9 Mai 2005

Le christianisme au risque des cultures et des religions


Père Jean Rassinoux, des Missions Africaines

 

Texte de la conférence :

 

Sous ce titre, on m'avait proposé un programme en trois points que je reprendrai à ma façon :

- Comment le Christianisme, en partant de racines juives, s'ouvre-t-il tout de suite à l'universalité ?

- Aujourd'hui : comment faire "passer" la foi chrétienne dans des cultures qui n'ont aucun lien ni avec le judaïsme ni avec la philosophie grecque ? Votre expérience sera sans doute très éclairante sur ces problèmes actuels de l'inculturation.

- Toujours pour aujourd'hui, qu'en est-il de l'annonce de la Bonne Nouvelle dans nos sociétés post-modernes?


Mon parcours personnel me permet sans doute de parler un peu du problème de l'inculturation à partir de l'Afrique. Mais j'avoue que je ne suis pas le mieux placé pour parler de notre société "post-moderne" où, comme prêtre, je n'ai jamais été engagé dans la pastorale de notre pays. Donc, ce que je pourrai dire sera forcément (c'est toujours le cas d'ailleurs) une opinion personnelle appuyée tout de même sur quelques penseurs que je pense compétents sur la question. 


Puisqu'il s'agit de parler du "christianisme au risque des cultures et des religions", il me paraît très important de définir les termes de cet énoncé, car ils peuvent nous aider à bien éclairer ce vaste sujet. Je m'arrêterai d'abord au terme de "cultures" et à celui d'"inculturation" qui y est lié. Quant au terme "risque", il me semble qu'il y a trois sortes de risques en ce qui concerne le christianisme :

- Le premier risque est pour les religions qu'il rencontre et qu'il conteste, donc qui s'opposent assez naturellement (culturellement) à lui.

- Le deuxième risque est pour le christianisme entendu comme annonce de l'événement de la mort et de la résurrection du Christ, qui peut être étouffé par la religion en général, même chrétienne.

- Enfin le risque de l'indifférence dans une société pluraliste où l'on met toutes les religions sur le même pied. 

Ma réflexion m'a amené à insister sur ce fait que la foi chrétienne suppose toujours une conversion et donc, tout en ne pouvant se vivre que dans une culture donnée (l'homme est un être culturel) elle est toujours critique envers les cultures et entraîne d'abord un rejet de leur part. Oui, la vie chrétienne est toujours risquée.


La définition de la culture et ses conséquences

Si vous ouvrez le vieux Littré (1872-1877), vous y verrez que la définition du terme "culture" renvoi2 : 1° au travail de la terre, 2° au terrain cultivé 3° à l'action de cultiver un produit de la terre et, 4° au fig. à la culture des lettres, des sciences et des beaux arts.


En français, jusqu'à aujourd'hui, un homme "cultivé" est un homme au-dessus du lot commun, qui a de vastes connaissances intellectuelles, littéraires, artistiques, scientifiques. A noter que cette culture, étant basée sur l'écriture et la lecture, les "illettrés", et tout particulièrement les peuples sans écriture sont évidemment des "incultes". (Jusqu'à aujourd'hui, quand je parle, en France, des fons du Bénin avec qui je vivais, on me demande souvent : " Quel est leur "dialecte"? Quelle écriture ont-ils ? Ont-ils une grammaire ?" Et je réponds : "Ils ont une langue, pas un dialecte ("variété régionale d'une langue" Larousse), et comment pouvez-vous parler sans grammaire ? Quant à l'écriture, ce sont les missionnaires qui, dans beaucoup de pays d'Afrique, ont commencé à écrire la langue."


Pourtant, un an avant le Littré, un anglais, Edward TYLOR, avait donné la première définition de la "culture" dans un sens nouveau :

"Un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l'art, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres dispositions et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société". Et, en ce sens, tout homme est "cultivé", car tous les hommes vivent et ne peuvent vivre qu'en société. Malgré tout, Edward TYLOR n'allait pas tout à fait si loin, car il se trouvait désemparé devant les sociétés dont "les cultures matérielles et immatérielles sont plus discrètes en leurs manifestations". D'où sa théorie des trois degrés de l'évolution :

1) L'état primitif ou sauvage;

2) l'état barbare;

3) l'état de civilisation… auquel est parvenue la civilisation occidentale !


Il faudra que des hommes sans préjugés (ethnologues, anthropologues, missionnaires aussi !) rencontrent vraiment, chez eux, des peuples avec leurs coutumes et leurs traditions propres, pour s'apercevoir que les sociétés qu'il découvrent sont beaucoup plu structurées qu'on ne l'imaginait, que toutes ont une culture propre, ainsi définie par l'ethnologue Margaret MEAD : "La culture est l'ensemble des formes acquise de comportement d'un groupe d'individus unis par une tradition commune, transmises par l'éducation". Et l'on parlera pour tous de "civilisation" qu'on peut définir comme un groupe de sociétés aux traits culturels communs.


Où l'on voit que les définitions ne sont pas innocentes : définir la culture comme "le mode de vie d'une société ", c'est dire qu'il n'y a pas de sociétés incultes. Il n'y a pas des "civilisés" et des "sauvages", mais il y a des civilisations différentes. Parler de la culture des autres, c'est parler du respect qu'on leur doit.


Il faut quand même préciser deux choses importantes :

1) Chaque culture se pense comme la meilleure possible : les hommes d'une culture donnée se croient supérieurs aux étrangers, et ils le sont d'ailleurs, parce que l'étranger ne connaît pas les règles de la société et est souvent risible dans son comportement.

2) Mais, en même temps, la culture n'est pas un dépôt figé. Elle est un champ de possibilités, une capacité de réagir au milieu ambiant. Et si cette capacité n'existe plus, la culture disparaît. C'est ce qu'on appelle l'acculturation (processus par lequel un groupe humain acquiert de nouvelles valeurs culturelles au contact direct et continu d'un autre groupe humain). 


Lorsqu'on parle de "christianisme" on évoque l'Evangile vécu par des hommes d'une époque donnée, d'une culture donnée, et l'on voit bien que si ces chrétiens veulent annoncer la Bonne Nouvelle à des hommes d'une autre culture, ils vont se heurter à eux, peut-être pas à cause de la Bonne Nouvelle elle-même (encore qu'elle est forcément critique vis à vis des croyances de cette culture), mais à cause de l'habit culturel sous laquelle elle est présentée. D'où l'idée de chercher à ce que le message chrétien puisse pénétrer dans une société donnée, qu'il puisse s'y inculturer.

Il est important de remarquer que le terme d'"inculturation" n'est pas un terme de l'anthropologie mais de la théologie, et qu'il a été employé pour la première fois seulement en 1959 à l'Université catholique de Louvain, et en 1977 seulement dans un document officiel de l'Eglise. 1959 ? Ce sont les indépendances de la majeure partie des colonies. On pourrait dire que, puisque les peuples veulent leur indépendance politique, il faut leur donner aussi leur indépendance culturelle et, au niveau chrétien, qu'ils puissent vivre désormais leur foi chrétienne pleinement libérée culturellement de l'occident. L'inculturation évoque l'incarnation du Christ : il s'agit de faire pénétrer l'Evangile dans une culture sans la détruire tout en contestant ce qui va contre l'Evangile… ce qui est un idéal difficile à atteindre ! J'illustrerai un peu cela tout à l'heure avec l'évangélisation du Bénin. Mais je voudrais brièvement rappeler la rencontre risquée, depuis le début, de la foi chrétienne avec les cultures.


La foi chrétienne et les cultures

Jésus et la culture juive


On peut dire que son message ne s'est pas bien inculturé. Jésus est bien juif, bien acculturé, mais il conteste des éléments qui paraissent essentiels à la culture de cette époque (au yeux des plus "cultivés" : docteurs de la loi, pharisiens, prêtres, chefs…Jésus lui-même n'est ni prêtre, ni roi, ni docteur de la Loi). Il s'adresse à des gens peu acculturés : les pêcheurs galiléens, des exclus (tous les pécheurs publics) ou des étrangers (le samaritain est donné en exemple de l'amour vrai du prochain et le centurion  romain en exemple de la foi). Il remet en cause les principes de la pureté légale, les coutumes héritées de Moïse, et dérange le pouvoir en place. Il va être rejeté par sa société. Il a pris parti pour les exclus, il sera exclu lui-même. Il sera crucifié comme un esclave, un non acculturé, "en dehors de la ville" symbole de la culture. "Il s'est abaissé jusqu'à la mort des esclaves. " (Ph 2,8). Mais c'est alors qu'il rejoint l'homme au plus profond : il va à la mort avec l'homme, avec tout homme (descente aux enfers), et il ressuscite pour la  résurrection de tout homme.


St Paul et la culture gréco-romaine

Avec St Paul, l'Evangile passe vraiment aux "païens", aux non juifs, à la culture grecque. Mais ce n'est pas si simple de parler d'inculturation : ce ne sont pas les intellectuels (les gens "cultivés") qui accueillent l'Evangile (échec à l'Aréopage d'Athènes) mais les marginaux de Corinthe, ville cosmopolite ("Il n'y a pas (chez vous) beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais  ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages; ce qu'il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les forts; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l'on méprise, voilà ce que Dieu a choisi… afin qu'aucune chair n'aille se glorifier devant Dieu." (I Cor 1,26-30). St Paul venait de dire : "Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour le païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes." (1 Cor 1,23-25

Il faudra du temps pour que l'Evangile pénètre dans la culture grecque, comme dans la culture romaine. Comme leur maître, les disciples de Jésus seront persécutés : ils refusent le culte à l'empereur, ils sont considérés comme des athées puisqu'ils refusent les dieux romains. Et puis, à partir de l'empereur Constantin, l'empire va reconnaître officiellement le christianisme et rejeter le vieux paganisme. En même temps, avec les successeurs de Constantin, l'empire devient oriental (Constantinople) et le christianisme va s'exprimer en deux cultures différentes : latine et grecque… mais cela va aller avec la séparation entre la Rome des papes et l'orthodoxie (rupture plus politique et culturelle qu'au niveau de la foi profonde).

Peu à peu s'est installé ce qu'on a appelé "la chrétienté", où pouvoir temporel et pouvoir spirituel étaient très liés. Nous avons vécu ainsi, en France, sous ce régime de la chrétienté jusqu'à la révolution de 1789. Cela représente, nous le savons, d'énormes inconvénients et nous apprécions aujourd'hui de vivre en régime de laïcité positive. Cela sans nier pour autant que l'esprit chrétien, l'esprit évangélique s'est maintenu à travers toutes ces péripéties, positives et négatives. Où l'on voit que l'inculturation nécessaire demeure ambiguë. Si l'Evangile doit s'incarner nécessairement dans une culture, il lui faut aussi rester libre vis à vis d'elle. (cf. Arrupe "L'inculturation est l'incarnation de la vie et du message chrétiens dans une culture concrète, en sorte que non seulement cette expérience s'exprime dans les éléments propres à la culture en question… mais encore que cette même expérience se transforme en un principe d'inspiration, à la fois norme et force d'unification qui transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l'origine d'une nouvelle 'création'.")


L'évangélisation du Bénin (Dahomey)

Quand les premiers missionnaires sont arrivés au Dahomey en 1861, il ne s'agissait pas du Bénin actuel qui n'existera comme colonie française qu'en 1902. Le pays était encore divisé en royaumes rivaux ou étrangers les uns aux autres, mais dominés par le fort royaume d'Abomey ou du Danhomè. 

Tel est le pays que les premiers missionnaires des Missions Africaines (un italien, un espagnol) découvrent sur la côte, à Ouidah. C'est vraiment pour eux un autre monde marqué par deux éléments culturels de taille :

• Un royaume guerrier très structuré, le Royaume du Danhomè qui s'est construit par des campagnes de conquêtes à parti d'Abomey. Le but de ces conquêtes était d'abord de faire des prisonniers qui seraient vendus comme esclaves aux européens à Ouidah. On y pratique les sacrifices humains en l'honneur des rois défunts, ce qui choque beaucoup les européens.

• Une religion omniprésente (mais contrôlée par le pouvoir royal), la religion du Vodoun (que les esclaves partis de là vont implanter en particulier en Haïti).


Roi et vodounnon (prêtres du vodoun) vont tenir ces prêtres d'une autre religion à distance. En fait – comme à Corinthe – on touche les gens les moins acculturés : des esclaves et des "brésiliens" comme on les appelle jusqu'à aujourd'hui, et qui sont d'anciens esclaves affranchis par les portugais et revenus du Brésil dans leur pays. Ils sont marqués par le christianisme et certains demandent des prêtres catholiques (ma première mission en pays Fon avait débuté dans le quartier des étrangers avec un Monsieur Gomez, brésilien qui y fit construire la première chapelle). Et quand la mission s'étendra plus tard dans le nord du pays, elle commencera aussi avec les étrangers chrétiens (commerçants, instituteurs…) venus du sud du pays. Les Aboméens, comme les chefferies Baribas du nord résisteront longtemps à la proposition de l'Evangile.


Les missionnaires apportent l'Evangile dans les habits européens, dans la langue européenne (le latin pour la liturgie… jusqu'au Concile Vatican II; le portugais pour la catéchèse). Le catéchisme sera traduit plus tard du français dans les langues du pays mais c'est le catéchisme du diocèse de Cambrai, que l'Evêque béninois de Porto-Novo maintenait toujours jusqu'en 1995 ! La liturgie était donc en latin et l'on chantait le Grégorien. On traduisit les cantiques français dans les langues du pays (l'ennui : ce sont des langues à tons et si la mélodie ne colle pas aux tons cela n'a plus de sens). Malgré tout cela, une église se construisait peu à peu. Malgré tout cela la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ faisait son chemin chez les Fon, les Gun ou les Nagos. En réalité, le dahoméen n'était pas aussi choqué que nous le sommes devant une liturgie en latin. Il faut dire que les initiés au culte vaudoun (vodunsi) doivent oublier leur langue pour parler la langue du vodoun qui est une langue étrangère. Le Grégorien lui-même est monophonique, comme les chants en langue locale. Quant aux rites liturgiques, ils ne pouvaient choquer : c'était une autre forme pour avoir prise sur le "divin", et le monde religieux local avait accueilli d'autres cultes étrangers. Il y avait là d'ailleurs une double ambiguïté :

• Si on refusait le christianisme au niveau royal et religieux, c'était en fait le pouvoir de l'étranger qu'on refusait;

• Si on acceptait une autre religion sans être choqué par son côté mystérieux, c'est qu'on l'intégrait dans sa propre conception du sacré. 

Mais il faut de suite préciser qu'il s'agit  de  la mentalité profonde et non d'un syncrétisme au sens fort (comme c'est le cas en Haïti où les esclaves, forcés d'adopter la religion des maîtres, pratiqueront le culte des vodouns sous l'extérieur du catholicisme (cf. St Jacques pour Hèbioso, St Pierre pour le Lègba…). En fait, dès le départ, les missionnaires se sont opposés à ce qu'on appelait le "fétichisme" et le culte des idoles et ont toujours demandé à ceux qui devenaient chrétiens de rompre avec le culte vodoun (remise du Fa, de leurs parures pour les vodunsi). Mais, en même temps qu'ils gardaient leur distance, cela n'empêchait pas les bonnes relations avec les chefs du culte vodoun. Et puis, vivre longuement avec les hommes et les femmes d'une autre culture amène à découvrir les valeurs propres à cette culture. On va aller jusqu'à voir dans les rites et coutumes des "pierres d'attente" du christianisme, des valeurs sur lesquelles on pourrait construire (Père Francis Aupiais). On va faire entrer peu à peu la musique  traditionnelle avec ses tam-tams dans les églises (le P. Gautier en 1945 : le Hanyé).


C'est ce qu'on appelle "l'adaptation du christianisme" qui utilise des éléments culturels pour faire passer son message. Et c'est l'insuffisance de cette démarche qui amènera à parler précisément d'"inculturation". Un chrétien camerounais résumait bien la problématique à l'occasion du voyage du pape Jean-Paul II dans son pays en 1986 :

"Certains d'entre nous pensent qu'il suffit, pour africaniser notre foi ou mieux christianiser notre personnalité africaine, de célébrer la messe à grand renfort de tambours, de balafons… et de danser l'Esani le Vendredi Saint, alors que notre personnalité africaine reste le noyau dur de la résistance au message de Jésus. Personnalité marquée par des valeurs d'auto affirmation, par un besoin de dépasser, d'écraser l'autre, personnalité marquée par l'orgueil et l'amour de la gloire…Même si on considère la générosité comme valeur positive, tout vrai Beti sait que les valeurs qui commandent nos comportements et par là nos pratiques, rites et coutumes sont axées sur la seule valorisation de la vie terrestre. Danser l'Esani signifie que les vivants s'engagent à continuer l'œuvre terrestre du mort devant lequel on vient courber les lances. Mais en aucun cas l'âme du défunt n'est l'objet d'une quelconque préoccupation… En définitive, la sanctification de nos traditions ne signifie pas folklorisation de la liturgie mais purification du cœur… Nous pourrons dire que nous avons africanisé notre foi lorsque nous aurons christianisé nos comportements. Hors de cela, nous ne ferons que du folklore païen sous couvert de christianisme.".


Nous sommes là au cœur du problème de l'inculturation : que la Bonne Nouvelle atteigne en profondeur la culture et non superficiellement. J'aime bien ce que disait un confrère, le P. Eschlimann, directeur de la revue "Spiritus" (il parle à partir de ce qu'il a vécu en Côte-d'Ivoire) : "Le processus de l'inculturatuion, c'est de décentrer la coutume de sa logique de force-puissance autour de laquelle elle gravite pour la recentrer sur l'amour. Or, l'amour, l'amitié, le don, le service existent dans chaque culture. Ils sont même valorisés à des titres divers… Or, c'est ce secteur de la coutume qui va être projeté par la foi comme logique essentielle et définitive de la culture. Nous n'apportons pas l'Amour et l'amitié, nous n'inventons pas la générosité et l'amitié par notre activité missionnaire : nous les projetons à leur vraie place, au cœur du système."


En même temps, nous missionnaires européens (car on ne peut s'acculturer au point de nier sa propre culture) il nous faut rester très humbles et ne pas vouloir réaliser l'inculturation ou simplement la programmer à la place des africains. Je prendrai comme illustration le phénomène de la sorcellerie.

Le sorcier est celui que nous avons connu jadis chez nous (encore aujourd'hui parfois, dit-on, dans nos campagnes et dans nos villes). Ce n'est pas le prêtre vodoun, c'est n'importe qui. C'est quelqu'un qui "mange la vie" des autres. Il est dit qu'on devient sorcier en livrant un de ses enfants aux autres sorciers. Et puis, on peut aussi être sorcier sans le savoir…

Alors, nous "cartésiens" (comme me l'a reproché un prêtre béninois), nous trouvons une explication psychologique à cela : il y a des gens qui sont méchants, ou simplement égoïstes, et qui effectivement "mangent la vie" des autres, parfois sans s'en rendre compte. Mais ils n'ont pas besoin, pour cela, de se transformer en hibou, et d'aller se réunir avec d'autres sorciers dans le creux des arbres. Or, cette explication psychologique ne convainc aucun béninois, même s'il vous donne un assentiment poli. Le sorcier est bien l'être maléfique que lui décrit sa tradition. Et l'on me demandait de l'eau bénite ou de l'encens pour pouvoir chasser les mauvais esprits. Mais je ne faisais pas le poids par rapport aux adeptes de l'église des Chrétiens Célestes, spécialisés en la matière qui avaient des "voyants" qui pouvaient dénoncer les sorciers… malheureusement, les personnes dénoncées ne s'en remettaient pas toujours (j'ai connu un vieil homme et une vieille femme qui se sont suicidés suite à cette accusation).

Alors, on voit des prêtres béninois, qui organisent des sortes d'exorcismes pour chasser les esprits sorciers. Tel prêtre qui, tous les vendredi matin, accueille dans son église une foule de gens malades ou troublés de diverses façons, pour leur imposer les mains… Ce qui nous laisse un peu pantois, nous, européens. Mais ne le sommes-nous pas devant bon nombre de passages de l'Evangile où Jésus chasse les esprits mauvais, les démons ?...


L'annonce de la Bonne Nouvelle dans notre société post-moderne

Revenant d'Afrique, où le christianisme est en pleine expansion (autant d'ailleurs du côté des "nouvelles Eglises", celles que d'aucuns appellent "sectes", que du catholicisme) le missionnaire ne peut qu'être frappé par l'Eglise de France qui, extérieurement, ne cesse de s'étioler comme peau de chagrin si on regarde la fréquentation des églises. Sur les 17 dernières années que j'ai passée là-bas, j'ai construit 11 églises et ai dû en agrandir 3 (qui avaient été construites 15 années auparavant). Pour 35000 habitants, il y avait quelques 1800 enfants et adultes en catéchèse. Pour environ 7 millions d'habitants, le Bénin a actuellement plus de 500 prêtres béninois et quelques 500 grands séminaristes (773 pour la France) en formation, et environ 400 religieuses. 

Revenant de là-bas, on ne peut pas ne pas être frappé par ce qu'on voit dans sa paroisse d'origine et dans sa propre famille où rares sont les jeunes qui ont encore un contact régulier avec l'Eglise. La culture ambiante n'est pas porteuse pour la religion chrétienne. On ne manque pas une occasion, dans les médias, de critiquer le catholicisme ou de s'en moquer. Et si les Evêques s'en offusquent, on crie au retour de l'inquisition. Notre France est encore marquée par un reste de laïcisme sectaire et, quand ce n'est pas le cas, ce qui prédomine c'est l'indifférence. Du moins, c'est ce qui frappe celui qui revient d'Afrique. Et l'on se dit que, effectivement, s'affirmer chrétien dans un tel contexte ne va pas de soi. La sociologue Danièle Hervieu-Léger dit que l'Eglise est en état d'"exculturation". Plus largement, les sociologues notent aussi que, dans notre mentalité contemporaine, ce sont toutes les institutions qui ont tendance à être rejetées. Je cite Robert SCHOLTUS dans son "Petit christianisme d'insolence" : "En régime de post modernité l'individu est devenu l'institution dominante, je veux dire la norme et la finalité de toutes choses… Les conséquences de ce tout-individu : désinstitutionalisation de la religion, dérégulation des croyances, pratique consumériste de la spiritualité, crise de la tradition et de l'autorité qui l'incarne…." (p.62) 


Comment, alors annoncer la Bonne Nouvelle dans nos sociétés post-modernes ?


"Que faire ? se demande Monique Hébrard, dans "Croire aujourd'hui" (Janvier 05). Eh bien, s'inculturer ". Et elle ajoute : "S'inculturer en 2005 pour l'Eglise (elle devrait préciser "de France" ou "d'Europe") c'est d'abord prendre en compte ce désir d'épanouissement personnel qui passe par le respect de la liberté. Or le patrimoine judéo-chrétien offre de magnifiques chemins d'intériorité et d'unité. Il propose la réconciliation avec soi-même, avec les autres, avec le cosmos… S'inculturer, c'est prendre en compte des besoins que l'Eglise avait négligés ces derniers temps : la chaleur communautaire et l'émotion religieuse qu'offrent très bien les charismatiques, les pentecôtistes, les évangéliques. La religiosité "populaire" méprisée durant les années de l'après-Concile, qui devient un lieu précieux d'évangélisation. Ou encore le besoin de beauté et de rites."

Souvent, quand je présente l'Eglise du Bénin, j'entends cette réflexion : "C'est eux qui vont venir nous évangéliser." Pourquoi pas ? Les africains qui vivent en France peuvent nous aider à mieux vivre notre foi chrétienne. Mais, en même temps, je dis : comme ce sont les africains qui doivent réaliser l'inculturation de l'Evangile chez eux, c'est à nous de la réaliser dans notre propre culture. Ce qui n'exclue pas une collaboration de part et d'autre. Mais, par exemple, le problème du manque de prêtres chez nous ne peut pas se résoudre par l'apport massif de prêtres étrangers.

Et puis, en tout cela, c'est chacun des chrétiens qui est interpellé : si Jésus-Christ est vraiment la Bonne Nouvelle pour moi, j'essaierai tout naturellement de faire partager cette joie à ceux avec qui je vis. Et je ne puis porter cette Bonne Nouvelle, si je ne suis pas acculturé. Comme le missionnaire au Bénin s'efforçait d'apprendre la langue, de connaître les coutumes du pays en partageant la vie des gens, il en est de même pour le chrétien de France. Notre culture post moderne est marquée par l'esprit scientifique, la pensée rationnelle. Le chrétien se doit de participer pleinement à cette culture, de refuser le fondamentalisme et d'avoir un esprit ouvert, toujours en recherche afin d'être prêt à témoigner de l'espérance qui l'habite. Avec une différence de taille : au Bénin il s'appuyait sur un fond religieux omniprésent, alors qu'ici ce fond semble plutôt absent (mais…). Après ce qu'on a appelé la "chrétienté", nous sommes maintenant, en France, dans une société où l'Eglise est séparée de l'Etat (la laïcité au sens positif), mais aussi où elle se trouve comme hors culture, exculturée : c'est le phénomène de la sécularisation. Mais, comme le dit Xavier Léon-Dufour, la sécularisation qui marque notre culture n'est pas si négative. "Le mot (de sécularisation) n'a pas pour moi le sens – qu'on lui donne trop souvent – d'une sortie de la religion. La sécularisation, c'est plutôt la fin d'une certaine manière d'envisager la religion, la fin de la chrétienté, la fin de l'Eglise englobante, éducatrice, bienfaitrice et cléricale… Il ne s'agit évidemment pas de la fin du christianisme, encore moins de la fin de l'Evangile. Nous sommes arrivés à un stade de notre histoire où la religion ne s'imbrique plus dans la civilisation, et fleurissent alors les petites communautés ferventes, ce qui souligne davantage l'originalité, l'étrangeté, de l'Evangile." (Dieu se laisse chercher, p. 114) Nous sommes ainsi revenus à ce que l'Eglise était à ses débuts, et ce n'est pas si négatif. Comme le dit  Robert SCHOLTUS il s'agit pour nous, chrétiens d'aujourd'hui, "de redécouvrir, dans la perte de son influence sociale et la ruine de ses prétentions hégémoniques, que la faiblesse du christianisme est sa grâce propre et comme la force qui le constitue." (cf. St Paul aux Corinthiens). 


Le chrétien demeure un contestataire de la culture ambiante

Mais, s'acculturer, pour un chrétien, ce n'est pas approuver tout de la culture ambiante. La sympathie avec mes contemporains ne va pas jusqu'à approuver tout ce qu'ils font. C'est ce que nous avons évoqué avec Jésus et sa culture juive : "Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle." L'Evangile demeure toujours ce regard critique sur toute culture (à condition bien sûr qu'il demeure regard critique sur moi-même). Et sur ce point, je me suis trouvé tout à fait en accord avec Jean-Claude GUILLEBAUD dans ce qu'il écrivait récemment dans l'hebdomadaire "La Vie" qui avait demandé à plusieurs personnalités d'envoyer une lettre au futur Pape :


"Les chrétiens d'aujourd'hui redeviennent, par la force des choses, une minorité agissante, et même – quand il le faut - combative. D'un point de vue évangélique, est-ce une catastrophe ? Je ne le crois pas. Chez nous, les plus jeunes disent parfois qu'il faut du courage pour se dire chrétiens dans une société moderne, plurielle et matérialiste. Ils ont raison. La dérision antichrétienne et les moqueries "branchées" n'ont jamais été autant répandues autour de nous. Mais, sans le savoir, en parlant de "courage" nécessaire, les jeunes s'inscrivent dans une réflexion qu'on pourrait énoncer en peu de mots. S'il faut, de nouveau, de l'audace pour se dire chrétien, cela signifie que la foi retrouve du même coup une charge de conviction et d'espérance qui l'éloigne de toute bondieuserie somnolente. Cessant d'être religion majoritaire ou officielle, le christianisme rompt avec la routine ou le cléricalisme installé. Il retrouve cette vocation protestataire, voire révolutionnaire, qui était la sienne avant la conversion de l'empereur Constantin en 312…

Dans les dérives actuelles de la modernité (manipulations génétiques, loi de la jungle, mépris des faibles, inculture des élites, triomphe de l'argent, culte de la vitesse et de la versatilité, augmentation des inégalités, etc.), quelque chose émerge qui est à l'opposé du christianisme. Cette modernité-là est – aussi – porteuse d'antivaleurs, de délires eugénistes et solipsistes qui bafouent les valeurs fondatrices dont les chrétiens sont à la fois les témoins et les porteurs. Face au nouveau cynisme technoscientifique et marchand, face aux délires consuméristes, le christianisme – même affaibli – redevient donc, en dialogue fraternel avec les autres religions, au meilleur sens du terme une force de refus… L'étrange harcèlement dont il fait quotidiennement l'objet n'est peut-être pas étranger à cela. D'un point de vue strictement chrétien, la prétendue sécularisation de nos sociétés n'est pas forcément désespérante, puisqu'elle nous renvoie à une interprétation active et déterminée de notre héritage. Le christianisme retrouve toujours force et vérité, lorsque, cessant d'être trop assujetti au temporel, il redevient, au service des pauvres et de l'homme, une infatigable subversion."

Et il terminait : "Pour cette raison, j'aurais envie de demander respectueusement au successeur de Karol Wojtyla : aidez-nous çà être subversifs !"  



NDLR : Pour raisons techniques, le débat suivant la conférence du père Rassinoux n’a pu être enregistré. Nous le regrettons d’autant plus que la discussion avait été vive, entre prêtres mêmes, sur la question de l’inculturation. Que les lecteurs veuillent bien nous excuser de cet incident, dont nous ferons tout pour qu’il reste isolé.

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