Pour une théologie et une expression artistique du corps
dans le christianisme
Lorsqu’il m’a été demandé de participer à cette quinzaine concernant le corps, et cela en perspective chrétienne et théologique, j’ai d’autant mieux accepté que je mesure bien, et qu’il nous faut rappeler en évoquant cette question, la singularité radicale et définitive du christianisme. La foi chrétienne, en effet, est fondée et appuyée sur la réalité historique de la révélation et de l’inscription du Dieu invisible dans un homme concret, Jésus de Nazareth. Que cet homme, dans la densité et l’expression de son corps physique, soit en même temps totalement Dieu n’enlève rien à l’intégralité de son humanité et au rôle central que va jouer son corps dans la réalisation du salut.
On peut donc affirmer sans emphase et en trois temps : Pas de Révélation sans le corps, pas de théologie sans le corps, pas de christologie sans le corps. Et j’ajouterai volontiers – je m’en expliquerai lors du premier point – pas de salut (au sens de l’acte rédempteur) sans le corps, et même, ce qui est important pour nous ce soir, pas d’expression artistique possible sans le corps.
Le fait que Dieu se soit fait homme a toujours correspondu à une question à laquelle ni les théologiens ni les philosophes n’ont jamais pu donner une réponse totalement satisfaisante. La question est posée dans le titre de l’un des ouvrages les plus emblématiques d’Anselme de Cantorbéry : Cur Deus homo ? Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Cette question demeure chez les théologiens contemporains, avec pour seule réponse l’objectivité de la Révélation et de l’acte de foi chrétien : Dieu a pris chair dans l’histoire. Tout être humain peut donc avoir accès à lui par son propre corps. Cette affirmation étant indissociable d’une autre : Si l’être humain, homme et femme, est image de Dieu, il ne l’est pas hors de son propre corps, mais bien au-dedans.
Je vous propose six brèves étapes : >Le principe incarnation >Une unité conciliaire >L’iconographie chrétienne >La place du corps dans la théologie chrétienne >Les conséquences spirituelles, éthiques et sociales >L’art contemporain et ses contrastes. Etant donnés l’implication du corps dans l’expression artistique, un support visuel accompagnera mon intervention, avec, au terme, une pièce musicale.
C’est la ligne de démarcation entre le christianisme et l’ensemble des autres traditions religieuses. L’Incarnation, c’est Dieu dans la chair, Dieu dans l’histoire... Cette expression, correspondant à un événement historique précis donne à la Révélation, dans ses deux acceptions, une dimension décisive et irréversible.
C’est dans l’Evangile de saint Jean que nous pouvons noter, dès le premier siècle, un changement de perspective qui va conduire à un basculement complet dans l’attitude des premières communautés chrétiennes et dans leur relation aux religions environnantes. Certes, deux autres évangélistes notent bien l’enracinement humain de Jésus : Matthieu en ouvrant son évangile sur la longue liste de la généalogie de Jésus, et Luc accordant une place importante aux récits de la naissance et de l’enfance de Jésus. Mais c’est bien Jean qui est, effectivement et dans la perspective la plus large, l’évangéliste de l’Incarnation. Le Prologue du IV° évangile est, sur ce point, d’une netteté absolue. Celui qui entre dans l’histoire appartient, comme Verbe de Dieu, au monde de Dieu :
Le Verbe s’est fait chair -o logos sarx egeneto – (Jn 1,14). Le Verbe est devenu chair. Il s’est inscrit dans la chair. Il s’est inscrit dans un corps. L’invisible est devenu visible et par cet événement le visible a ouvert une porte sur l’invisible. « Dieu, nul ne l’a jamais vu, Le Fils unique qui est dans le sein du Père l’a dévoilé » ou « nous l’a fait connaître », selon les traductions (Jn 1,18).Le verbe grec correspondant est exegesatode exegeô(qui a donné « exégèse ») signifiant traduire, interpréter, et par extension révéler ou dévoiler… Dieu n’est plus dissociable de l’humanité. Dieu prend un corps et un visage en Jésus le Christ.
Jésus devient, de façon décisive, manifestation totale de Dieu. Il est image de Dieu. Paul rendra compte de cela, en y intégrant la réalité de la passion et de la croix. Dans la Lettre aux Philippiens : Lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix (Ph 2,6-8). Aux Corinthiens, il parlera de l'Evangile de la gloire du Christ, lui qui est l'image de Dieu (2 Co 4,4) et il affirmera aux Colossiens en parlant du Christ : Il est l'image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature (Col 1,15). Cette conséquence de l’incarnation, c'est-à-dire de la visibilité de Dieu en l’homme Jésus, cette inscription dans la chair, et donc cette possibilité pour les hommes de représenter le corps et le visage de celui qu’ils ont pu voir, donne au christianisme naissant une singularité absolue parmi les autres religions. Saint Jean le dit autrement mais avec des mots très forts dans le prologue de sa première Lettre :
Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie; -car la Vie s'est manifestée: nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue - ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ (Jn 1,1-3).
Trois verbes sont nets, qui sont directement liés à l’expérience du corps. voir/oraô (3 fois), entendre/akouô (2 fois) et toucher… La traduction d’Osty sera plus forte encore en disant « palper », ce qui traduit vraiment le verbe grec psèlaphaô… Celui qui est image de Dieu et à l’image de qui nous sommes, dira Paul aux Colossiens (3,10) peut être représenté dans son corps, comme nous pouvons l’être nous-mêmes.
Le corps de Jésus va, bien évidemment jouer un rôle de premier plan tout au long de sa vie publique, ce qu’illustreront avec de nombreux détails les récits évangéliques, montrant également au passage l’importance du corps dans les rencontres entre Jésus et les personnes ou la foule et jusque dans les guérisons. " Qui est celui qui m'a touché "? demandera Jésus avant de guérir la malade tremblante qui avait osé toucher son manteau (Lc 8,45). Et lorsque une femme pécheresse baignera les pieds de Jésus de ses larmes, les essuyant avec ses cheveux et les couvrant de baisers, il répondra au Pharisien qui l'avait invité, avant de pardonner la femme : "Je te déclare que ses nombreux péchés ont été pardonnés parce qu'elle a montré beaucoup d'amour" (Lc 7,36-50).
Un autre aspect, indissociable dans la Révélation et la théologie chrétienne est bien le rôle de Marie, la mère de Jésus dont le corps portera le sauveur. Jésus sera bien la chair de sa chair et la Révélation ne pourra s'accomplir que par la corps de Marie, ce corps et ce coeur qui souffriront au pied de la croix devant le corps écartelé de son fils - stabat mater dolorosa, chantons nous le Vendredi saint - et la belle statue de Michel Ange représente deux corps liés dans la souffrance, celui de la mère et celui abandonné de son fils. Dieu ne s’approche pas, Dieu ne se donne pas dans le soupçon de la chair ou du corps. Dieu ne se comprend pas sans l’enfant, sans l’amour innocent et risqué. Ici prend tout son sens l’affirmation de saint Jean : Le Verbe s’est fait chair.
Mais c'est aussi le corps de Jésus sans lequel il n'y aurait pas de salut possible. Incarnation et rédemption sont étroitement liées. L'une ne va pas sans l'autre. Sur la croix, ce que l'on appelle les sept dernières paroles du Christ, sur lesquelles Joseph Haydn et d'autres compositeurs ont écrit d'émouvantes musiques, seront émises de ce corps brisé dont le dernier souffle se répandra sur l'humanité entière.
Je citerai ici aussi volontiers, et non sans raison, l'image de saint Paul sur le corps du Christ : "Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part" (I Co 12,27). Certes, l'image est hautement symbolique mais les termes utilisés nous rappellent bien que si les baptisés sont un seul corps et constituent l'Eglise comme corps, c'est avec leur propre corps, et pas uniquement dans une communion spirituelle mais bien aussi charnelle. A aucun moment nous ne pouvons oublier, en chantant "Nous sommes le corps du Christ", que nous recevons ce corps, corps et sang à chaque célébration, que nous sommes liés à la personne de Jésus ressuscité mais indissociable, dans sa résurrection de ce qu'il a été dans son humanité. L'Evangile de Jésus qui nous rassemble et fait de nous son peuple et ses disciples, est beaucoup plus qu'un enseignement ou une sagesse, c'est une présence. Une présence dans la communauté rassemblée mais aussi en chacun de nous, dans son unité spirituelle et charnelle.
Ce principe incarnation, dont nous verrons dans un instant les conséquences pour notre existence, est bien le socle de notre foi et de toute la tradition chrétienne. Par le corps, matière et esprit, relié à la terre mais aussi à l'univers visible et invisible, nous vivons comme des créatures de Dieu, faites à son image. Et si le Christ a été, dans son corps, parfaite image de la divinité (2 Co 4,4), c'est par notre corps aussi, indissociablement chair et esprit, que nous sommes en alliance avec Dieu et que nous sommes acteurs de l'alliance entre Dieu et l'univers créé.
2. Une unité conciliaire.
L'importance du corps et de sa représentation possible par l'art va occuper, sans discontinuer, l'ensemble de la tradition chrétienne jusqu'à nos jours. Les débats vont commencer très tôt dans l'Église autour du thème de l'image. Car si l'homme, homme et femme, est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, comme le rappelle le livre de la Genèse, c'est bien l'image du corps seulement qui va permettre d'évoquer cette origine. Les conciles vont avoir un rôle déterminant pour réaffirmer, face aux hérésies permanentes, la réalité du corps de Jésus et de sa nature humaine.
Le premier Concile de Nicée en 325, qui constitue, avec celui de Constantinople en 381, le texte de la profession de foi que nous proclamons chaque dimanche, affirmera que Jésus est bien Dieu dans son corps. Dieu, le Fils, s'est véritablement incarné. Il a pris la chair humaine. Certes le premier objectif du Concile était de défendre, contre Arius et l'arianisme, la divinité de Jésus le Christ, mais l'affirmation "il a pris chair de la vierge Marie et s'est fait homme" était essentielle pour l'équilibre de la foi.
Le Concile d'Ephèse, en 431, condamnera les thèses de Nestorius, affirmant une séparation totale entre les deux natures humaines et divine de Jésus, et niant que Marie puisse donc être appelée mère de Dieu. Il rappellera que Dieu est totalement présent dans l'humanité et dans le corps de Jésus et qu'en conséquence Marie pouvait être dite "theotokos" en grec, c'est à dire "qui a engendré Dieu". Ce n'était pas, pour les pères conciliaires, le statut de Marie qui était seulement mis en cause mais la réalité même de l'incarnation.
Le Concile de Chalcédoine en 451, dont dépend toute la théologie chrétienne, "contredit ceux qui déraisonnent et imaginent un mélange ou une confusion des deux natures dans le Christ ou disent que la forme d'esclave prise chez nous par le Fils est de nature céleste ou d'une nature étrangère à la notre". Il affirmera dans une formule devenue célèbre, la double nature du Fils unique né de Marie selon l'humanité; une double nature, "sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation". Là encore le rôle et l'expérience du corps était essentielle pour rendre compte de la singularité de la Révélation.
Mais je m'attarderai un peu sur le 2° Concile de Nicée en 787, sans lequel nous n'aurions aujourd'hui aucune représentation ou image possible du Christ, de la Vierge Marie ou des saints. Si nous parlons ici de la défense de l'image, c'est bien évidemment liée à l'importance du corps représenté par l'image, en l'occurrence la peinture ou la sculpture.
Depuis le premier Concile de Nicée (325), essentiellement dogmatique, la justification de l’image ne rencontrait pas difficultés majeures. La plupart des Pères et des théologiens étaient d’accord sur le fait que, l’adoration véritable n’étant due qu’à Dieu, l’image n’avait pas de valeur cultuelle propre mais pouvait être l’objet de vénération. IL y eut tout de même quelques exceptions. Je donne seulement deux exemples :
> Au moment où Basile de Césarée reconnaît une valeur pédagogique à la peinture, Epiphane de Salamine (IV° s.) réclame la suppression de toutes les représentations du Christ et des apôtres.
> Lorsque Sérénus (+614), évêque de Marseille brise les images des saints dans son église, Grégoire le Grand (+604) lui écrit : « Que tu aies interdit de les adorer, nous t’en louons pleinement ; que tu les aies brisées, nous t’en réprimandons. Car une chose est d’adorer les peintures, une autre d’apprendre ce que l’on doit adorer en utilisant ce que raconte la peinture».
Le culte des images se mêlant souvent de superstitions et d'abus expliquera en partie la réaction iconoclaste. Elle sera conduite par l’empereur Léon III de Byzance, imposant dès 726 l’iconoclasme (au sens étymologique acte de briser l’image). Un décret fut promulgué en 730 interdisant le culte des images, sans tenir compte de l’équilibre théologique pourtant réalisé jusque là A la mort de l’empereur, son fils Constantin V, mena une véritable persécution contre les adeptes du culte des images. Il réunit un concile à Hiéréia où fut affirmée l’impossibilité de figurer tant la réalité de Dieu en Jésus-Christ que sa nature humaine. Ce raisonnement fut aussi appliqué à la Vierge Marie et aux saints.
Deux noms sont à retenir dans la défense des images : Nicéphore 1° de Constantinople – qui fut secrétaire de Constantin V et s’opposa déjà à ses décisions, et surtout Jean Damascène (+754), qui par sa réflexion et son œuvre permettra de sortir de l’impasse. Appuyé sur les affirmations du Concile de Chalcédoine (451) il défendra l’idée que l’image du Christ ne représente ni la nature humaine ni la nature divine mais l’union des deux « sans mélange ni confusion ». Il écrit dans son Deuxième discours sur les images :
« Ce n’est pas la matière que j’adore, mais Celui qui a créé la matière, qui s’est fait matière à cause de moi, qui a élu sa demeure dans la matière, et par la matière a accompli mon salut. Car le Verbe s’est fait chair, et il a établi sa tente parmi nous. [Jn 1, 14] Il n’échappe à personne que la chair est matière, et qu’elle est créée. Cette matière par laquelle est né mon salut, je l’honore, je lui rends un culte, je l’adore. Je l’honore en effet, non pas comme Dieu, mais comme remplie de l’énergie et de la grâce de Dieu. Je vous le demande, n’est-ce pas de la matière que le bois de la croix, porteur de tant de grâces et de tant de vie ? Et le calvaire, ce mont vénérable et saint ? Et le saint tombeau, cette pierre blanche et vivifiante, source de notre résurrection ? Et l’encre et le parchemin des Evangiles ? Et cette table qui nous distribue le pain de vie ? Et surtout, n’est-ce pas de la matière que le Corps et le Sang de mon Seigneur ? Ou bien tu renonces au culte et à l’adoration de toutes ces réalités, ou bien tu acceptes, selon la tradition de l’Eglise, que soient adorées les images de Dieu et celles de ses amis, consacrées en son nom, et que l’Esprit de Dieu a recouvertes de l’ombre de sa grâce... ».
Cette résistance aboutira aux déclarations sollennelles du Concile de Nicée II (787) dont voici le texte le plus important :
« Nous définissons que… comme les représentations de la Croix précieuse et vivifiante, aussi les vénérables et saintes images, qu’elles soient peintes, en mosaïque ou de quelque autre matière appropriée, doivent être placées dans les saintes églises de Dieu… sur les murs et les tableaux, dans les maisons et les chemins, aussi bien l’image de Dieu notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ que celle de Notre Dame immaculée, la sainte Mère de Dieu, des saints anges, de tous les saints et les justes. Plus on regardera fréquemment ces représentations imagées, plus ceux qui les contempleront seront amenés à se souvenir des modèles originaux, à se porter vers eux, à leur témoigner en les baisant une vénération respectueuse, sans que ce soit une adoration véritable selon notre foi, qui ne convient qu’à Dieu seul »
3. L’iconographie chrétienne
Je présente ici, sans trop les commenter, quelques œuvres significatives du IV° au XIX° siècle, dans lesquelles, différemment traitée, la représentation du corps tient une place essentielle.
1. IV° siècle : Fresques de la catacombe St Pierre et Marcellin à Rome > l'hémorroïsse touche le manteau de Jésus.
2. X° siècle : L'évangéliaire d'Egbert > La Samaritaine et Jésus
3. XII° siècle : Christ en majesté à Saint Clément de Taüll en Catalogne
4. XIII° siècle : Nativité de Guido da Sienna, un des principaux maîtres de la peinture italo-byzantine
5. XIV° siècle : + Dévot Christ de Perpignan, d'origine rhénane.
6. + Une sculpture de la région du lac de Constance, le "Christus Johannes Gruppe" représentant le disciple Jean penché sur l'épaule de Jésus.
7. + La Pietà Roettgen, groupe sculpté d'origine allemande
8. XV° siècle : + Andreï Roublev : La Trinité. Trois visiteurs/Abraham
9. + Fra Angelico > L'apparition de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine
10. XVI° siècle : + Michelangelo > La création de l'Homme
11. + > La Pietà
12. XVII° siècle : + El Greco >Jésus portant sa croix
13. + Le Caravage >L'appel de saint Mathieu
14. + Le Bernin > L'extase de sainte Thérèse, dite aussi "transverbération"
15. + Rembrandt > Le fils prodigue
16. + Rubens > La pécheresse aux pieds de Jésus
17. XVIII° siècle : Jean-Baptiste Regnault > Descente de Croix
18. XIX° siècle : Paul Emile Destouches > La résurrection de Lazare
4. La place du corps dans la théologie et la spiritualité chrétiennes
Il n'est guère possible en si peu de temps de donner un aperçu, même bref, de près de quinze siècles de réflexion où théologie et philosophie ont été étroitement liées. Je ne donnerai ici que quelques points de repères. Ce qui est certain, c'est que là encore le principe incarnation a été incontournable. Même si les débats ont été marqués par la volonté de rendre compte de la distinction et de l'unité entre le corps et l'esprit, ou, en termes théologiques, entre le corps et l'âme, c'est bien la corporéité ou la corporalité, c'est à dire l'expérience vécue par le corps et dans le corps qui a été essentielle.
Je pense, non sans humour, à ces mots que, dans ma jeunesse, j'avais entendu dans la bouche d'un prédicateur : « Dieu s’est incarné, ce n’est pas pour que nous nous désincarnions »…
Dans l'histoire de la pensée occidentale, on peut déceler deux conceptions du corps, qui ont marqué jusqu'aujourd'hui l'idée que l'homme se fait de lui-même. La conception grecque qui, chez Platon et Aristote, manifeste un dualisme plus ou moins accentué et traité différemment. Pour Platon c'est l'âme qui est l'essentiel de l'homme, le corps n'étant qu'un vêtement accidentel et même une sorte de tombeau. Pour Aristote, c’est l’union de l’âme et du corps, le composé des deux, forme et matière, qui donne sens à l’être. L'autre conception est celle de la Bible, qui apparaît déjà clairement dans l'Ancien Testament. L'Ancien Testament ne connaît pas la notion de « corps » ; il désigne par les deux termes « chair » et « âme » (souffle de vie) l'homme dans son unité originelle. Dans cette conception on ne peut pas parler du corps comme de quelque chose d'extérieur que nous possèderions mais comme ce que nous sommes.
Saint Paul va développe une théologie du corps, pour lequel la véritable notion du corps n'est pas celle de la chair (sarx), mais celle du soma. Pour lui, le "corps" > (soma) signifie aussi bien le corps terrestre que le corps céleste, l'unité de tout l'homme, soumis ici-bas à la faiblesse et à la mort, mais destiné à être élevé et transformé par l'esprit (pneuma).
Pour le théologien Karl Rahner, la tâche de la philosophie et de la théologie chrétiennes sera de réaliser l'unité, la synthèse de l'anthropologie platonicienne et de l'anthropologie biblique. Le progrès dans cette direction sera marquée par les déclarations du magistère sur l'unité de l'homme et sur l'appartenance du corps à l'essence même de l'homme. Rahner rappelle que saint Thomas d'Aquin aura cherché à exprimer l'idée chrétienne du corps par les catégories d'Aristote de forme et de matière. Ce n'est que dans le corps que l'unité se réalise concrètement L'âme ne peut pas se réaliser sans la médiation de la matière. Plus cette médiation se réalise, plus l'homme fait l'expérience de la matière de son corps. Toute communication entre humains se fait par l'intermédiaire du corps, mais aussi l'âme s'accomplit dans la mesure où croît la communion de l'homme avec les autres hommes, êtres corporels, au sein du monde corporel.
C'est à cette orientation de pensée que correspond la théologie actuelle du corps. Nous disons que le Verbe s'est fait chair, incarnation , pour dire qu'il s'est fait homme. Jésus-Christ est unhomme. Il accomplit la rédemption dans son corps qui est donné et dont le sang est répandu. Dans le message du salut, la seule affirmation. de la similitude entre notre corps et le sien suffit à montrer que faire de la mort une séparation du corps et de l'âme ne correspond pas à l'anthropologie biblique et qu'une telle formule demande, à tout le moins, une interprétation plus précise.
Dans la constitution du peuple de Dieu, de l'Église, telle qu'elle se réalise par les sacrements et par le message de l'Evangile, la réalité corporelle, apparaît comme constitutive du salut de l'homme. De la théologie biblique du péché on peut déduire que le corps n'est pas le siège privilégié du péché, mais simplement que le péché de l'homme se manifeste forcément dans le corps.
Je citerai ici, parce sa pensée m'est particulièrement chère ce que dit le Père Teilhard de Chardin de l'incarnation et de la signification de la matière, constitutive de notre corps. Pour Teilhard, et jusque dans sa vision cosmique de l'évolution, l'incarnation du Verbe de Dieu est un évènement "inouï" et essentiel :
Le Rédempteur n’a pu pénétrer l’étoffe du cosmos, s’infuser dans le sang de l’Univers, qu’en se fondant d’abord dans la Matière pour en renaître ensuite... Personne autant que l’Homme penché sur la Matière ne comprend combien le Christ, par son Incarnation, est intérieur au Monde, enraciné dans le Monde jusqu’au cœur du plus petit atome....Un Dieu historiquement incarné est… le seul qui puisse satisfaire, non seulement aux règles inflexibles d’un Univers où rien ne se produit et n’apparaît que par voie de naissance, mais encore aux aspirations irrépressibles de notre esprit.
Mais comment ne pas entendre ici cet Hymne à la Matière que Teilhard a osé écrire, considérant que cette matière était, dès l'acte créateur, transparente de Dieu ? La Matière théophanie, pourrait-on dire :
Bénie sois-tu, âpre Matière, glèbe stérile, dur rocher, toi qui ne cèdes qu'à la violence et nous forces à travailler si nous voulons manger.
Bénie sois-tu, puissante matière, évolution irrésistible, Réalité toujours naissante, toi qui faisant éclater à tout moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours plus loin la vérité.
Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites, éther sans rivages, triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures, nous révèle les dimensions de Dieu.
Bénie sois-tu mortelle Matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est.
Sans toi, Matière, sans tes attaques, sans tes arrachements, nous vivrions inertes, stagnants, puérils, ignorants de nous-mêmes et de Dieu.
Toi qui meurtris et toi qui panses, toi qui résistes et toi qui plies, toi qui bouleverses et toi qui construis, toi qui enchaînes et toi qui libères, sève de nos âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis.
Je te bénis Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la science ou les prédicateurs de la vertu - un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas appétits, - mais telle que tu m'apparais aujourd'hui, dans ta totalité et ta vérité.
Je te salue, somme harmonieuse des âmes, cristal limpide dont est tirée la Jérusalem nouvelle.
Je te salue Milieu divin chargé de Puissance créatrice, Océan agité par l'Esprit, Argile pétrie et animée par le Verbe incarné.
A aucun moment de la tradition théologique le corps ne sera nié. Et jusqu'au corps brisé sur la croix. Déjà pour saint Augustin la beauté du Christ, se révèle aussi dans l’épreuve et le dépouillement de la Croix. « Le Fils, qui est en lui-même le resplendissement de la beauté du Père, renonce à la divinité pour revêtir une apparence humaine commune. C’est dans cette forme humiliée et souffrante qu’il vient restaurer notre propre beauté ».
Chez le grand théologien qu’est Urs Von Balthasar, l’expérience esthétique est indissociable du réalisme de l’Incarnation. Et cela, jusqu’en ses conséquences dramatiques. La christologie est centrée sur la figure du Christ. Une figure qui, même défigurée, devient le chiffre d’une esthétique nouvelle. « Car l’accès chrétien à Dieu n’est ouvert que par Jésus, face défigurée par la haine et la laideur. L’esthétique chrétienne se charge ainsi du réalisme violent de la Croix » Et, face à la Croix de Jésus, « l’esthétique terrestre ne peut pas exclure le facteur du laid, la brisure tragique, le démoniaque, mais doit le surmonter. Toute esthétique qui ignore ce côté nocturne n’est qu’un esthéticisme. Non seulement toute forme belle est limitée et menacée mais l’on peut dire aussi que c’est seulement dans la brisure que réside aussi le beau ».
On peur dire que toute l'anthropologie chrétienne ne peut véritablement être comprise qu'à travers la figure du Christ et jusque dans son corps. Le mystère de l'humanité est éclairé par le mystère de l'incarnation. C'est bien ce que rappelle le Concile Vatican II :
En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe Incarné. Adam, en effet, le premier homme, était
la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui
découvre la sublimité de sa vocation. Il n’est donc pas surprenant que les vérités ci-dessus trouvent en Lui leur source et atteignent en Lui leur point culminant" .
5. Les conséquences spirituelles, éthiques et sociales
Je citerai quelques lignes de Dominique Trimoulet, prêtre de la Mission de France et aide soignant : "Le corps n'est ni une enveloppe ni une prison. C'est toute une vie faite d'émotions. J'ai compris qu'on ne peut toucher sans être touché. J'ai appris aussi quelque chose de l'humain qui ne peut se communiquer qu'à nos propres mains, cette part de mystère que les corps seuls peuvent signifier. "Ceci est mon corps livré" pour vous a dit Jésus. Dieu fait chair. En régime chrétien, il n'y a pas de nourritures spirituelles qui ne soient aussi corporelles. C'est la vie incarnée de Dieu que nous recevons au plus intime de notre corps pour que notre vie humaine soit animée de la sienne".
Ces paroles nous disent déjà ce que peuvent être, pour la foi chrétienne, certaines conséquences, parmi d'autres que nous évoquerons, de la place singulière accordée au corps à tous moments de notre existence. Je retiendrai ici trois aspects
Le premier aspect ce sont les conséquences spirituelles.
Le corps, selon toute la tradition biblique et chrétienne ne peut être dissocié de la dimension spirituelle de la personne et donc de la dignité de chaque être humain et du respect qui lui est du. Car si c'est bien l'être humain dans son unité irréductible qui est image de Dieu, le corps, jusque dans son apparence fragile, reste le signe complet de l'acte créateur de Dieu. J'oserai même dire que, malgré ce que nous lui faisons subir ou malgré ses déficiences, ce corps nous révèle quelque chose de la beauté de Dieu.
En évoquant l'être humain, Saint Irénée de Lyon ira jusqu’à parler de l’art de Dieu : : « Puisque tu es l’ouvrage deDieu, attends patiemment la main detonArtiste. Conserve l'empreinte que t'a donnée l'Artiste, garde en toi l'Eau qui vient de lui, sans laquelle tu durcirais et perdrais la trace de ses doigts .. ».
Qu'est-ce qui fait le grandeur et la beauté du corps ? C'est sa capacité d'ouverture au souffle permanent de celui qui le crée. Qu’en est-il pour nous, en perspective chrétienne et quelle est cette beauté qui est, malgré la mort, le fait et la griffe de toute existence ? Expérience existentielle et spirituelle. Réalité charnelle et spirituelle.
Comment ne pas rappeler ici ce grand texte de saint Augustin dans les Confessions, où la place du corps est évidente : « Bien tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je t’ai aimée ! Et voici que tu étais au-dedans et moi au-dehors et c’est là que je te cherchais, et sur la grâce de ces choses que tu as faites, pauvre disgracié, je me ruais ! Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi. Elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant n’existeraient pas si elles n’existaient pas en toi ! Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité. Tu as brillé, tu as resplendi, tu as dissipé ma cécité. Tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi. J’ai goûté et j’ai faim et j’ai soif. Tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix »
Le deuxième aspect ce sont les conséquences éthiques.
Nous avons parlé de la dignité du corps. Cette affirmation a des conséquences éthiques. En raison de ce son unité et de sa dimension spirituelle, le corps humain doit être protégé de tout ce qui pourrait altérer ou détruire son équilibre et dénaturer sa véritable finalité. Le Concile Vatican II dans la Constitution sur l'Eglise dans le monde de ce temps le rappelle dans son chapitre sur la dignité humaine :
"Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est, dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur. Il est donc interdit à l’homme de dédaigner la vie corporelle. Mais, au contraire, il doit estimer et respecter son corps qui a été créé par Dieu et qui doit ressusciter au dernier jour".
Ces paroles peuvent sembler très globales mais tous les débats engagés par l'Eglise ces dernières années sur la bioéthique ont permis de préciser davantage quelle devait être l'orientation à suivre concernant des questions importantes telles que l'euthanasie ou les manipulations génétiques. Je retiens ici un aspect particulier qui est celui de l'indisponibilité du corps, traité par un groupe de travail sur la bioéthique des évêques de France dont les résultats ont fait l'objet en 2009 d'une publication officielle sous le titre "Bioéthique, propos pour un dialogue" :
"L’indisponibilité du corps humain est un principe ancien du droit dont le respect concourt à la sauvegarde de la dignité humaine. S’il n’est pas explicitement cité dans le Code civil, son respect est pour autant assuré par des principes corollaires tels que la nullité des conventions visant à donner une valeur patrimoniale au corps humain, la gratuité des cessions d’éléments et produits du corps humain, la nullité des conventions portant sur la gestation ou sur la procréation pour autrui.
Le troisième aspect, ce sont les conséquences sociales
Tous les éléments sont présents dans ce que nous appelons le Doctrine sociale de l'Eglise, répartie dans de nombreux documents du magistère ou des ouvrages théologiques. Le social fait certes partie de l'éthique mais garde sur bien des plans une dimension autonome. Il s'agit de comprendre ici la personne dans son corps en lien avec les autres.
"Parce que tout homme est, constitutivement orienté vers autrui, le corps est aussi le lieu fondamental de la communication et de la communion avec les autres hommes. C'est le corps qui rend présent dans le monde des hommes, la mort étant la forme radicale de l'absence. Le corps est langage. Non seulement au plan de la parole écrite ou parlée, mais au plan, aussi, de tous les comportements en lesquels le sujet s'extériorise au dehors et s'exprime pour les autres (gestes, danses, rites etc...).
Il y a des conséquences anthropologiques et sociales de la Révélation du Dieu amour et de l'Evangile de Jésus. Le Concile déploie ces conséquences à travers une conception communautaire de l’être humain Si la personne humaine est sacrée, elle est aussi sociale et sa dignité ne peut être réalisée et protégée qu’au sein d’une communauté humaine d’échanges et d’amour mutuel. « La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté ; aussi c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation. » (GS 25).
Les applications sont nombreuses, comme la solidarité internationale, le respect du bien des autres et de la dignité des autres dans leur corps. je pense entre autres à l'accueil des personnes handicapées.
6. L’art moderne et contemporain avec ses contrastes
La plupart des artistes contemporains, croyants ou non, ont travaillé sur la figure de Jésus. Plutôt sur la passion et la croix, ce qui n'est pas sans rapport avec une certaine dimension tragique de l'existence, accentuée par les deux guerres mondiales. Ici encore, je ne commente pas ces oeuvres. La succession des tableaux parle d'elle-même, même si les trois premières nous disent la douceur de l'incarnation :
3 oeuvres maintenant qui ont suscités de vifs débats :
Face à des initiatives artistiques qui peuvent sembler provocantes, n’y a-t’il pas en arrière fond une question qui traverse toute l’histoire des représentations du Christ : celle de la beauté paradoxale du crucifié ?
20. Georges Rouault : Le serviteur souffrant
Théologiquement, nous avons l’une des conséquences les plus réalistes et irréductibles de l’incarnation. La beauté s’inscrit dans la chair, quelle que soit la fragilité de cette chair. Que dire de la beauté de Dieu en référence à Jésus, non seulement dans la lumière de la Résurrection mais aussi dans la paradoxale lumière de la croix ?
La beauté ne peut plus être considérée seulement dans une sorte d'idéalité platonicienne, dans une seule idée de perfection du beau et de la beauté divine. Seule la Théologie peut ici nous rappeler que l’image et la réalité du Golgotha sont aussi un langage singulier de Dieu. L’épreuve ne détruit pas la beauté de l’être qui peut résister à tout effondrement.
Nous comprenons que l'art contemporain puisse être travaillé par ces deux dimensions de la beauté : celle de la perfection – la beauté qui demeure - mais aussi et parfois surtout celle de la déchirure – la beauté
qui résiste. L'art peut aussi se situer du côté du tragique, de l'abîme et de l'esthétique de la croix. En cela aussi, il dit quelque chose de l'état du monde.
En forme de conclusion, je présenterai cinq œuvres qui disent, à leur manière, la transparence du corps ou l'élément résurrection, véritable finalité de l'incarnation. La dimension théologique - qui était le fil rouge de cette intervention - apparaît ici comme la seule explication possible de la force, de la résistance et de l'invulnérabilité ultime et spirituelle du corps.
1.Ernest Pignon Ernest/Français : Extases > Représentation de 5 figures mystiques : Marie-Madeleine, Hildegarde von Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation, Madame Guyon. » Sept grandes affiches de 3 à 4 m, colées sur des plaques d’aluminium posées debout sur une dalle noire, figurant une surface d’eau.
2. Fernand Léger/Français : Les cinq plaies/soleil
3. Kip Decker/Américain : Résurrection
4. Arcabas/Français : Visage de Jésus à Emmaüs
5. Kim en Joong/Coréen : Résurrection
Et si le corps avait, jusque dans les limites et la fragilité de sa matérialité, la transparence et la luminosité du vitrail ?
Pièce musicale : J.S. Bach, concerto pour deux violons, 2° mouvement.