La Quinzaine 2006 :

LE PROGRÈS A-T-IL DE L’AVENIR ?


jeudi 16 mai 2006 :

Conférence par Mgr Pierre DEBERGE 


« Emplissez la terre et soumettez – la… »

(Genèse, 1, 28)


Comment entendre la parole Biblique ?



Mgr Pierre DEBERGE

Recteur de l’Institut Catholique de Toulouse

Dans une conférence qu’il donnait à l’Institut Catholique de Toulouse, Jean Claude Guillebaud évoquait, il y a quelques mois,  la triple « révolution »  que le monde est en train de vivre : informatique, avec un nouveau continent qu’on appelle cybernétique ; génétique, avec la possibilité désormais de modifier les gènes humains ; et économique avec la mondialisation….et le risque d’une marchandisation galopante des techniques et de certains savoirs. Dans ce contexte, il soulignait en particulier le risque de chercheurs que l’appât du gain, notamment dans le domaine génétique, pourrait conduire aux pires folies. Mais en évoquant ce monde en mutation - et qui nous échappe - Jean Claude Guillebaud regrettait surtout qu’enfermés dans l’immédiateté ou dans l’étroitesse de leurs champs d’action, ceux et celles qui jouent un rôle dans la société ne se donnent pas les moyens de réfléchir ensemble à ce monde qui se transforme…avec les conséquences qui en découlent. Au même moment, il évoquait la perte de la mémoire qui fait que notre société occidentale semble ne plus avoir de  projet susceptible de servir le bien commun et de fédérer des énergies nouvelles..

Si ce n’est pas de cela que nous parlerons directement ce soir, puisqu’il s’agira de la Bible et plus particulièrement des premiers chapitres du livre de la Genèse qui évoquent la création du monde et de l’homme, nous garderons en mémoire ces réflexions de J.Claude Guillebaud.  Nous commencerons d’ailleurs par noter que la description que la manière dont la Bible évoque le projet de Dieu pour l’humanité est par certains côtés surprenante : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la (Gn 1,28)

Reconnaissons-le, ces termes sont en effet peu conformes à notre sensibilité à l’égard de la terre ou à nos préoccupations en matière de développement ; et cela d’autant plus que la « domination », dont il est question dans la Genèse, a souvent été comprise dans le sens d’« exploitation ». Plus la théologie insistait sur la transcendance de Dieu et sur sa distance par rapport à la sphère matérielle, plus la terre était alors perçue comme simple objet de l’exploitation humaine, comme une réalité « non spirituelle ».

Pour bien comprendre le sens du texte biblique, nous procéderons donc en trois temps : dans un premier temps, nous commencerons par situer la réflexion de la Bible dans le contexte socio-culturel et religieux du Proche et Moyen Orient Ancien, puis nous regarderons le texte tel qu’il se présente, avant, dans un troisième temps, d’élargir notre lecture au contexte plus large des trois premiers chapitres du livre de la Genèse et de tirer quelques conclusions.

Rapide regard sur le Proche et Moyen Orient Ancien 

Avant d’aborder les textes bibliques, notamment ceux qui évoquent la création du monde, il faut se rappeler que, dans le Moyen Orient, c’est la religion naturelle qui domine. On en a un bel exemple avec les Cananéens que les Israélites vont côtoyer quand ils entreront dans la « Terre Promise ». Les divinités qu’ils adorent - le plus souvent représentées par couple, mâle et femelle, comme Baal et Astarté - sont des personnifications, à la fois fascinantes et redoutables, des forces de la nature, de la fertilité de la terre ou de la fécondité des êtres vivants.

En Mésopotamie et en Egypte, les religions astrales, centrées sur la divinisation des astres, particulièrement de la lune et du soleil, sont également florissantes. Les Sémites de Mésopotamie adorent le Dieu lune (Sin) et les Akkadiens, le dieu Soleil (Shamash). A cela, on peut ajouter que le Moyen-Orient connaît aussi les « religions politiques » qui divinisent le roi, le pharaon, ou tout pouvoir établi. Enfin, dans le monde gréco-romain, nombreux sont ceux qui, plus tard, n’hésiteront pas à diviniser la nature. En témoigne ce fragment de l’hymne de l’empereur Marc Aurèle : « Tout vient de toi. Tout est en toi. Tout va vers toi ».

Si l’on ne peut pas dire que les hommes et les femmes de la Bible ont été totalement étrangers aux cultures religieuses et anthropologiques du monde dans lequel ils vivaient[1], la révélation du Dieu de l’Exode va les conduire à une approche différente du monde, non plus compris comme une réalité divine, envoûtante et intouchable, mais comme une réalité créée où doivent s’exercer la liberté de l’homme et son action.

Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la  (Gn 1,28)

Dans le chapitre 1er de la Genèse, la lune, le soleil et les étoiles, particulièrement vénérés dans le panthéon assyro-babylonien, ne sont plus que des luminaires fixés par Dieu dans la voûte céleste pour être au service de l’homme (Gn 1,14-19). S’agissant de la fertilité de la terre ou de la fécondité des êtres vivants, le texte biblique souligne également qu’elles ont été données par Dieu au profit des hommes (Gn 1,11.21.28)[2]. Fleuron des créatures de Dieu, l’être humain se caractérise d’ailleurs par une dimension qui n’appartient pas au reste de la création : il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26). Cette image et cette ressemblance constituent sa propre nature et traduisent sa vocation à être « déiforme »[3].  Mais le texte biblique ne se contente pas de définir l'homme comme « image et ressemblance de Dieu ». A cette image et à cette ressemblance divines de l’homme,  il associe une mission : dominer les animaux, emplir et soumettre la terre, pulluler et se multiplier.

En effet, à peine créé, l’homme reçoit une mission : « qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre » (Gn 1,26). Deux versets plus loin, il est de nouveau question de domination, même s’il s'agit cette fois de la soumission de la terre : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ». (Gn 1,28)[4]. Enfin, après le déluge, Dieu demande une fois encore aux hommes de dominer la terre : « Pour vous, soyez féconds, multipliez, pullulez sur la terre et dominez-la » (Gn 9,7). Conséquence directe du thème de l'image de Dieu, la domination est donc "la première occasion qui permet à l'image de s'exercer d'une façon concrète."[5]

Mais le pouvoir de l’homme est un pouvoir limité. Lié à la mission que Dieu lui a confiée, il ne peut s'exercer sur toute la création. Ainsi, la domination de l'homme ne s'étend ni au ciel, ni au temps, ni aux autres hommes. De même, parce qu'elle est liée à la ressemblance de l'homme avec Dieu, elle ne peut être exercée n'importe comment, car c’est dans sa manière de dominer et de se développer que l’homme engage sa vocation d’homme créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu ». A l'image de Dieu qui met de l'ordre dans le chaos primitif (Gn 1,4.6-7.14-15), et fait émerger la lumière des ténèbres (Gn 1,1-5.18), le pouvoir de l'homme est au service de l'épanouissement de la création et de sa mise en ordre. Il passe par sa capacité à évaluer ce qui est bon et très bon (Gn 1,4.10.18.21.25.31). Il exige de l’homme qu’il dépasse les contraintes de l'animalité, qu’il surmonte les déterminismes de la nature, et qu’il mette tout en oeuvre pour que triomphent la lumière et la vie.

Si la domination de l'homme s'exerce essentiellement sur la terre et les animaux, le récit de la Genèse sous-entend de même que cette domination engage l'être même de l'homme créé homme et femme : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa »  (Gn 1,27). Ainsi, de la même manière que ni l'homme ni la femme ne peuvent prétendre être à eux seuls image et ressemblance de Dieu, on ne peut imaginer un pouvoir qui serait le fait des uns et non des autres. C'est un pouvoir que l'on exerce ensemble, ce que suggère déjà le verset 26 qui, au singulier : « l'homme » oppose le pluriel : « dominent » : « Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent ». 

La nuance est importante : elle dit bien que la vocation de dominer concerne l’humanité tout entière. Elle indique aussi qu'il n'y a de pouvoir et de développement véritable que dans le souci de tous. Et nous entrevoyons déjà que le véritable pouvoir ou développement sera celui qui conciliera les intérêts de chacun et de tous. Un tel pouvoir ou développement éduquera au dépassement des intérêts individuels pour défendre le bien commun. Il élèvera et rassemblera, mais dans le respect des particularismes. Il se vivra dans la complémentarité et la reconnaissance de la grandeur de tout être humain.

Enfin,  la domination de l'homme et son développement son régulés par le septième jour, le jour du sabbat. A l'image de Dieu qui s'arrête et contemple ce qu'il vient de créer (Gn 2,1-3a), l’être humain a besoin de s'arrêter. Il peut alors se reposer, prendre du recul, porter un jugement. Il se rappelle qu'il n'est pas la mesure de toutes choses, mais seulement l'image de Celui à qui appartient l'univers, et tout ce qui l'habite. En s'arrêtant, l'homme ne se laisse pas prendre au piège de son propre pouvoir. Il reconnaît que son pouvoir est limité et qu'il n'a de valeur que s’il est fécondé par la rencontre de Dieu.

Loin d'être une Seigneurie illimitée et totalisante sur la terre et sur les animaux, la domination de l'homme et sa capacité de développement sont fondamentalement un don. Elles traduisent à la fois la grandeur de l'être humain et sa limite. On rejoint ici la stupeur et l’émerveillement de l’auteur du psaume 8 qui s’extasie devant ce que Dieu a fait pour l’homme : il l’a « couronné de gloire et d’honneur pour qu’il domine sur l’oeuvre de ses mains » (vv.6b-7a) ; il a « tout mis sous ses pieds » (v.7b). Ainsi, malgré sa petitesse et sa fragilité (v.5), l’homme se reconnaît appelé à participer au gouvernement du monde créé (vv.8-9), et donc promis, d’une certaine manière, à la dignité de co-créateur. Pourquoi cette vocation, pourquoi cette royauté humaine ? Il n'y a pas d’autre explication que le choix de Dieu que rien ne justifie, mais qui amène l'homme à louer Dieu (v.10), comme un rappel constant que sa domination sur le monde créé est le fruit d’un don venant du Seul qui puisse affirmer que l’univers est l’oeuvre de ses doigts (v.4)[6].

Tout juste moindre qu’un dieu (v.6), l’être humain sait bien en effet qu’il ne peut pleinement exercer sa vocation qu’en acceptant de se recevoir de Celui qui l’a créé et qui l’a établi sur l’oeuvre de ses mains. C’est au sein même de cette tension créatrice entre une finitude à accepter et un désir d’infini à reconnaître que s’inscrit le dur labeur d’une liberté qui, dans un même mouvement, se reçoit et se construit. Car, « finis de par notre origine d’être créés, infinis de par l’appel à ne faire qu’un avec le Créateur, nous ne sommes pas capables sur la base de nos efforts de passer du fini à l’infini. »[7]

Il n’en est pas moins vrai qu’en présentant Dieu qui s’efface pour confier à l’homme l’achèvement de son œuvre la révélation biblique a contribué à arracher le monde à l’emprise des forces de la nature – le plus souvent divinisées par les hommes –, pour en faire le champ de l’activité de l’homme. Elle a également libéré l’humanité des pratiques idolâtres, conséquences de l’enchantement du monde[8], de la séduction ou de la crainte des forces qui l’habitent[9]. Elle a ainsi ouvert aux êtres humains le champ d’une liberté à exercer au service de la création. Avec la liberté d’initiative, les collaborations et les choix, mais aussi les risques et les incertitudes que cela comporte (cf. GS 67/2) [10].

.Dans ce contexte, outre le fait qu'il soit le lieu d’un des grands commandements divins[11], le travail est présenté comme la tâche normale de l’homme, voulue par Dieu, donc sainte et belle[12]. Parce que la création divine se trouve ainsi comme prolongée par le travail de l’homme qui a été installé dans le jardin d’Eden pour « le cultiver et le garder » (Gn 2,15), l’oisiveté et la paresse ne peuvent qu’être sévèrement blâmées. A l’image de la célèbre diatribe du livre des Proverbes (Pr 6,6-11), on considère qu’elles éloignent de Dieu en même temps qu’elles conduisent à une misère certaine.

Quand le pouvoir ne s'accepte plus limité : l'histoire du premier péché

Mais à côté de l'idéal, il y a la réalité de l'homme et l’expérience tragique du péché. Cette réalité nous est racontée dans le troisième chapitre de la Genèse et son récit de la trop fameuse chute (Gn 3,1-6). C'est le premier péché de l'homme. Appelés à dominer et à se développer, mais dans les limites de leur statut de créature, Adam et Eve se laissent séduire par le serpent qui  insinue que la défense de manger du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin est un stratagème mensonger par lequel Dieu ne cherche qu'à sauvegarder ses privilèges. Naissent alors en eux l'image d'un Dieu jaloux, mesquin, et le désir de vivre sans limites, de ne pas être seulement image de Dieu mais d'être comme Dieu : « Dieu sait que le jour où vous  en mangerez (du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin) vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bien et du mal » (Gn 3,4-5).

En faisant de la limite créatrice fixée par le Créateur une volonté malveillante de celui-ci, le serpent a perverti le sens de l'interdit. Il a fait naître une exigence d’illimité et a rendu la finitude insupportable[13]. Péché d'orgueil ou désir salutaire de liberté ? Ce qui est sûr, c'est que le premier homme et la première femme désobéissent. Cette première désobéissance introduit une rupture au sein du premier couple[14] : Adam se désolidarise de sa femme Eve (Gn 3, 12). La sexualité, qui était le lieu par excellence de la communication et de l’amour, devient un lieu de division, de possession et de domination : « Ta convoitise  te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi »(Gn 3,16)[15].

Avec le meurtre d’Abel (Gn 4,8), la rupture s'étend ensuite aux enfants. Aveuglé par la colère et la jalousie, Caïn entre délibérément dans l'engrenage du mal. Premier meurtre de l'histoire, c'est le meurtre d'un frère. Vient enfin le chant de Lamech (Gn 4,23-24). C’est le chant de la loi du plus fort, de la violence gratuite. En usant de la vengeance avec une démesure dénuée de tout scrupule, Lamech conclut l'escalade de la violence née du premier péché de l’homme.

Rupture des hommes avec Dieu, le péché introduit donc le désordre aussi bien dans les rapports des hommes entre eux que dans les rapports de l’homme avec la nature[16]. Et la domination et le développement qui devaient conduire à Dieu et faciliter la vie des hommes entre eux, se transforme en convoitise et en désir de possession. C’en est fini de l’unité paradisiaque. Alors qu’il n'était nullement question de domination de l'homme sur l'homme, ce ne sont plus que guerres, rivalités et violences. Aucune réalité humaine n’y échappe. Après la domination de l'homme sur la femme ou le premier meurtre fratricide, tous les domaines de la vie se trouvent comme pervertis par cette faillite de l'homme dans sa vocation au pouvoir.

Si l’on ajoute à cela les conditions de travail inhumaines auxquelles sont soumis le plus souvent les esclaves (Ex 1,8-14; 5,6-18), les vaincus (2 Sm 12,31), ceux qui doivent obéir aux puissants de toutes sortes (1R 12,1-4), sans oublier l’exploitation dont sont victimes les plus pauvres:(Jr 22,13 cf.Dt 24,14-15), on reconnaît alors que le travail s’inscrit à l’intérieur d’institutions sociales marquées par la violence et l’injustice; et que s’il demande à être libéré de sa pénibilité naturelle, le travail doit souvent être libéré des conditions injustes qui lui sont imposées ( cf. Jc 5,4).

Que dire en conclusion ? 

Que pour bien comprendre les textes de la Bible, il faut les situer dans le contexte culturel et religieux  (paganisme, idolâtrie) qui les a vu naître. Loin d’être surpeuplé, le monde qui leur est sous-jacent est en effet marqué par la mortalité, la non-maîtrise des forces naturelles, l’hostilité parfois même de la terre, etc. Dans ce contexte, les textes bibliques font du travail des hommes, de leur domination sur la terre, de leur capacité à se développer un signe majeur de la grandeur de l’être humain qui a pour mission de poursuivre la création divine. En même temps, ils indiquent un certain nombre de points de repères qui fixent comme une limite à l’homme dans l’exercice de son pouvoir sur la terre. Car cette terre ne lui appartient pas. Elle lui a été confiée pour qu’il la mette en valeur, pour que chaque être humain puisse y vivre dans de bonnes conditions, tout au long des générations[17].

Malheureusement, en se détournant de cette limite salvatrice, l’être humain a vu son rapport à Dieu, aux autres, à la nature même se dénaturer et se pervertir. La violence, l’exploitation des plus pauvres, les injustices et les inégalités ont pris le pas sur la communion à mettre en œuvre. D’où l’attente d’un salut qui se réalisera en Jésus-Christ.

De cette perception biblique de l’être humain dans le cadre de la création, découlent,  me semble-t-il trois constats que je formulerai de la manière suivante :

a) Le développement et le progrès sont des dimensions constitutives de l’être humain. Ils sont d’une certaine manière liés à la vocation de l’homme de poursuivre la création divine, avec les changements, les mutations, les transformations , les progrès et les bouleversements que cela peut occasionner (y compris en terme de partage des ressources ou de solidarité).

b) Mais tout développement (tout progrès) n’est pas nécessairement un progrès pour l’homme, surtout lorsque, ce qui est le cas aujourd’hui, l’ordre financier domine l’ordre économique, et l’ordre politique est comme « perverti » par l’ordre économique. Avec les conséquences néfastes que nous connaissons tous : pollution, épuisement des ressources naturelles, précarisation du monde du travail, inégalités et injustices de plus en plus grandes, course à la consommation,  manque de repères, éclatement des valeurs, etc.

c) D’où la nécessité de se doter de véritables régulations éthiques, notamment en revenant à ce qui devrait être le cœur de toute réflexion : la personne humaine. En n’oubliant jamais que l’être humain n’est pas le maître de l’univers, mais qu’il en est l’intendant et qu’il est donc responsable du bien-être de ce monde. En veillant à ce que l’être humain puisse s’épanouir dans toutes ses dimensions (cf.Gn 1,26)[18], mais aussi et surtout à ce que tous les hommes, surtout les plus faibles et les plus vulnérables, puissent bénéficier des progrès des techniques ou des sciences, et non quelques uns[19] ! Car il ne peut pas y avoir de véritable développement  sans justice, et donc sans une certaine éducation aux valeurs de responsabilité, de solidarité, de générosité et de gratuité qui sont, avec la justice, le terreau de la paix. Pour le Bibliste que je suis, résonne ici la terrible question de Dieu à Caïn : Qu’as-tu fait de ton frère ?

Réf :

[1]On songe ici au processus de « baalisation » que les prophètes  ne cesseront de combattre, refusant que l’on identifie le Dieu de l’Exode aux puissances divinisées de la fertilité et de la fécondité.

[2] « Désacralisée, la sexualité est ainsi reconnue pour ce qu’elle est : une réalité bonne et redoutable à la fois. Bonne, parce qu’elle est nécessaire à la survie des groupes humains et qu’elle donne aux hommes de participer à l’œuvre créatrice de Dieu ; redoutable et dangereuse parce qu’elle peut être idolâtrée et qu’elle peut alors mettre en péril la cohésion des groupes qu’elle est censée servir » P.Debergé, L’amour et la sexualité dans la Bible, Ed. Nouvelle Cité, Paris, 2001, p.29.

[3] S'agit-il d'une qualité particulière qui serait à rechercher dans la structure même du composé humain, voire d'une ressemblance physique avec Dieu ? Les tentatives d'explication ne manquent pas. Les notions d'image et de ressemblance sont-elles deux modalités équivalentes ou distinctes du rapport unique de l'homme à Dieu ? Les commentateurs sont partagés. Certains Pères de l'Eglise insisteront sur la diversité des modalités montrant bien que si l'homme a été créé à l'image de Dieu, il doit passer de l'image à la ressemblance. Mais, pour d'autres auteurs, image et ressemblance sont données, perdues et retrouvées ensemble.

[4]On a là deux verbes différents : lorsqu'il s'agit de dominer sur les animaux, l'auteur emploie le verbe "radah" (qui s'emploie aussi à propos du pouvoir royal : 1R5,4 ; Is 14,6 ; Ez 34,4 ; Ps 72,8 ) ; lorsqu'il s'agit de dominer la terre, il emploie le verbe "kabas" (qui n'est appliqué aux rois qu'une seule fois 2S 8,11).

[5]E.Jacob, Théologie de l'Ancien Testament, Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1968, p.138.

[6]Ainsi, après avoir affirmé que « Dieu a créé l'homme pour qu'il soit incorruptible et qu'il l'a fait image de ce qu'il possède en propre »  (Sg 2,23), l’auteur du livre de la Sagesse précise que si Dieu a formé l'homme par sa sagesse c’est « afin qu'il domine sur les créatures appelées par lui à l'existence, qu'il gouverne le monde en sainteté et justice et exerce le jugement en droiture d'âme » (Sg 9,2-3). M.Gilbert, "Relecture de Gn 1-3 dans le livre de la Sagesse" in La création dans l'Orient Ancien,Cerf, LeDiv n°127, Paris, 1987, pp.329-330.

[7] « Le Dieu Rédempteur : questions choisies », Document de la Commission Théologique Internationale, 8 décembre 1994, Documentation Catholique n°2143, p.713.

[8]On pourra lire ici avec profit la critique que fait le livre de la Sagesse des païens idolâtres qui se sont laissés charmer par la beauté du monde (Sg 13,3-4.7). Saint Paul, quelques décennies plus tard, dénoncera, lui aussi, l’idolâtrie de ceux qui ont « adoré et servi la créature de préférence au Créateur » (Rm 1,25).

[9]Cf.Paul Beauchamp, Création et Séparation. Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Lectio Divina 201, Cerf, Paris, 2005.

[10]cf.Commission Sociale des Evêques de France.Repères dans une économie mondialisée, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, 2005, p.33-34 : « Dieu amena toutes les choses devant l’homme pour qu’il leur donne un nom (Gn 1,19). Donner un nom est intimement lié à la finalité de chaque élément du monde. Cela positionne l’homme comme le maître d’œuvre du processus de production auquel non seulement il donne sens, mais au sein duquel il se construit et se développe dans toutes ses dimensions »

[11] « Tu travailleras six jours faisant tout ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat du Seigneur ton Dieu" (Ex 20,9)

[12] Preuve en est le fait que l'on n'hésite pas à présenter Dieu qui « travaille » lorsqu'il fond la terre et les cieux qui sont « l’ouvrage de ses mains » (Ps 102,26 cf.8,4). Nombreuses sont d’ailleurs les images que la Bible utilise pour traduire l’oeuvre de Dieu. Il est l’Architecte qui déploie la tente des cieux et fonde la terre sur ses bases (Ps 104,2-5). Il est le Cultivateur qui arrose les sillons et féconde la glèbe (Ps 65,10-14; 104,13-14). Il est le Potier qui façonne l’argile (Gn 2,7; Is 45,9-12; 64,7; Jr 18,6). Sa main en tout cela est guidée par sa Sagesse (Pr 8,27-31) et son œuvre est celle de celui qui, « de son bras étendu » dirige l’histoire du salut (Ex 6,6). Enfin, loin d’être une chiquenaude initiale, son oeuvre se poursuit sans cesse (cf.Is 40,28).

[13]P.Ricoeur, Finitude et Culpabilité, II.La symbolique du mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1960, p.230ss. G.Balmary, Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Cerf, Paris, 1986, p.261 : "l'interdit n'est plus entendu comme une frontière, ligne unique entre un être et un autre ; c'est un territoire défendu par le divin (...) pour sa seule possession".

[14] Les conséquences de ce premier acte de désobéissance révèlent l’importance de l’obéissance comme une dimension nécessaire de la construction de l’homme dans ses rapports à Dieu, aux autres et à lui-même.  Bien vécue, l’obéissance est en effet un chemin de liberté et d’ouverture aux autres.  Mais il faut pour cela éviter le piège de l’obéissance servile et dénoncer les lois ou les interdits qui ne sont pas sources de réelle liberté. Reste que, dans la Bible, la Loi est toujours présentée comme un don de Dieu au service de la liberté. Cf.P.Beauchamp, L’un et l’autre Testament, T.1, Seuil, Paris, 1976, p.39ss.

[15]"Cet énoncé n'attribue aucunement une supériorité de l'homme sur la femme. Il décrit l'état de fait issu du refus d'écouter Dieu. Dans cet état de fait ni l'homme ni la femme ne sont l'Homme dont Dieu a dit : "qu'ils dominent..." A la convoitise de la femme qui traite l'homme en objet, répond la domination par l'homme qui traite la femme en objet elle aussi. Chacun des deux ignore en l'autre le sujet qui doit décider sur soi. Le jeu du pouvoir est faussé. Aucun des deux ne fait advenir l'homme en l'autre." A.M.Santander, Homme et Pouvoir ; Eglise et Ministère, Editions ouvrières, Paris, 1980, p.31 note 2.

[16]On pense aux rapports de l'homme avec la terre (Gn 3, 17-18), et avec le monde animal. C'est ainsi qu'après le végétarisme de Gn 1,29 la possibilité de se nourrir des animaux n’apparaît qu’après le déluge, comme une concession : « Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. Seulement vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c’est-à-dire le sang » (Gn 9, 3). P.Beauchamp, Création et fondation de la Loi en Gn 1,1-2,4a  in La Création dans l'Orient Ancien, LeDiv n°127, Paris, pp.139-182.

[17] « Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants » (Antoine de Saint Exupéry) in Questions Actuelles, op.cit., p.19.

[18] « La norme fondamentale que doit respecter un juste progrès économique, industriel et scientifique, c’est le respect de la vie et, en premier lieu, de la dignité de la personne humaine » J.Paul II, message pour la journée de la paix du 1er janvier 1990, cf . Questions actuelles. Le point de vue de l’Eglise n°14 (L’écologie), Juillet-Août 2000, p.7.  

[19] « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples » (Gaudium et Spes n°69). D’où cette déclaration lors de la VII Assemblée générale du Conseil Œcuménique des Eglises à Canberra (Australie) en février 1991 : « La justice pour tous les êtres humains et l’« éco-justice » pour toute la création doivent aller de pair » cf. Questions Actuelles, op.cit., p.41.