Bernard VOINCHET
Bernard VOINCHET

 

 

 

 

 

LE CORPS DANS L'ART

 

LES REPRESENTATIONS DU CORPS


Pourquoi représenter le corps humain ?

Pour une multitude de raisons, d’ailleurs si tous les enfants du monde dessinent des bonhommes et des bonnes femmes, c’est qu’il doit y avoir là-dessous un besoin fondamental – nous verrons d’ailleurs tout à l’heure comment les enfants les dessinent.

 

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Vous connaissez le mythe de la grotte de Platon où la fille d’un potier, dans l’obscurité, prend un morceau de charbon pour dessiner le contour de l’ombre de son fiancé lors de leur unique ébat amoureux, puisque le fiancé ne reviendra jamais. De ce fait elle fera de cette ombre une réalité, trompeuse bien entendu. Par ce mythe, Platon signifie que toute représentation est mensonge et qu’il faut donc exclure les artistes de la cité. Aujourd’hui encore la conception de Platon fait l’objet de controverses et d’oppositions même si 2 500 ans après Platon, Nietzsche a pris le contrepied en affirmant : « l’art est la vraie philosophie ». Heureusement que l’on n’a pas écouté Platon car il n’y n’aurait pas d’image à montrer.

 

Voilà une des sources des controverses autour de la représentation du corps de l’homme : certaines civilisations l’ont totalement exclue, d’autres l’admettent, d’autres l’ont incessamment pratiqué.

 

Mais que veut dire au juste représenter ?

Il y a une différence entre présenter et représenter.

1) Présenter : c’est mettre en présence.

Par exemple : «  j’ai le plaisir de vous présenter cette personne », dit-on souvent

Se présenter : c’est arriver dans un lieu, se faire connaître.

« Notre tort, c’est de présenter les choses telles qu’elles sont »  disait Proust avec pas mal d’humour.

 

2) Représenter : c’est rendre présent celui qui n’est pas là, rendre sensible, exhiber, désigner, évoquer, exprimer.

Mais c’est souvent désigner un aspect de la personne ; on dit par exemple de quelqu’un : « c’est un aventurier ou un voleur, un bandit, un saint, etc. ».

Représenter : c’est aussi tenir la place de quelqu’un et agir en son nom.

Et enfin se représenter : c’est former dans son esprit, l’image d’une réalité absente – dans un but bien précis.

 

On comprend vite alors que la représentation du corps humain nécessite la force de la créativité.

On peut donc dire que les montreurs d’ombres  – que sont les artistes et les poètes – cherchent à exprimer une certaine réalité souvent cachée qui va bien au-delà de la matérialité des choses et à plus forte raison du corps ; c’est chercher l’humanité qui est dans le corps. C’est ainsi qu’il faut regarder les images que les hommes ont fait d’eux-mêmes.

 

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Mais encore quelques précisions avant de montrer des  images :

Il y a eu de fortes ruptures dans l’histoire de la représentation. Parmi celles-ci, l’arrivée de la photographie, du cinéma et de la télévision ; ce dernier demi-siècle, nous avons assisté à une révolution quantitative autant que qualitative, transformant les rapports que nous entretenons avec l’image. Mais cette rupture  n’est pas la première (nous allons le voir), ni certainement la dernière.

 

Par ailleurs quand on parle de représentations du corps, on ne peut éviter de montrer des corps dévêtus ou en partie dévêtus ; par conséquent émergent tout de suite les questions :

- de la nudité ou plutôt des nudités

- de la fertilité

- de la fécondité

- de la sexualité

- de la sensualité

- de l’érotisme voire de la pornographie

- etc.

 

Bien entendu toutes ces notions ont émergé, ont disparu, ont été concomitantes, se sont mélangées ou dissociées. J’en veux pour preuve ce que Marivaux a fait dire à un de ses personnages :

« Ce n’est point la nudité qu’un visage mais une belle main commence à en devenir une ! »

Si un intégriste musulman pur et dur pourrait être insatisfait d’une telle définition de la nudité, elle risque de faire doucement rigoler des hommes du monde occidental du XXIè siècle!

 

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Mais, venons en à l’histoire de l’Europe, à partir des premiers siècles de notre ère. Je vous rappelle qu’il y a environ 2 500 ans Platon voulait supprimer les artistes. C’est au même moment, autour du Vè siècle avant Jésus Christ, qu’apparaissent  des interdits touchant la représentation en général. Chez le peuple juif, il était alors devenu impensable de représenter Dieu à travers un corps d’homme ou de femme. 

1 000 ans plus tard l’Islam suivra un chemin très similaire en se défiant des images, c'est-à-dire de ces « formes peintes héritées du paganisme ». Au même moment ne dit-on pas que le philosophe juif  Maïmonide s’obligeait à fermer les yeux durant la prière, pour ne pas regarder les tapisseries de sa synagogue ?

Dans ce contexte, qu’en était-il du monde chrétien ?

Dans les premiers temps, le christianisme a beaucoup hésité à utiliser toute image, par peur d’une part de laisser des traces (temps de la persécution), mais surtout  parce que de grands théologiens sont iconoclastes.

De ce fait les représentations significatives n’apparaissent qu’assez tard, le Christ mort sur la croix n’apparaissant qu’au VIè siècle, c'est-à-dire bien après la disparition du supplice sur la croix.

 

Quelques unes des images projetées lors de la conférence

 

 

 

 

 

Photo 1

   La statuette de Lespugue et ses voisines d’Allemagne sont porteuses de ce qu’il y a de plus précieux : c’est-à-dire « donner la vie » ! Merveilleux symbole du mystère de la vie.

Toutes ces statues appartenaient à une forte culture qui a duré 10.000 ans. En les étudiant ,  il est apparu que l’ensemble des organes sexuels féminins nécessaires à la procréation ont des dispositions semblables et cela quelles que soient les proportions des statuettes.


 

 

 

 

 

 

 

Photo 2 :

    Entre préhistoire, histoire et arts premiers, le passage se fait insensiblement. Cet homme est d’une certaine façon le symétrique de la dame de Lespugue. Nous sommes ici au Moyen-Orient dans lequel puisera la civilisation grecque dont le monde occidental sera l’héritier.    


 

 

 

 

 

Photo 3  

    En Grèce puis dans l’empire romain, on va idéaliser les corps pour représenter les dieux de l’Olympe ou des personnages mythiques. On fait alors des recherches les plus sophistiquées : les proportions des différentes parties du corps, formes « parfaites » sont très loin de la stricte copie d’hommes réels.

Extrême raffinement, il faut savoir que ces statues étaient souvent peintes couleur chair.  Les corps étaient donc à la fois idéalisés et d’une réalité trompeuse puisque inaccessible comme le sont les dieux.

Ces représentations seront  également utilisées pour les empereurs romains à partir du moment où le culte des empereurs s’est développé ; leurs portraits étant posées sur des corps de dieux ! Mais il ne faut pas oublier qu’à côté de ces représentations officielles où le corps est magnifié dans sa nudité, se sont développées des représentations plus prosaïques, des scènes de la vie ordinaire où l’érotisme est bien présent comme dans les thermes de Pompéi.


 

 

 

Photo 4   Dès que les mouvements iconoclastes ont disparu, on va, comme à Rome ou en Inde ou dans tous les pays iconophiles, représenter les personnages importants de la religion ou des croyances : en l’occurrence le Christ et les saints. A priori ce qui intéresse les artistes chrétiens, c’est de représenter non pas les qualités physiques des saints (encore que nous allons voir que ce n’est pas si simple), mais leurs qualités morales avec les attributs qui les symbolisent :

- Pierre avec ses clefs

- une vierge avec son lys

- etc.

De fait, les corps dévêtus ou nus ne sont représentés que lorsque cela permet de reconnaître le personnage, de raconter sa vie,  comme celle de Saint Sébastien atteint par les flèches ou comme ici  ce magnifique Job du flamand Jan Lievens de 1631.De telles représentations vont bien au-delà de la « chair », elles vont au plus profond de la pensée de ces personnages : misère, détresse, ou plutôt doute immense malgré l’espérance qui transparaît dans l’attente. Dans ce cas le corps est le support d’un message complexe qui doit être délivré à toute une population qui, il faut le rappeler, ne sait alors pas lire.


 

 

 

 

 

Photo 5

       Autre représentation du corps : celle du Christ crucifié.

Admirons cette image de Christ en croix de Velasquez.

Au-delà de l’apparence formelle absolument superbe, cette œuvre nous entraîne dans des sentiments d’une profonde complexité. Derrière le drame de la mort (si nous prenons le temps de nous laisser pénétrer par l’image) se fait jour l’extraordinaire confiance du FILS dans l’amour infini du PERE.

Un des buts de la représentation de ce corps, c’est bien sûr ce qu’il y a au-delà. C’est le propre des grands chefs d’œuvre de nous emporter, de nous transporter, de nous faire lâcher prise, de nous représenter l’indicible.


 

 

 

 

Photo 6

      En réalité, outre le Christ en croix,  la représentation de corps nu est réservée à des personnages ou des évènements bien précis.

En premier celui de l’enfant Jésus tout nu : on veut signifier qu’il est fait homme. De même la Vierge est souvent représentée allaitante, cela a été l’objet d’une infinité d’œuvres parmi les plus belles et les plus sublimes de l’art européen. Ni la féminité de la mère, ni la masculinité du fils, ne peuvent être mis en doute dans ces peintures.

Jamais l’amour d’une mère pour son fils et du fils pour sa mère n’ont été aussi bien exprimés qu’aux XIVè, XVè et XVIè siècles.


Photo 7

   Un des thèmes qui a été le plus propice à la représentation  de corps nus est  le récit de la création qui, ne l’ oublions  pas, prend sa source en Mésopotamie. L’ancien testament rapporte qu’après les avoir créés, Dieu dit à Eve et Adam : « soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre ». Plus loin, il est dit : « Tous deux étaient nus, l’homme et la femme, sans se faire honte mutuellement ». Ils sont effectivement représentés entièrement nus comme dans cette œuvre de Jérôme Bosch, fin XVè. Plus loin encore,  il est dit : « Après avoir mangé du fruit, leurs yeux à tous deux s’ouvrirent, ils virent qu’ils étaient nus ». Après avoir été chassés du jardin d’Eden, ils se cachent le sexe ou bien les sexes sont cachés par une feuille, un drapé, etc. Une précision sur le mot nudité : il symbolise la fragilité et le besoin de protection ; d’autre part dans le texte de la genèse, il y a un jeu de mots, l’homonyme de nu voulant dire astucieux (comme l’est le serpent qui donne la pomme).


 

 

 

 

 

Photo 8

           Mais la simple nudité admise au Moyen Age pour signifier la condition de l’homme comme l’exprimait Masaccio en 1427, devient répréhensible voire négative et porteuse de péché quelques siècles plus tard. C’est pour cela que l’œuvre originale (à gauche) avait été modifiée par l’ajout de feuillages devant le sexes (à droite) au XVIIIè siècle . Ces feuillages  ont été supprimés lors d’une restauration récente. 


Photo 9

      Durant le Moyen Age, à côté de toute cette peinture que je qualifierais de peinture officielle de l’Eglise, se développait une peinture civile ou domestique montrant tranquillement la nudité du corps, comme dans cette petite scène très réjouissante. Elle figure parmi celles qui ont été brodées sous la grande épopée de Guillaume le Conquérant que retrace la belle tapisserie de la reine Mathilde, de Bayeux. Ici c’est un soldat ayant réchappé de la bataille, qui court retrouver sa dulcinée qui n’est pas moins impatiente et heureuse que lui. Ici,  rien qu’une saine joie !


 

 

 

 

Photo 10

       Grande rupture : celle de la Renaissance. Les études du corps deviennent plus précises. Vous connaissez bien sûr des dessins de Léonard de Vinci ou de Dürer. Cela va aboutir à des œuvres où progressivement le corps lui-même prend le pas sur l’histoire racontée et plus encore sur les sentiments que l’on veut délivrer.

Cette peinture a fait l’objet d’une recherche formelle : harmonie des couleurs, composition des ombres et des lumières ; l’on peut être ému par la beauté de ce tableau, en revanche rien ne nous est dit de la part d’humanité des deux personnages de la mythologie grecque. A noter que cette peinture est contemporaine des découvertes que l’on fait alors à Pompéi : des statues de dieux antiques et de personnages mythologiques dont la beauté formelle impressionne tous les artistes.


 

 

 

 

Photo 11

          L’histoire de Bethsabée  au bain est une scène très largement représentée. Il s’agit  de la femme convoitée par David. Celle représentée par Rembrandt au XVIIè est tout à fait exceptionnelle en ce sens que contrairement à l’étalage de nus de femmes n’ayant que peu d’épaisseur humaine, ici on se trouve devant une « dame ». Ce chef- d’œuvre absolu nous montre celle qui va connaître une descendance prestigieuse c’est à dire le Christ. Rembrandt veut nous dire que Bethsabée en mesure la charge. D’autre part il faut savoir que le modèle qui pose pour la peinture n’est autre que la femme aimée par le peintre puisqu’elle deviendra son épouse. Nous ne sommes pas seulement devant un corps, mais face à une personne au sens plein du terme. Ici le mot représenter prend tout son sens. Ce corps est généreux : toute la composition est construite pour ramener notre regard vers le visage.


 

 

Photo 12

         D’innombrables nus vont décorer les palais et les salles d’exposition du XVI au XIXè. siècle au moment où apparaît la photographie. Cette dernière va rendre obsolète une grande partie de la production picturale qui représentait le corps au plus près de la « réalité  physique ». Certains peintres vont rapidement utiliser cette nouveauté pour affiner leur technique comme Géricault., ou Courbet, notamment lorsqu’il peint « l’Origine du monde ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo 13

        D’autres pour lesquels la peinture va au-delà de la seule présentation de la matérialité du corps, vont chercher à exprimer les sentiments de façons nouvelles comme Cézanne : la recherche sur la lumière dans la mouvance des corps  est sous-jacente dans ce tableau des baigneuses.


 

 

 

 

Photo 14

       A côté de l’explosion picturale sans précédent de la fin du XIX et du XXè. siècle se développe une production de sculptures très diversifiée.  J’aime bien cette sculpture: d’abord elle me fait penser à la joyeuse rencontre des deux petits personnages de la tapisserie de la reine Mathilde montrée précédemment et qui a du se terminer ainsi, par une grande embrassade, mais aussi parce qu’elle rejoint formellement la statuaire antique voir préhistorique. Derrière une grande simplicité apparente se révèle ce qui est de l’ordre de l’indicible.


 

 

 

Photo 15

Pour terminer, il faut  parler du dessin des enfants. Que nous soyons inuits, chinois  ou bigourdans, nous avons tous réalisés les mêmes dessins d’homme et ceci suivant une évolution quasi identique depuis le premier gribouillage qui renferme toute la force vitale….


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo 16

       Jusqu’au bonhomme bien identifiable.

 

 

 

 

 

Photo 17

              Avec en phase finale la représentation de soi-même entre son père et sa mère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo 18

        Au soir de sa vie Matisse,  avec quelques traits épurés recherchait encore comment faire jaillir la « puissance vitale » comme dans celle de cette danseuse noire, cette force qui existait déjà, il y a vingt mille ans dans la statuette de Lespugue. Cette recherche de la vie serait-elle la qualité commune des chefs d’œuvres ?