INTERVENTION du Dr Martine COUDERC

 

FRAGILITE ET VULNERABILITE – NOS VIES

 

    Médecin généraliste 25 ans, je me suis investie dès les années 1990 en soins palliatifs en tant que médecin auprès des patients atteints de SIDA puis de cancer, soit directement, soit en tant que personne ressource auprès de mes collègues , en tant que citoyenne dans la fondation d’associations telles le Réseau Ville-Hôpital à l’origine de l’ouverture de CASA, un centre d’aide aux personnes toxicomanes, et la Société Pyrénéenne de Soins Palliatifs qui forme des bénévoles d’accompagnement et a contribué à la création d’un des premiers réseaux de soins palliatifs à domicile en France, aujourd’hui devenu le réseau Arcade.

Ensuite, il y a 15 ans, je me suis tournée vers la gériatrie et suis devenue praticien hospitalier– j’ai été responsable médical du pôle gériatrie du Centre Hospitalier de Lourdes ces 10 dernières années avec un investissement particulier auprès des personnes atteintes de maladie neurodégénérative . Je suis à la retraite depuis janvier 2017 en poursuivant une activité de consultation mémoire.

C’est dire que j’ai cotoyé de très près toute sortes de fragilités – après avoir moi-même éprouvé cette situation liée à toute vie humaine, lors d’un accident grave, j’ai aussi comme beaucoup d’autres hommes et femmes cherché la voie de la résilience - accompagnée par une famille et des amis aimants, j’ai pu reprendre mon métier que j’adorais et écrire un livre destiné à ceux qui ont à vivre l’expérience des brulures graves.

C’est donc avec joie et non sans émotion que j’ai accepté la proposition du NARTHEX sur ce sujet de la vulnérabilité. Chers amis, je vous remercie de me donner l’occasion de témoigner de ce qui me tient à cœur.

      La vulnérabilité vient du mot latin vulnerare : ce qui peut être attaqué, blessé, endommagé. Définit donc une personne fragile, en situation ou dans un état précaire. Comme si un danger susceptible de se produire d’un moment à l’autre guettait la personne. On parle d’une « épée de Damoclès » pour décrire une situation périlleuse ou pour évoquer des circonstances particulièrement risquées.

Pour compléter ce préalable à la réflexion, j’emprunterais à Eric Fiat ce qu’il écrit dans la préface du livre de Sylvie Pandelé, psychologue, directrice de MAS, «  La GRANDE VULNERABILITE – Fin de vie – Personnes Agées – Handicap » :

« On raconte qu’un jour Zeus fit venir à lui deux titans, fils de Japet, qui se nommaient l’un Prométhée et l’autre Epiméthée, avec pour dessein de leur confier une tâche importante : il s’agissait de distribuer aux différents animaux les différentes qualités naturelles. Et le Dieu des Dieux de donner aux deux frères un grand sac, une sorte de besace où se trouvaient toutes les qualités naturelles possibles et imaginables, ajoutant qu’il fallait absolument que leur distribution fut inspirée par la règle de justice ( diké en grec) : il ne fallait pas tout donner à l’un et rien à l’autre, tout à l’autre et rien à l’un ; il fallait assurer entre les vivants quelque chose comme une égalité des chances. Et les deux frères de s’en aller. Zeus aurait bien voulu que ce soit Prométhée qui fasse le partage ; mais chemin faisant Epiméthée qui en avait assez que le grand « patron » confiât toujours les taches intéressantes à son frère et non à lui, pria Prométhée de lui laisser faire le partage. Après quelques hésitations, Prométhée accepta, accord conclu pour que Prométhée vint à la fin juger de la distribution épiméthéenne.

Ce célèbre mythe raconté par Platon, et connu sous le nom de mythe de Protagoras, ne nous dit que peu de choses sur le travail exact d’Epiméthée. Mais on peut imaginer que, donnant la force au lion, il n’eut pas besoin de lui donner une rapidité véritable ; donnant la rapidité à la frégate, il n’eut pas besoin de lui donner une carapace ; ayant reçu une carapace, la tortue se passa aisément de cette capacité de changer de couleur qui échut au caméléon. Et l’aspic venant au monde avec son venin, n’eut besoin ni de la capacité de changer de couleur, ni d’une carapace, ni de rapidité, ni de force.

Au retour de Prométhée, Epiméthée semblait satisfait de son travail : la diké l’avait inspiré. Mais c’est alors que les deux frères virent passer devant eux, celui que Platon désigna comme « un bipède sans plume », c’est-à-dire un homme. »Et à lui, que donneras-tu ? » demanda Prométhée. Et Epiméthée ( dont le nom signifie étymologiquement celui qui réfléchit après coup) de réaliser que sa besace est vide, qu’il n’a plus rien à distribuer, plus de qualité naturelle à donner à l’homme.

  Sous cette étourderie d’Epiméthée ne se cache rien d’autre qu’une étourderie de la nature, laquelle fait de l’homme en ses premiers commencements le plus vulnérable, le plus fragile, le plus précaire, le plus dépendant de tous les êtres vivants ! « 

Même si Epiméthée tenta de réparer son oubli et trouva à doter l’homme de l’intelligence dans les besoins de la vie comme nous le dit Platon et du feu.

 

     L’homme qui possédait dès lors l’intelligence technique ne cessa de faire des progrès pour améliorer son quotidien. Mais ses énormes capacités de réflexion et d’adaptation l’ont conduit très tôt à comprendre sa finitude. L’homme mortel ne cessera pas de lutter et de rêver, de vouloir croire à son immortalité. Quelle fragilité est son sort ! En même temps, quel moteur cette vulnérabilité a constitué pour l’humanité : les religions pour lesquelles l’homme a inventé l’écriture, les arts que ces soit la peinture, la sculpture, l’architecture…

Cette question de la finitude de l’homme est bien au cœur de l’accompagnement de fin de vie. Ceux que nous accompagnons en soins palliatifs doivent faire avec la réalité d’une mort annoncée. Réalité qui se conjugue, s’affirme avec la maladie et ses symptômes qui altèrent la qualité de vie, l’autonomie, le corps et l’esprit eux-mêmes.

Ce moment de la vie de l’homme témoigne de sa grande vulnérabilité. Chacun fait comme il peut face à cette borne annoncée à sa vie, à ses projets. Freud nous le dit : « l’homme ne peut affronter le néant de soi ». Mais il peut choisir de vivre jusqu’au bout de sa vie !

      J’ai accompagné au cœur des équipes de soin des centaines d’hommes et de femmes, des enfants aussi, jusqu’au seuil de la mort. Je témoigne de l’histoire singulière de chacun, de la nécessité de mettre en œuvre la technique pour soulager les souffrances qui peuvent l’être, de s’impliquer en tant qu’être humain auprès de l’autre – Comme dit E. Lévinas : « le regard d’autrui me requiert ».

C’est en acceptant ce regard lui signifiant sa dignité et son humanité, que  chacun peut puiser dans cette grande fragilité du bout de la vie les ressources pour faire face à la dépression, à la tristesse, à la colère parfois, au déni de ce qui se passe pour lui.

 Parfois pourtant, cette bienveillance des gestes, des actes pour soulager et écouter ne suffit pas face à la difficulté de trouver un sens, voire le non sens de ce qui arrive. Ces situations concernent les personnes en vulnérabilité, je dirais, extrême. Celles- ci sont en effet, victimes d’atteintes de leur cerveau ou privés de communication et  posent dans le soin (au sens large) les problèmes éthiques majeurs.

Aujourd’hui, dans notre pays, 850 000 personnes sont atteintes de maladies neurodégénératives dont 70% de maladies d’Alzheimer. Ces personnes, si elles ne décèdent pas d’une autre pathologie, vont atteindre cet état de vulnérabilité extrême.

  *Ainsi, Nicole, 88 ans, ancien cadre infirmier, sportive et marcheuse, est en phase terminale d’une MA. Sa maigreur et sa dénutrition engagent le pronostic vital – néanmoins, dans l’institution où elle vit depuis plusieurs années, son besoin incessant de déambuler a été préservé et elle est toujours debout. Elle ne mange plus, a perdu depuis longtemps le langage ; maintenant, sa faiblesse la conduit à chuter très souvent ; toujours l’automatisme de ce geste étant préservé, elle se relève et tente de repartir.  Comment continuer le soin ? Quelles sollicitudes, quelle bienveillance mettre en œuvre ?

   *Même questionnement face à Louis, 81 ans, grabataire, dénutri, prostré depuis plusieurs mois, ne parlant plus, ne reconnaissant plus ses proches, refusant ou ne sachant plus ouvrir la bouche pour se nourrir. «Il n’avait ni voix, ni parole, un quasi-néant sans nom, ni papier. Je cherchais le pur sujet, le voilà : l’homme zéro, l’homme universel d’aujourd’hui «  Michel Serres (conférence du 2 juin 2005 au congrès national de la SFAP), réaffirme ainsi la qualité de Personne de celui qui a perdu les outils de la communication. Face à cette tentation légitime devant tant de souffrance de nier la personne, face au Pourquoi sans réponse, Sylvie Pandelé nous propose de faire notre ce qu’elle appelle « la vigilance éthique », afin de poursuivre quelles que soient les conditions la rencontre, fut-elle à haut risque, avec l’Autre .

 Je souhaite témoigner que cette vigilance est possible et qu’elle se pratique aujourd’hui dans des établissements de santé. Seule cette vigilance éthique peut redonner du sens à ce qui se passe. Elle nécessite cependant que les professionnels soient formés à l’éthique du soin pour cela et qu’ils disposent du temps et de l’organisation du questionnement éthique –  Ce que nous appelons des démarches décisionnelles éthiques furent mises en œuvre dans les deux situations citées plus haut et ont permis d’accompagner ces personnes du mieux possible, dans le respect de leur dignité. Ainsi, Nicole ne fut pas attachée et mourut lors qu’elle sembla décider elle-même de s’allonger – La relation avec Louis fut maintenue jusqu’au bout par les petits gestes du confort quotidien, privilégiant le toucher.

Je sais bien que ces propos ouvrent le champ du grand débat sur la question de l’euthanasie, mais il n’est pas dans mon propos de l’aborder ici.

Je voudrais donc poursuivre avec les notions de fragilité et de précarité liées au vieillissement.

   *Je vous parle d’Annette, 84 ans – Elle vit seule avec son fils célibataire, depuis le décès de son mari il y a 5 ans. Une maison de ferme de montagne. Pour se chauffer, elle doit mettre le bois dans le poêle. La chambre est au premier étage – elle n’a pas de retraite et son fils a l’allocation supplémentaire du Minimum Vieillesse. Depuis quelque temps, elle prends un médicament pour dormir, car elle s’inquiète pour son fils devenu taciturne et ne dormait plus. Jusqu’à il y a 3 mois, c’est elle qui faisait les repas – mais elle est tombée dans l’escalier et depuis a mal au genou. Alors, c’est son fils qui fait la soupe, mais elle a du mal à manger. Elle a perdu 3 kilos.

Je dirais qu’Annette est entrée dans la fragilité et que le basculement dans la dépendance est un risque important pour elle.

   *Parlons de PAUL, 80 ans et de sa femme Lucette, 76 ans. Lucette a depuis 3 ans des troubles cognitifs – elle oublie bien des choses, ne sait plus faire seule la cuisine et le ménage  - elle ne veut pas l’admettre et ainsi Paul ne peut pas l’amener chez le médecin pour cela – Paul veille et supplée afin d’éviter que Lucette ne fasse des bêtises. Il est en bonne santé, mais depuis un an a renoncé à ses randonnées et ne voient plus ses amis – Il se trouve moins agile qu’avant ; d’ailleurs, il est tombé dans le jardin l’autre jour – ils ont tous les deux maigri cette année de 2 kgs. Bien sur, ils n’ont rien dit à leurs enfants pour ne pas leur causer du souci !

Le couple est vulnérable et fragile – tout évènement nouveau, même banal peut faire basculer leur situation dans une situation de crise. Lucette est probablement malade et Paul est en risque d’épuisement et de maladie ou mort prématuré en raison de sa position d’aidant.

Ces deux exemples d’une banalité courante, illustrent l’exposition à la fragilité des personnes vieillissantes. En France, le nombre de personnes de 75 ans et plus représentent 12,5% de la population de plus de 65 ans, soit 11 740 014 (recensement INSEE 2014) – Presque 10% vivent dans les établissements médico-sociaux. La proportion de personnes âgées fragiles, c’est-à-dire des personnes dont le vieillissement risque de les conduire, soit à une mort précoce, soit à des handicaps entrainant des dépendances est de 30 % environ des plus de 75 ans. Les régions ne sont pas égales du point de vue de ce risque. Je citerais notre département qui connait un indice de mortalité prématurée élevée dans 11 cantons de zones rurales et montagneuses, soit 48,4 % de la population.

Sans doute l’explication se trouve-t-elle dans le cumul de facteurs risques  bio-psycho-sociaux : isolement – faibles revenus – faible niveau de formation – accès aux soins insuffisant – logement inadapté – baisse de l’emploi et éclatement géographique des familles, les enfants ayant dû quitter le département pour travailler.

Que faire ? Comment notre société aborde-t-elle ce problème? Pas très bien et en dessous des besoins.

D’un point de vue médical, le dépistage de la fragilité entre dans la réalité – notre département étant en expérimentation PAERPA (Personnes Agées en Risque de Perte d’Autonomie) pour cela. Actuellement, la recherche des facteurs compromettant ce que l’on appelle un vieillissement réussi, fait consensus sur le plan médical : risque de dénutrition – polypathologies et iatrogénie médicamenteuse – troubles des fonctions intellectuelles supérieures – personnes vivant seule – sédentarité – antécédents de chute – âge de plus de 75 ans. Le cumul de trois au moins de ces facteurs placent la personne en situation de fragilité.

La bonne nouvelle est que des solutions de prévention existent et que leur mise en place le plus tôt possible permet aux personnes fragiles de re-intégrer la cohorte des personnes âgées robustes .

Ainsi pour Paul et Annette, rien n’est perdu. La question est bien celle de la sensibilisation, du repérage, de la mise en œuvre d’aides adaptées. Ces recours existent. Encore faut-il qu’ils soient saisis !

La question centrale aujourd’hui encore tient aux fausses idées concernant le vieillissement ( il serait un naufrage implacable) et à l’approche erronée des incapacités qui rangerait la personne vieillissante dans le tiroir des « moches, des inutiles, du fardeau financier….). Pour s’acheter une bonne conscience, on va jusqu’à expliquer que la grande vieillesse est une atteinte à la dignité.

Mais aussi dans la lutte contre la précarité sociale, dans l’invention de nouvelles solidarités qui permettraient que d’un bout à l’autre de la vie, chacun ait sa place dans la société et la possibilité à titre personnel d’être résilient.

J’aurais beaucoup à rajouter à mon propos – j’espère avoir ouvert les pistes de réflexion utiles au débat. Je vous remercie pour votre écoute. Je vous propose en conclusion cette recommandation de l’OMS : » vieillir en bonne santé, c’est faire que chacun puisse réaliser ce qui est important pour lui. »

Docteur Martine COUDERC

 

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