un catéchumène ici ». C’est une tradition très ancienne. Les orthodoxes ont gardé cette césure dans la liturgie. Au milieu de la messe, on dit ça. Ils ne sont plus aussi rigoureux que leurs textes liturgiques ne le suggèrent, et dans nos eucharisties catholiques, un catéchumène peut y assister, même s’il ne communie pas. Mais il y avait aussi cette pratique du secret qui touchait aussi les paroles de l’eucharistie, les prières que l’on prononçait à ce moment-là, et qui étaient considérées d’abord comme ne devant pas être écrites, devant être transmises sous le sceau du secret, et porteuses d’une espèce de mystère, « d’efficacité » qu’on ne pouvait pas divulguer. Votre double intervention est à ajouter à ce que j’ai pu dire de la dimension communautaire de ce repas : il ne s’agit pas du tout d’un simple repas amical. La dimension horizontale, qui est parfaitement présente, est parfaitement croisée, verticalisée par l’aspect de mystère, et cela dès les origines. Mais les deux ne sont pas à opposer. On a pu faire des eucharisties d’une verticalité terrifiante, dans l’oublie de la dimension communautaire, on a pu célébrer des eucharisties « pique-nique », très amicales et très fraternelles mais dans laquelle la dimension de sacré était un peu perdue de vue, n’opposons pas ces deux aspects.
Q : je voudrais d’abord vous remercier, cela nous fait du bien d’entendre tout cela. Moi ce qui me touche, c’est que vous avez dû boire beaucoup du sang du Christ (rires) car je sens en vous cette ivresse mystique. Vous êtes passionné par l’eucharistie, et ça, ça nous fait du bien. Je dois vous avouer que, si je vais à la messe, ce n’est pas pour ce qui se passe avant ou après, c’est pour ce temps merveilleux de la consécration et de la communion. On est brusquement dans un autre monde, et c’est quelque chose de fantastique. Mais j’ai une petite douleur et j’aimerais que vous me l’enleviez, à moi et à d’autres. C’est que sur l’autel, il y a le corps du Christ et le sang du Christ, et premièrement, c’est extrêmement rare quand on reçoit le sang du Christ. Cette ivresse mystique, nous ne la connaissons pas, sauf parfois dans de petites eucharisties familiales. Deuxième chose, je ne peux plus supporter, vous allez me dire si je suis hérétique, je ne peux plus supporter quand le prêtre prend l’hostie et la croque dans le sang du Christ, car pour moi ça veut dire que dans l’hostie, il n’y a pas de sang, et s’il n’y a pas de sang, c’est un corps mort. Voilà ce que je ressens, et j’ai besoin … Si on nous dit : « mais on ne peut pas vous faire boire, parce que, vous vous rendez compte, s’il faut le donner à tout le monde, bon eh bien, on a inventé la communion par intinction, et là je pense qu’il y a quelque chose qui ne va pas . C’est tout et j’aimerais que vous puissiez m’éclairer.
DV : sur le fait que depuis longtemps, depuis le 13ème siècle, l’Eglise a peu à peu cessé de faire communier les fidèles au calice, il y a des raisons pratiques, vous les évoquiez, ce n’est pas très simple. Il y a aujourd’hui des motifs hygiéniques qui pourraient poser problème. Mais je ne crois pas qu’il faille s’arrêter à des difficultés prophylactiques… On est sur un autre plan. Mais c’est vrai que ce n’est pas simple, et que les prêtres vous le diraient. Dans ce choix qui a été fait, il ne s’agissait pas de priver les fidèles du sang du Christ, et vous avez raison de dire que lorsque je communie au corps, je communie à la vie du Christ tout entière, et c’est le Christ vivant, ressuscité, qui m’est donné. Maintenant, quant au fait prescrit par les Rubriques, que le prêtre doit tremper l’hostie dans le calice, il y a quelque chose qui peut avoir du sens, symboliquement. Je l’ai lu chez plusieurs commentateurs. Il ne faudrait pas prendre ce que je vais dire dans le cadre d’une symbolique trop mimétique, mais enfin, lorsque le Christ meurt sur la croix, son sang qui s’écoule hors de lui est comme séparé de lui, et ce corps et ce sang séparés sont en quelque sorte à l’image de son sacrifice, de sa mort. À l’inverse, le corps et le sang réunis peuvent signifier sa vie retrouvée. Les byzantins ont une façon qui va vous surprendre un peu de renforcer encore ce symbolisme. Le vin de la coupe, qui va être consacré au sang du Christ, on y verse de l’eau, mais de l’eau chaude, bouillante : c’est le rite byzantin du « zéon » (qui veut dire bouillant). Le diacre, dans un petit coin du sanctuaire, fait chauffer, juste avant la consécration, de l’eau qu’il verse dans la coupe, en signe, comme disent certains commentateurs, que la sang du Christ est le sang d’un vivant, et le sang dans nos veines et chaud ! Alors, il ne faut pas pousser ces lectures jusqu’à une sorte de mimétisme qui pourrait être presque malsain. Il ne s’agit pas de cela. Mais dans l’ordre symbolique, si vous voulez, il faut se rappeler que le corps du Christ, auquel nous communions, est le corps d’un vivant. C’est le Christ ressuscité, mort et ressuscité : c’est un vivant. Peut-être cela peut-il vous aider.
Q : c’était un peu la même question, et je comprends mieux maintenant pourquoi quand je sors de la messe j’ai encore plus soif qu’en y entrant. Il y a des fois où il est mieux de regarder un film que d’écouter une conférence. Dans les deux premiers films[30], il est toujours question de consommation, dans le premier bien ou mal consommer ; la troisième soirée, c’était une conférence qui nous a éveillés à la question : pour manger bien ou mal, il faut produire. Et ce soir, vous éveillez notre appétit. Je pense que si le Narthex a choisi ce sujet, c’est parce que certains en manquent, et on n’a pas le droit de donner faim et de décevoir. Alors je me pose la question : s’il était entré dans cet amphithéâtre des gens qui ont faim, auraient-ils pu vous entendre ?
DV : Question redoutable, mais je l’entends, j’essaie, et je repense à Justin de Rome, un auteur qui compte beaucoup pour moi, et, vous vous en souvenez, qui décrivait l’eucharistie des premiers chrétiens, en tout cas, comme étant à la fois un geste d’action de grâces et un moment de partage. On mettait en commun, ça on en a des traces très sûres : dans l’Eglise primitive, en fait, on prélevait une partie de ce que les gens donnaient et on rendait grâces pour ça sur le mode liturgique, sacramentel si vous voulez, mais tout le reste, c’était pour ceux qui manquaient, qui étaient dans le besoin. Les formes ont changé et l’eucharistie n’est plus un moment aussi visible, aussi explicite de partage, malgré les quêtes et les occasions qu’elles nous donnent de partager, mais peut-être ne faut-il pas rêver de ce que c’était aux origines. Il est beau aussi que l’Eglise ait inventé ce rite, avec tout ce qu’il comporte de pédagogique. On aurait pu en parler longtemps : que cela se fasse dans le temps, que cela dure, que nous soyons un peu transportés, un peu façonnés par ces prières, je crois que c’est bon. Mais ce qui serait regrettable, c’est qu’en étant transportés dans un autre monde, comme vous disiez, moi je préfèrerais dire : en nous mettant en présence de Dieu en ce monde, ce qui serait dommage, c’est qu’effectivement, nous n’en soyons pas transformés. Alors là, si c’est ça, il va y avoir d’autres Voltaire(s), qui vont nous dire : alors, ils communient, et puis quoi ? Et puis quoi après ? Votre question est en forme d’exigence, vous avez raison de la soulever ; elle m’interpelle en profondeur, et je pense que même pour des prêtres, c’est pas toujours facile d’articuler la dimension rituelle et la dimension plus sociale, plus globale, de partage, de réflexion sur le monde. Et il doit y avoir une sorte de sentiment d’impuissance, à se dire : c’est si peu ce que nous faisons, nous chrétiens, par rapport à ce qui serait à faire. Mais cela fait un peu partie du mystère. Le Christ, je reviens à lui quand même, parce que l’eucharistie, c’est lui, livré. Il a dû sur la croix avoir comme un sentiment d’échec, et pourtant il sauvait le monde. Alors peut-être que dans nos pauvres eucharisties, quelque fois, où on est peu nombreux, où ce n’est pas forcément le 7ème ciel, peut-être qu’il se passe des choses qui nous dépassent et qui touchent, plus que nos pauvres personnes.
JM PUYAU : cette intervention me fait penser à une phrase de l’Evangile de St Mathieu à propos de la présence réelle, quand Jésus imagine la fin des temps, il dit : « J’avais faim… Celui qui a faim, c’est moi, aussi, et vous m’avez donné à manger ». La présence réelle, elle est d’une nature différente mais elle est aussi forte dans le pain de l’eucharistie que dans le pauvre qui a faim. C’est pour ça que l’eucharistie n’est pas coupée de ce que je dois vivre dans le monde et de la vie sociale et de ce que vivent les hommes aujourd’hui. C’est très proche. Une eucharistie qui me désintéresserait de la misère de l’homme aujourd’hui, ça n’a plus beaucoup de sens, ça n’en a pas du tout d’ailleurs.
Q : cette réflexion vient de me couper un peu l’herbe sous le pied. Moi, je suis quelqu’un qui fonctionne beaucoup plus avec la raison, je suis une raisonnable plus qu’une mystique, et par rapport à l’eucharistie, au corps et au sang, j’ai quelques difficultés à adhérer, mais par contre j’adhère plus au côté symbolique, et dans votre intervention, vous avez dit que St Thomas d’Aquin avait une interprétation plus raisonnable, et j’aimerais que vous nous parliez de lui, par rapport à l’eucharistie, parce que pour moi, l’eucharistie c’est plus dans le partage et la solidarité, beaucoup plus que le corps et le sang réel, sauf à une période de ma vie où j’étais mystique, ça n’a pas duré longtemps, je voudrais bien y adhérer mais je n’y arrive pas. Pour moi dans ces moments, Jésus est avec nous, mais pour plus nous aider dans la vie concrète. Moi, il m’apporte cette force-là, pour aller vers les autres.
DV : Alors, St Thomas n’était pas du tout protestant, je vous le signale, il croyait fermement à la présence réelle du Christ ! Ce que je voulais suggérer (interruption par la même personne, mais sans micro, propos inaudible)… Il essayait de mettre son intelligence au service de ce mystère et comme c’était un immense philosophe et un immense théologien, il ne se contentait pas d’y croire avec le cœur, il essayait aussi de se l’expliquer avec sa raison. Vous pouvez lire, même si ça déroute un peu, la scholastique médiévale, aristotélicienne… Par contre, lorsque les Pères de l’Eglise qui me sont plus familiers, je pense à St Jean Chrysostome, à St Basile, nous parlent, c’est ce que fait le 1er, du « sacrement du frère », ça vous allez bien aimer… ! Et il dit, il y a même des homélies de St Jean Chrysostome tonitruantes à ce sujet, il dit : « Comment, vous mettez des candélabres en or dans cette église ! Vous soignez tous les objets et les pauvres qui sont dehors, vous ne les nourrissez pas ! Sortez, allez les nourrir, vous reviendrez après ! » Ce n’est pas nouveau. Basile de Césarée, Père Cappadocien du 4ème siècle, a la même logique et ce n’étaient pas que des prédications, il a fondé la première « basiliade », c’est une espèce de ville dans laquelle les pauvres, les malades, pouvaient venir et être soignés, et c’étaient les chrétiens qui s’en occupaient ; et lui aussi ne cesse de dire : « Le Christ t’attend dans le pauvre ». Mais il ne s’agit pas d’opposer, comme s’il était plus ici que là. Je vais le rencontrer dans ce sacrement, je peux le rencontrer dans ce sacrement, par la foi, avec mon cœur, mais pas pour qu’il me fasse le petit bonheur d’être dans mon petit cœur. Vous avez bien raison de nous dire : c’est dans la vie, c’est dans les actes, c’est avec les autres que ça va se vérifier. Une peitte eucharistie compassée dont je sortirai plus égoïste et plus fermé sur moi-même que jamais, ça c’est la condamnation de tout à l’heure. Malheur à toi car tu as mangé quelque chose et tu vis le contraire ! Ca va faire court circuit ! Alors, cette cohérence, cet amour –on disait mystique, mais je pense que personne ici n’est mystique et pas moi, soyons clairs, je suis un peu philosophe aussi, un peu rationaliste aussi, et je crois avec mon âme, avec mon peu de foi à ces choses-là ; la dimension mystique, il faudrait essayer d’en expérimenter quelques gouttes, il faudrait être mystique tout de même, mais une seconde par semaine, ça serait bon. Il y ena qui arrivent à l’être toute leur vie, si nous on pouvait arriver à l’être par instants, ce serait déjà bien. Mais toutes les autres secondes, là, l’amour du prochain, parce que le prochain, il est là. Lui, on ne peut pas en douter, il est même parfois difficile à supporter, donc le Christ me donne rendez-vous en lui, à travers lui, et là, je sais qu’il est là. Je sais.
Q : j’ai été très touché par sa réaction[31], et aussi par la vôtre, et je vous demande pardon de parler une deuxième fois, mais je suis un passionné de l’amitié, et de l’amitié proposée par Jésus-Christ le Jeudi Saint. Et je trouve qu’on n’en parle pas assez dans mon Eglise. Il y a le lavement des pieds, l’institution de l’eucharistie, mais on ne nous dit pas que Dieu est descendu de son piédestal et nous a dit : désormais, tu es mon ami et je suis ton ami. Et cette amitié est fabuleuse, ce n’est pas le copinage que l’on voit actuellement un peu partout, c’est ce sacrement, non du frère mais de l’ami, qui n’existe pas et qu’il faudrait faire grandir. Jésus à un moment à ses apôtres qui disaient : mais il faudrait les renvoyer pour qu’ils mangent, il leur dit : mais donnez-leur vous-mêmes à manger. Moi, je crois que nous sommes tous des hosties vivantes, et c’est l’eucharistie qui me le révèle, une révélation fantastique. Malgré nos péchés, nos erreurs, nos fautes, nos conneries, je suis hostie vivante de Dieu et je suis fait pour nourrir mes amis. Et c’est là que je la[32] rejoins, tous ces pauvres, est-ce qu’ils ne sont pas d’abord pauvres de solitude, d’isolement et de manque de tendresse et d’amitié. Moi, je croius que si.
DV : j’aime cette phrase que vous venez de citer, « donnez-leur vous-mêmes à manger », c’est vrai, mais que d’habitude on comprend dans un autre sens. On comprend : soyez vous-mêmes ceux qui vont leur donner à manger, je ne peux pas le faire, faites-le vous-mêmes. Mais même si dans le texte, c’est plutôt l’autre sens, pourquoi ne pas comprendre « Donnez-leur vous-même à manger », « Donnez leur à manger quoi ? Vous-mêmes ». Alors, l‘amitié, oui. Mais, on le sait, les grands amis n’ont pas besoin de se dire avec des mots qu’ils sont amis, ils le vivent. Peut-être que cette amitié que le Christ nous livre, elle peut se vivre comme un secret, à l’inverse des fausses amitiés que vous évoquiez, surf les plateaux de télé, tout le monde est à tu et à toi comme si on se connaissait depuis toujours, voilà, et puis après on se tire dans les pattes, donc c’est du cinéma. Mais l’amitié chrétienne, avec ce qu’elle a de pudeur, de discrétion, ça c’est un trésor mais qui se vit, vous savez, dans l’Eglise, qu’on ne pourra pas nous enlever.
Q : Gandhi, il ne prenait pas l’eucharistie, mais à travers sa vie, je vois Dieu, vraiment Dieu. Je pense que si on reste sur des symboles, on peut se perdre et que la religion, au lieu d’unir, elle divise. Mais Jésus à travers l’eucharistie, il se donne et il n’oblige personne à le suivre. C’est un don de paix, un don d’amour pour chaque homme et à travers ce geste-là, je vois beaucoup plus qu’un symbole, je vois Dieu qui prend les hommes et les femmes pour ce qu’ils sont, malgré leurs faiblesses, et c’est un don gratuit auquel on se doit tous de goûter, de participer parce que à travers ça je trouve vraiment une réconciliation avec moi-même, apr conséquent je me réconcilie avec Dieu et je m’aperçois qu’aujourd’hui, derrière les symboles c’est beaucoup plus fort, parce qu’on vit l’Evangile selon son esprit, et on arrive à toucher le divin en chacun de nous. Voilà.
DV : Merci. Ce que vous dites de Gandhi, j’y consonne totalement. Nous évoquions tout à l’heure Lanza del Vasto qui, en allant rencontrer Gandhi en 1936, se disait : je veux aller voir cet homme-là, cet Hindou, pour devenir meilleur chrétien, pour apprendre de lui à vivre ma propre foi au Christ. Comme si Gandhi, mieux que beaucoup de chrétiens, avait vécu l’Évangile. Il l’avait d’ailleurs lu, et il y avait trouvé un texte qui était pour lui sublime, divin : c’étaient les Béatitudes. Et il est vrai que Gandhi a été un doux, un pur de cœur, quelqu’un qui avait faim et soif de justice, un de ceux qui « font » la paix, non un pacifiste au sens mièvre du terme, mais quelqu’un qui la faisait, la mettait en pratique. Et il est vrai que nous avons, nous chrétiens, à reconnaître dans certains non-chrétiens les actions de l’Esprit Saint, qui peuvent nous renvoyer à nos propres pauvretés. Peut-être que, pauvres de nous, si l’eucharistie nous est donnée, c’est que nous en avons grandement besoin ! Et peut-être que Dieu réussit à se donner à d’autres hommes et sous d’autres formes, ne serait-ce que pour nous empêcher de nous enorgueillir.
Car si, en plus d’avoir la « vraie » religion, nous étions les meilleurs, on serait en danger grave ! Donc, on n’est pas les meilleurs. Quant à comparer les religions entre elles, abstenons-nous de le faire, tout en vivant cette relation extraordinaire que le Christ offre à ceux qui viennent à lui. Mais vous avez raison d’insister sur la liberté de cette relation : de même que Dieu est libre d’agir comme il veut dans le monde, de même il laisse l’homme libre de venir à lui quand il veut, comme il veut, avec ses lenteurs, avec ses retards et ses réticences, de sorte que cette rencontre, quand elle aura lieu, soit vraiment l’amitié que vous évoquiez. Rien de contraint, rien de forcé ! La Croix elle-même n’est pas une façon pour Dieu de dire aux hommes : « Aimez-moi, parce que j’ai fait ça pour vous… ». La discrétion que j’évoquais, celle du Christ dans sa mort, est vraiment si infime aux yeux de l’histoire, et l’eucharistie des chrétiens est vraiment si peu de chose…
Je lisais dans La Croix d’aujourd’hui qu’un peu plus de 50% des Français se disent encore catholiques, mais ils ne sont plus que 7% à aller de temps en temps à la messe et 4% à y aller régulièrement ; 4%, ça ne fait pas beaucoup, mais c’est puissant dans un autre ordre. Cette petite flamme qui brûle devant le tabernacle, cette petite hostie que nous recevons, ces prêtres peu nombreux qui portent aujourd’hui leur ministère, leur responsabilité avec courage, c’est peut-être cela qui fait que les valeurs de l’Évangile continuent à être respectées dans un pays qui a perdu de vue ses racines chrétiennes. Que dans nos vies à tous, qui ne sont pas toujours à la hauteur de notre foi, des petites choses divines se passent. On ne se trouve pas très bon, comme témoin du Christ mais des gens vous disent : « C’est bien, ce que vous faites, merci ! Un jour vous m’avez dit telle chose qui m’a aidé… » Liens d’amitié, discrets, formes d’action de la grâce, dans la liberté et la gratuité…
Q : Tout à l’heure, vous avez parlé de ce méchant Voltaire…
DV : Moi ? Lui, méchant...?
Q : Oui, je crois qu’il était vraiment méchant, un petit peu quand même, et je ne connaissais pas cette phrase quand il parle d’un frein qui a été mis par l’eucharistie. C’est intéressant car il faut connaître ses ennemis. Il dit : « heureusement Dieu a mis un frein aux désirs des hommes ». Or le frein, celui du cheval qui est la plus noble conquête de l’homme comme chacun sait, c’est le symbole de la tempérance, et au Moyen-Age, la tempérance était nommée la trempance, « mettre de l’eau dans du vin » comme symbole de la tempérance. Anciennement c’était l’épée de Jeanne d’Arc remise au fourreau, mais c’était aussi le frein du cheval. Il ne restait que mettre de l’eau dans du vin pour symboliser cette tempérance. D’ailleurs du cœur du Christ, il est tombé de l’eau et du sang. Il ya donc une rosée dans le cœur du Christ, du fait du mélange de l’eau et du vin, il y a des petits et des grands mystères.
DV : Sur Voltaire, je vous rassure, mon idée n’était pas du tout de le faire apparaître comme un horrible adversaire, mais de partir de ce qu’il disait pour m’obliger à prendre au sérieux cette critique. Car les exemples qu’il cite sont véridiques, et cela nous fait mal. Mais nous devons connaître ses adversaires, et non seulement cela, mais aussi aimer nos ennemis ! En tout cas, l’Evangile nous le dit… Et Voltaire, malgré son antichristianisme assez prononcé à certains égards, est quelqu’un dont il faut tenir compte comme adversaire d’aujourd’hui, non pour se remettre en question de façon morbide et culpabilisatrice, mais simplement, honnêtement, pour se dire : alors là, oui, comment comprend-on les choses ? Et que fait-on pour les améliorer ?
Le parallèle avec Kant serait intéressant. Certes, Kant n’était pas catholique, et sa façon d’être chrétien était assez éloignée de la nôtre : son Dieu était un « Dieu moral ». Mais sa façon d’affirmer que même là où il n’y a pas de piété explicite, il y a dans l’homme une conscience morale qui le retient de faire le mal et qui est d’origine divine, j’y crois. Et je crois qu’en beaucoup de personnes qui, aujourd’hui, n’ont rien à voir avec la foi chrétienne, Dieu agit par ce biais-là : celui du sens du bien et du mal, celui de l’attention prêtée au prochain, celui d’un amour vrai, d’une amitié vraie. On peut vivre cela aussi en dehors de l’Église, heureusement ! Mais le Christ va plus loin : il ne nous révèle pas seulement un Dieu moral, et c’est très important parce que si on l’oublie, on fabrique un christianisme moralisateur qui, lui aussi, a posé quelques problèmes dans l’histoire…
Le Christ est un peu au-delà de la Loi. Je dis « un peu », car il l’assume sans l’abolir, et en même temps la dépasse et la transcende – par le pardon, et là est la merveille ! Il ne dit pas seulement ce qui est bien et ce qui est mal, ce que font toutes les religions, toutes les morales, toutes les sociétés : il prend sur lui le mal et y répond par le pardon, et cela, c’est unique. Aimer ses ennemis, je ne vois pas d’autre fondateur de religion qui l’ait non seulement dit, mais vécu comme le Christ, et c’est au-delà du bien et du mal, puisque c’est faire du bien à ceux qui nous veulent du mal – et qui nous en font.