Nourrir durablement l'Humanité?
par Marc DUFUMIER
Bonsoir à tous.
La question de la nourriture, de la nutrition, et l'on pense à tous les gens qui ont faim et qui sont mal nourris, ça rentre bien dans une Quinzaine centrée sur le thème de la fragilité. "Pourra-t-on nourrir correctement et durablement l'humanité toute entière?" nous ramène aussi à la fragilité de notre terre, de notre planète, puisqu'il est question d'essayer de ne pas trop la détruire pour les générations futures.
Les enjeux, vous les connaissez : nous sommes globalement aujourd'hui 7 milliards et demi de personnes sur la planète. On sera sans doute 9,5 milliards en 2050 : donc un accroissement de la population qui va être de l'ordre de 40% dans les 30 ans qui viennent. Ce n'est pas rien, ça veut dire qu'il y a plus de gens qui devront être nourris. Ils demanderont une alimentation de qualité, ce qui fait aussi partie des enjeux. Ça se complique car, selon les lieux où nous sommes, la sécurité alimentaire ne revêt pas le même sens. En France, globalement, quand on parle de sécurité alimentaire, les gens pensent sécurité sanitaire de nos aliments. Pourra-t-on éviter la salmonellose, la listériose... Soyons clairs : sur ces maladies bactériennes, microbiennes, beaucoup de progrès ont été faits et c'est ce qui explique que, dans un pays comme le nôtre, l'espérance de vie totale de la population n'a jamais cessé de s'accroître jusqu'à l'an dernier. Et je crois que la diminution de la mortalité infantile, du fait d'une moindre incidence de ce type de maladies, y est pour beaucoup. Mais aujourd'hui, pour la sécurité sanitaire de nos aliments, ce sont de nouvelles menaces qui posent un certain nombre de problèmes. Vous avez certainement entendu parler des antibiorésistances : à savoir qu'à force d'ingurgiter une viande riche en antibiotiques, lorsque le médecin nous prescrit ou nous prescrira un antibiotique parce qu'il y a urgence, peut-être que cela n'aura plus d'effet. Ceci est directement lié au fait que la viande (je pense en particulier à la viande de poulet, mais aussi à la viande de cochon, la viande de monogastriques...) est déjà enrichie en antibiotiques parce que ces animaux élevés en espaces extrêmement confinés sont préventivement shootés aux antibiotiques pour qu'ils n'attrapent pas de maladies. Ça commence à avoir une incidence sur notre santé. On développe des antibiorésistances et je ne vous cache pas que c'est une menace, et toutes les publications récentes sur ce thème disent que c'est une très grave menace, notamment sur les jeunes générations qui sont très tôt exposées à cela. Et puis vous avez sûrement entendu parler aussi (on en parle beaucoup, la presse en parle...), des perturbateurs endocriniens. On ne les retrouve pas que dans la nourriture, mais on en trouve beaucoup dans les résidus pesticides sur les fruits et légumes, mais aussi les céréales et un certain nombre d'aliments. Ce sont surtout les jeunes générations qui sont exposées à ça le plus tôt, depuis in utero jusqu'à la fin de la croissance. Il s'agit, même à faibles doses, d'une exposition prolongée au moment où se font la différenciation des tissus et la croissance du corps humain. On prédit à ces jeunes générations une espérance de vie en bonne santé de quasiment une dizaine d'années inférieure aux gens de ma génération qui, quand nous étions jeunes, n'étions pas exposés à cela. Cela veut dire que vont se développer des maladies : maladies neuro-dégénératives (Alzheimer, la perte de mémoire... Parkinson, les tremblements), un certain nombre de cancers hormono-dépendants (cancer du sein, cancer de la prostate, leucémie, lymphome). On prédit pour la jeune génération une arrivée plus précoce de ces maladies-là qui étaient autrefois un peu considérées comme des maladies du vieillissement, qui intervenaient tard dans la vie des humains. Il est fréquent, lorsque j'ai des contradicteurs de l'Union Interprofessionnelle de Protection des Plantes (appelée autrefois Union Professionnelle des Produits Pesticides (UIPP)) qu'ils me disent : "Monsieur Dufumier, ce que vous dites là, ce n'est pas avéré", et je me dois de leur répondre : ‘’Vous avez raison, ce n'est pas statistiquement avéré.’’ Il faut que je m'explique : on vous dit que le glyphosate est un cancérigène probable. En disant cela, les scientifiques ne veulent pas dire : le glyphosate est un cancérigène certain, avéré, dans le sens statistiquement avéré. Et pour cause... c'est seulement dans 50 ans qu'on pourra vérifier si, statistiquement, la moyenne d'âge d'apparition de l'Alzheimer, Parkinson, cancer du sein, cancer de la prostate est bien plus précoce pour la jeune génération que pour la mienne. On ne connait même pas encore la moyenne d'âge d'apparition de ces maladies pour les gens de ma génération. Pour autant, ces perturbateurs endocriniens, ces molécules pesticides que l'on retrouve dans les fruits et les légumes, dans notre alimentation, ont un rôle de dérèglement, dérégulation du fonctionnement de nos glandes hormonales, et ce sont ces dérégulations-là, prolongées, même à faibles doses, qui, sur les jeunes, se traduiront par l'apparition plus précoce de ces maladies. Vous comprenez que les experts qui lisent les revues à comité de lecture sur ces questions-là, l'institut du cancer sous l'autorité de l'ONU, disent : "Ces perturbateurs endocriniens, ce sont des cancérigènes probables." Et l'Union Européenne, sur le glyphosate, dit : ‘’Ce n'est pas avéré, circulez, y-a-rien à voir...!’’ Avez-vous vraiment envie d'attendre 50 ans pour avoir la certitude statistique ? Mais ces perturbateurs endocriniens, cette dérégulation-là des glandes est quand même démontrée. Rappelez-vous, il y a 30 ans, il y avait des scientifiques qui nous prédisaient le réchauffement climatique, et on disait : ‘’ah ! mais ce n'est qu'une prédiction scientifique’’. Aujourd'hui, on peut dire que c'est statistiquement avéré. Au cours des 30 dernières années, la date des vendanges est en moyenne 10 jours plus précoce que dans les 30 années antérieures. N'aurait-on pas dû prendre précaution, déjà il y a 30 ans, quand les scientifiques nous le démontraient. Car lorsqu'on vous dit : ‘’le glyphosate est un cancérigène probable’’, ceux qui connaissent bien les mécanismes moléculaires et la physiologie du corps humain ont démontré aujourd'hui les relations de cause à effet entre une exposition prolongée à faibles doses et ce qui va arriver dans 40-50 ans, pour les générations plus jeunes. Je suggèrerais que, d’ores et déjà, on prenne nos précautions et que, lorsqu'on parle d'alimentation de qualité, eh bien, effectivement, c'est de ne pas développer d'antibiorésistances, pas d'antibiotique dans la viande, s'il vous plaît, aussi pas d'hormones dans le lait, pas d'hormones dans la viande (en principe, c'est interdit en France ; attention si on importe de la viande bovine en provenance du Canada), et pas de perturbateur endocrinien dans nos fruits et légumes : c'est un critère de qualité. Je pense que cela fait vraiment partie des enjeux. Oui, notre corps est fragile par rapport à l'exposition à ce genre de molécules.
Alimentation de qualité dans les pays du Sud, dans les pays que l'on qualifiait de Tiers-monde autrefois. J'ai pas mal travaillé dans ces pays-là et je puis vous assurer que alimentation de qualité pour un grand nombre de gens très pauvres, qui étaient végétariens par manque de pouvoir d'achat et qui, aujourd'hui en Chine, au Vietnam (on parle de classe moyenne, en tous cas de classe moins pauvre), c’est de commencer à manger quelques œufs, boire un peu de lait, manger un peu de viande. Et pour beaucoup de gens, avoir enfin accès à des protéines animales, c'est un critère de qualité. Je sais que, chez nous, c'est plutôt l'inverse ; on se dit : attention aux viandes rouges, attention aux acides gras saturés, attention aux maladies cardio-vasculaires, et ce genre de choses...mais très clairement, pour l'immense majorité de gens dans le monde, avoir enfin avoir accès à quelques œufs, un peu de lait, un peu de viande, c'est un signe de qualité dans la nourriture et je pense qu'on peut leur donner raison. Mais comme il faut entre 3 et 10 calories végétales pour fabriquer une calorie animale, comprenez que, si non seulement la population est croissante, mais un nombre croissant d'individus commence enfin à manger des protéines animales et qu'il faille nourrir ces animaux avec de la production végétale dans un rapport de 3 à 10 fois, alors pour la demande de production végétale afin de nourrir correctement l'humanité toute entière sans faim, sans malnutrition, préparez-vous à ce que la demande de production végétale va plus que doubler dans les 30 ans qui viennent. Va-t-on être capable de répondre à cette demande ?
L'autre problème, ce n'est pas la nourriture : c'est que l'agriculture et les surfaces agricoles sont sollicitées aussi pour fabriquer des fibres textiles pour l'industrie, du bois pour la construction, des molécules médicinales pour la pharmacopée... et l'élément nouveau dont on aura à parler, c'est qu'il y a aussi des usines d'éthanol, d'agrodiesel qui sont aujourd'hui demandeuses de nourriture, de production végétale destinée non pas à alimenter les hommes, mais à donner à boire à des voitures, à des avions avec des carburants, agrocarburants, biocarburants. Du coup, il y aura bien une concurrence pour l'utilisation des terres disponibles sur notre planète, notre fragile planète. Est-ce qu'il nous faut produire des agrocarburants en priorité ? Est-ce qu'il nous faut produire de l'alimentation ? Cela fait partie des problèmes dont on pourra débattre...
Je n'oublierai pas dans les enjeux l'idée d'assurer un revenu décent aux agriculteurs. Vous allez voir que, face à cette fragilité de la planète - le réchauffement climatique et ses conséquences - face à cette planète de plus en plus fragile et de plus en plus peuplée, il faudra sans doute promouvoir des formes d'agriculture très différentes de celles qui prévalent aujourd'hui en France et que l'on qualifie souvent d'agriculture industrielle : une agriculture qui s'est inspirée des processus industriels et qui agit sur des écosystèmes que l’on va malheureusement découvrir fragiles et notamment fragilisés lorsqu'on leur applique ces processus industriels. Je vais plaider pour d'autres formes d'agriculture et vous imaginez bien que si je plaide pour d'autres formes d'agriculture pour nourrir durablement et correctement l'humanité toute entière, ce n'est pas seulement pour le plaisir de faire un plaidoyer, mais il faudra s'assurer que ces nouvelles formes d'agriculture assurent aux agriculteurs un revenu décent. On n’aura pas l'adhésion de l'immense majorité des paysans dans le monde, France comprise, si l'on n'assure pas avec ces nouvelles formes d'agriculture des revenus corrects permettant à une famille de vivre correctement. C'est très important, y compris lorsque l'on veut enrayer l'exode rural. C'est un enjeu, vous le voyez bien en France où il y a 10% de chômage. Quand une ferme disparait en France, c'est toujours du chômage en plus. Si le fils ou la fille du fermier ne reprend pas la ferme des parents, peut-être que elle/il trouvera un emploi, mais elle/il trouvera un emploi de quelqu'un qui n'en trouvera pas. Quand vous avez 10% de chômeurs, il y a urgence d'enrayer l'exode rural et de ne pas remettre les ruraux dans la précarité. Je comprends que le fils, la fille d'un fermier, s'il trouve plus rémunérateur et moins pénible de travailler en ville, ait envie de quitter la ferme et de travailler ailleurs. Mais c'est toujours du chômage en plus parce que la ferme qui disparait servira à l'agrandissement des voisins, et le voisin sera très content de pouvoir s'agrandir aux dépens de la ferme qui disparait, ce qui lui permettra d'amortir son immense matériel pour lequel il s'est lourdement endetté. C'est le même matériel qui sert pour de plus vastes surfaces, sans créer d'emploi.
Donc oui, y compris dans un pays comme la France, l'exode rural est cause de chômage. Alors, à l'étranger, dans les pays du Sud, nombre de gens qui quittent aujourd'hui l'agriculture tombent en faillite et rejoignent les bidonvilles (il n'y a pas d'emploi dans les bidonvilles) et leurs causes d'insécurité, leurs causes de délinquance. Et même, peut-être, les moins pauvres des pauvres, ceux qui ont déjà quitté l'agriculture et se retrouvent dans les bidonvilles ont peut-être pu trouver un petit revenu en appuyant les efforts de narcotrafiquants, etc... Celui qui pourra payer le passeur essaiera de franchir le désert libyen et la Méditerranée dans les conditions que l'on sait. C'est quand même une réalité aujourd'hui dans le monde : la plupart des mouvements migratoires massifs observés (et qui sont souvent sans issue, les gens ne parvenant pas à aller dans les pays industrialisés parce qu'on leur ferme les frontières) sont source de guerre civile, de désordres mondiaux. Cela provient en général de crises agricoles, de crises agraires, de crises rurales. Les agriculteurs en trop grand nombre tombent en faillite, sont obligés de quitter l'agriculture et doivent rejoindre dans des conditions misérables les bidonvilles où il n'y a pas de création d'emploi en nombre suffisant pour accepter cet exode rural. On l'oublie un peu, mais il y a des mouvements migratoires massifs des campagnes vers les villes alors que l'industrialisation aujourd'hui est très hautement robotisée, même quand elle se déplace en Chine, même quand elle se déplace au Maroc ou en Tunisie. Cette industrie textile est robotisée, cette industrie des puces et autres crée certes quelques emplois, mais pas en nombre suffisant pour absorber l'exode rural, à l'inverse du processus beaucoup plus lent qui a été chez nous. Quand, il y a un siècle et demi, un agriculteur quittait la campagne, il avait quelque chance de trouver un emploi dans une industrie textile qui n'était pas aussi robotisée qu'aujourd'hui. Globalement (j'ai lu Zola, cela n'était pas toujours vrai...), sur un siècle et demi, l'industrialisation a été de pair avec l'exode rural et a été de pair avec une main-d'œuvre qui quittait la campagne parce que pas assez compétitive. Aujourd'hui, les paysans qui ne sont pas assez compétitifs sur ce marché mondial migrent en masse vers les bidonvilles d'abord, puis vers des pays étrangers ensuite. Ça fait partie de notre monde extrêmement fragile.
Alors évidemment on se donnera comme objectif de nourrir l'humanité sans dommage pour notre cadre de vie. Nous sommes loin de la Bretagne, mais sachez qu'une part de nos impôts servent à retirer des algues vertes du littoral. Oui, nous payons tous (heureusement il n'y a pas que les Bretons qui ont cette charge) les dégâts environnementaux. Il y a des plages enrichies en algues vertes, il y a des industries touristiques qui ne peuvent pas fonctionner parce que des plages sont infestées... Toujours la question de l'environnement et du cadre de vie : si l'eau du robinet pouvait ne pas être trop enrichie en nitrates, si elle pouvait être exempte de toute molécule herbicide, cela irait peut-être mieux. Il faudra désormais faire en sorte que l'eau du robinet n'ait pas d'herbicide ni de nitrate. Vous savez que le coût de la dépollution de l'eau (parce que l'eau du robinet à quelques exceptions près est quand même potable), s'il n'est pas compté dans le prix du produit agricole, nous coûte cher. Les coûts de cette agriculture industrielle ne sont pas forcément dans le prix du produit qui, au contraire, aujourd'hui a diminué, mais ce sont des coûts cachés, des externalités négatives, disent les économistes, des coûts que nous payons soit par des impôts soit par coûts d'évolution, soit par des maladies. Je n'arrive pas à mettre un coût, un prix, à un Alzheimer dix ans plus précoce, au malheur de perdre la mémoire dix ans trop tôt.
Et puis, dans les enjeux, il y a les potentialités productives de nos environnements. Jeune agronome, on m'enseignait que les sols étaient fragiles, qu'il ne fallait pas détruire l'humus des sols, que les sols pouvaient être sujets à l'érosion, à la salinisation, que les potentialités productives de ces sols étaient fragiles, que cela méritait attention. Aujourd'hui, on peut élargir ce concept de fertilité à l'ensemble de notre environnement, et je ne vous cache pas qu'une des principales menaces aujourd'hui pour l'agriculture, et donc pour notre alimentation - certes il y a l'érosion des sols, l'humus des sols et ce genre de choses – est aussi la surmortalité des abeilles. La surmortalité des abeilles en France, ce n'est pas simplement que la production de miel a été divisée par deux en quinze ans. La surmortalité des abeilles aujourd'hui, c'est une réelle menace sur la fécondation des colzas, du tournesol, des pommiers, des poiriers... En France, nous n'avons pas encore atteint, sauf dans de très rares régions, le seuil pour qu'il n'y ait plus ou trop peu de fécondation. Dans certaines régions des Etats-Unis, pour obtenir la fécondation des plantes, on est obligé de payer des apiculteurs nomades qui, tant bien que mal, essaient de sauvegarder des abeilles pour que la fécondation ait lieu. Ce n'est plus du tout pour la production de miel mais pour compenser la surmortalité des abeilles et à des fins de pollinisation. Ce serait bien que nous puissions éviter cela en France.
Voilà donc des enjeux importants. On dit que je pousse le bouchon trop loin, qu’il faut mettre des priorités. On peut mettre des priorités. Entre les agrocarburants et l'alimentation, peut-être sera-t-on obligés de choisir... Mais sinon, il faut effectivement pouvoir nourrir correctement une humanité qui continue de croître (et les animaux qui constituent l'alimentation carnée), il faudra que le cadre de vie soit respecté, que les potentialités productives pour les générations d'après soient respectées. S'il y a urgence dans certains pays de produire davantage de nourriture, il ne faudrait pas qu'au nom de l'urgence on handicape les générations d'après. Il va falloir faire ça, et dans un contexte qui n'est pas drôle du tout : c'est le réchauffement climatique global auquel il va falloir que les agriculteurs s'adaptent. Nous avons déjà parlé des vendanges plus précoces. Les viticulteurs ont réussi : en regardant la maturité des raisins, ils ne sont pas surpris. Quand la maturité des raisins arrive plus tôt, les vendanges interviennent plus tôt. Quand on peut repérer des fruits et organiser la récolte, c'est la partie la plus facile de l'adaptation. Déjà pour les vins (surtout pour les vins d'appellation d'origine contrôlée où importe la qualité du produit avec son terroir et son climat), alors que le climat change, avoir la même qualité d'un terroir, c'est déjà plus difficile. Mais beaucoup plus grave : vous savez que certains animaux sauvages migrent du Sud vers le Nord avec le réchauffement climatique. On observe un déplacement vers le Nord de 250 kms pour certains oiseaux. Certains papillons migrent de 100 kms plus au Nord. Le problème, c'est que les oiseaux qui ont migré de 250 kms n'ont plus de chenilles à manger... extinction des espèces... Mais là où les chenilles ne sont plus mangées par les oiseaux qui ont migré au Nord, ravage ou désert de culture. Je crois que notre paysannerie en France n'est pas du tout préparée à ces déséquilibres écologiques qui commencent d’ores et déjà à se manifester par des espèces invasives ou des extinctions d'espèces, et il y a urgence à trouver des solutions. En plus, pour ce qui est du réchauffement climatique, ce n'est pas seulement un accroissement global de la température, mais les prédictions scientifiques d'il y a 30 ans qui commencent à s'avérer avec une augmentation de fréquence et d'intensité des accidents climatiques extrêmes.
On a des ambitions : nourrir correctement et durablement l'humanité toute entière. Je crois qu'il ne faut pas se voiler la face. Les conditions avec le réchauffement climatique ne sont pas du tout agréables. On verra aussi que la mondialisation des échanges, les fluctuations des cours, la volatilité des prix sur les marchés à terme induit aussi une fragilité des agriculteurs, des paysanneries, face à des aléas qui ne sont pas que climatiques, mais qui sont aussi des rapports de prix. Là aussi, il faudra trouver des solutions plus robustes que les seuls aléas de prix sur le marché mondial. Voilà la situation.
La faim et la malnutrition dans le monde : une population croissante, une demande en production végétale croissante... Aujourd'hui, sur les 7,5 milliards d'habitants que nous sommes, entre 800 millions et un milliard n'ont pas tous les jours leurs 2.200 kilocalories, c'est-à-dire l'énergie qui leur est nécessaire pour que leur ventre ne les tenaille pas et surtout l'énergie nécessaire pour pouvoir le lendemain dépenser cette énergie pour se déplacer, au travail et éventuellement au loisir. Et il y en a un milliard d'autres qui souffrent de carences nutritionnelles, c'est-à-dire qu'il leur manque des protéines, des vitamines, des minéraux... et ces carences nutritionnelles sont à l'origine d'affaiblissement de ces populations, les rendant plus promptes à attraper un certain nombre de maladies, contagieuses ou non. C'est évidemment surtout dans les pays du Sud où vous avez un milliard de gens qui souffrent de malnutrition. Quelle en est la cause ? Est-ce qu'on ne produit pas assez ? Serait-ce une insuffisance de nourriture disponible à l'échelle mondiale ? La réponse - j'imagine que vous devez la connaître - peut paraître paradoxale : Non, rien à voir. Aujourd'hui, dans ce monde, il y a bien plus de nourriture disponible que ce qui serait nécessaire pour que tout le monde, au Nord comme au Sud, soit correctement nourri. Le problème majeur - et ça fait partie de la fragilité de notre société - bien que la nourriture soit disponible, c'est qu'il existe des gens trop pauvres pour se la procurer. C'est vrai, y compris en France. Les gens qui fréquentent le Secours Catholique, l'Armée du Salut, le Secours Populaire, les Restaurants du Cœur... : ce n'est pas que la France ne produit pas assez, c'est que ces gens ont perdu leur emploi, on perdu leur revenu et n'ont pas la capacité d'acheter par eux-mêmes la nourriture qui leur conviendrait. Mais la France produit des excédents de céréales, de sucre, de poudre de lait, de viande. Ceux qui souffrent de faim en France, cela n'a rien à voir avec une insuffisance de production française de nourriture. C'est vrai au Brésil : au Brésil, les gens qui ont faim ou souffrent de malnutrition sont en proportion bien plus importante. Les gens des bidonvilles, les paysans sans terre. Ces gens-là souffrent de malnutrition alors que le Brésil exporte de la viande, du maïs, du soja. Le Brésil exporte son soja pour nourrir nos cochons alors que les Brésiliens trop pauvres ne peuvent même pas acheter ce soja. C'est la pauvreté en terme monétaire, la pauvreté du pouvoir d'achat qui est à l'origine de la faim et de la malnutrition dans le monde. Ceci est vrai aussi en Côte d'Ivoire : vous avez des gens qui produisent du cacao, du café, et ne parviennent pas à dégager des revenus suffisants pour acheter une nourriture qui n'est pas produite chez eux. Il faut l'acheter en France, en Europe, aux Etats-Unis, en Ukraine, en Nouvelle-Zélande. Certains pays se sont spécialisés dans des cultures d'exportation, des cultures tropicales. Cela leur a été conseillé de faire ainsi. Ils n'arrivent pas à dégager des revenus suffisants pour acheter une nourriture qui existe mais n'est pas produite chez eux. Mais partout, que ce soit au Brésil excédentaire, que ce soit en Côte d'Ivoire déficitaire en terme de nourriture, les gens souffrent de la faim et de malnutrition parce qu'ils n'ont pas le pouvoir d'achat des nourritures existantes. Elle existe, cette nourriture. Pour nourrir pendant un an correctement un habitant sur la planète, il faut (ce sont des ordres de grandeurs bien sûr...) produire de l'ordre de 200 kilos de céréales ou son équivalent en pomme de terre, manioc, igname... La production mondiale est déjà de 330 kilos d'équivalent-céréale par habitant. Donc, il y a 130 kilos de céréales ou d'équivalent d'excès par rapport à ce qui serait nécessaire pour que tout le monde puisse être correctement nourri : quelques œufs, un peu de lait, un peu de viande, en tous cas aucune carence nutritionnelle. 130 kilos d'excédents : c'est la pauvreté qui fait que les gens ont faim, souffrent de malnutrition, n'ont pas accès à ces excédents. Ces excédents sont achetés par des gens riches qui les mettent à la poubelle. C'est la lutte contre le gaspillage. J'ai le souvenir de maman qui me disait : "Termine dans ton assiette, on n’a pas le droit de laisser de la nourriture dans l'assiette sachant qu'il y a des pauvres qui ont faim dans le monde". Beaucoup plus grave, c'est ce qu'on a mis dans le frigo et la date de péremption est passée. On n’a même pas déballé et l'on met à la poubelle. Et plus grave encore en volume, pourtant on le leur interdit, ce sont les grandes et moyennes surfaces qui, elles aussi, quand la date de péremption est passée, chloraient la nourriture pour que personne ne vienne la chercher. C'est tout récent : une loi le leur interdit et les oblige à donner ça aux banques alimentaires.
La deuxième dimension, on en a un peu parlé, c'est qu'il y a une nourriture, au Brésil par exemple, qui échappe à des Brésiliens pauvres qui ne peuvent pas acheter le maïs ou le soja parce qu'ils sont achetés par des usines d'aliments du bétail, en Europe où sont des gens qui peuvent acheter de la nourriture même en excès qui échappe à des pauvres. Elle est achetée par des usines d'aliments du bétail : nos cochons sont solvables, les Brésiliens ne le sont pas. Ce sont nos cochons qui parviennent à manger du soja et du maïs qui échappent à des pauvres. Peut-être plus grave, car en proportion croissante, il y a aujourd'hui du maïs et du sucre qui sont achetés par des usines d'éthanol pour donner à boire à nos voitures et à nos avions, en agrocarburants. Vous avez de l'huile de colza, de l'huile de palme qui échappent à des pauvres, achetés par des usines d'agrodiesel pour donner à boire à nos voitures et à nos avions. Les agrocarburants sont en proportion croissante. Vous comprenez bien que c'est l'inégalité de revenus à l'échelle mondiale qui est la cause de la faim et de la malnutrition. Cette faim et cette malnutrition sont parfois aussi la cause de guerres civiles, de gens qui se disputent les maigres ressources de leurs pays, et là je parle surtout du Sud. Il nous faudra mettre fin à cela.
Diapositive prise au Laos. C'est une des formes d'agriculture, en termes de nombre d'agriculteurs et non de surface, la plus représentée au monde. C'est au Laos, mais ce pourrait être en Afrique intertropicale humide, ce pourrait être aussi en Amérique latine : dans un écosystème forestier dense, les agriculteurs ont abattu des arbres (ils le font en général en début de saison sèche) et, en fin de saison sèche, ils y mettent le feu quand c'est bien sec, dégageant ainsi le champ cultivable. Ces gens n'ont que la hache, la machette, peut-être une pioche, un bâton fouisseur, seuls outils dont ils disposent. Oui, sur les 1,3 milliards d'agriculteurs dans le monde, un milliard d'agriculteurs ne disposent que d'outils manuels. Même pas les outils attelés, encore moins le tracteur. Je parle en termes de nombre d'agriculteurs et pas en termes de surface parce que ces gens-là, précisément avec des outils manuels, ne peuvent pas abattre la forêt sur plus d'un demi-hectare par actif au travail, rarement plus. Pourquoi saccagent-ils cette forêt ? Parce que sous cette forêt, quand vous avez abattu, brûlé, quand il y a de la cendre, le sol est fertilisé par la cendre et l'humus de la forêt, les feuilles qui tombaient chaque année et enrichissaient le sol en humus. Ce sol est donc momentanément fertile. Et puis, dans cette parcelle brûlée, au moins pendant la première année de culture, il n'y aura pas de mauvaises herbes, les herbes adventices, les herbes concurrentes. Là, on va semer du riz, sans la concurrence des mauvaises herbes, parce que, sous une forêt dense, il n'y a pas de graminées, pas d'herbe, tellement l'ombrage est important. Du coup, les agriculteurs vont semer là, directement sans aucun labour : un trou, quelques graines (ici du riz). La personne peut espérer récolter sur un demi-hectare une tonne ou très légèrement plus, 500 kilos de riz non décortiqué (400 kilos de riz décortiqué). Un actif au travail peut nourrir deux personnes. Voilà la productivité du travail des gens qui pratiquent ce qu'on appelle l'abattis-brûlis, cette agriculture. Inutile de vous dire que, la deuxième année, les herbes vont apparaître et, la troisième année, la fertilité aura diminué, les agriculteurs vont être obligés d'abandonner le champ et vont laisser le terrain en jachère : une friche, et la forêt va reprendre ses droits. Cela veut dire qu'ils sont contraints d'aller défricher des terrains ailleurs aux dépens de la forêt. Dans cette forme d'agriculture que l'on dit souvent itinérante, les parcelles ne sont pas toujours les mêmes. Vous voyez dans cette parcelle deux années de culture et 18 ans de jachère, de recru forestier aux termes desquels on pourra éventuellement replanter avec l'espoir que la fertilité sera là et que l'ombrage de la forêt aura étouffé les mauvaises herbes. C'est une des formes d'agriculture les plus représentées aujourd'hui en Afrique intertropicale humide, Amérique latine et Asie.
Diapositive prise au Burkina Faso. Cette photo est prise au Burkina Faso. Vous imaginez bien qu'il y a des ressemblances : ces arbres sont calcinés, il y a des cendres. Sauf qu'ici, il n'y a jamais eu de forêt dense. On est dans une savane, certes arborée, mais dès la première année de culture, de brulis, il y a déjà des herbes. Donc, dans les régions où, parce qu'on n’a pas laissé la forêt repousser un temps suffisant (la population croissante a nécessité une remise en culture plus précoce et un défrichement des forêts peu denses), on provoque un processus de savanisation, de fragilisation de l'écosystème forestier qui passe de l'état de forêt à celui de savane arborée, de la savane arborée à la savane arbustive, de la savane arbustive à la steppe et de la steppe au désert.
Ce sont des dégradations d'écosystème qui surviennent quand on ne parvient pas à reproduire les potentialités productives de l'écosystème antérieur. Ici, le problème, ce sont ces herbes. Là, on est contraint à faire du labour. Il est même impératif, si l'on ne veut pas avoir la concurrence des herbes, d'attendre que ça pousse et de l'enfouir comme vous voyez là. Et vous voyez l'outil avec un petit manche et la lame de fer, le dos courbé, la quantité de travail... Vous vous êtes aperçu que ce sont des gamins, ils ne vont pas à l'école. Oui, vous êtes sans doute contre le travail des enfants ; je suis contre le travail des enfants. Mais allez donc dire aux parents qu'il faudrait qu'ils aillent à l'école; si le terrain n'est pas labouré, ces enfants vont avoir très faim. Parce qu'effectivement, la productivité est, là encore, inférieure à ce que je vous disais tout à l'heure. Il y a un travail supérieur qui est le désherbage et un actif adulte ne parvient pas à nourrir deux personnes. Les deux parents n'arrivent pas à nourrir quatre personnes, une famille avec deux enfants. Donc, les enfants sont condamnés au travail. Cela fait partie de la deuxième forme d'agriculture en terme de nombre d'agriculteurs, j'entends parmi les plus représentées dans le monde : c'est l'abattis-brûlis que l'on a vu tout à l'heure, et c'est ici ce labour sur abattis-brûlis avec travail du sol et désherbage.
Autre photo. Ici, c'est la même chose, même si l'on a affaire à des adolescents un peu plus âgés. Nous sommes en Haïti. Il fut une époque où c'était une forêt. On est là dans les montagnes haïtiennes, avec 250 à 300 habitants au km2. Le sol est tellement érodé que l'on est obligé de déplacer les cailloux pour pouvoir cultiver. C'est encore des régions où l'on souffre de faim et de malnutrition.
Autre photo. Nous sommes en France dans la Brie. Voilà le concurrent : une charrue à deux fois douze socs réversibles. Quand je m'apprêtais à prendre la photo, l'agriculteur m'a serré la main et m'a demandé qui j'étais. Je me présente : Marc Dufumier, professeur à l'Agro de Paris, AgroParisTech ; et très fier, il voulait qu'on se prenne en photo avec un selfie. J'étais été obligé de lui dire pourquoi je prenais la photo. Et voilà que je commence à émettre un doute sur le bien-fondé de cette technique de labourer ainsi avec un tracteur de forte puissance et une charrue à deux fois douze socs réversibles. Et, de très bonne foi, l'homme en question était persuadé que, justement, avec cette agriculture-là, avec son tracteur et sa charrue, lui capable de travailler d'emblée de très grandes surfaces et de produire beaucoup à un faible coût, c'est précisément parce qu'il parvient à produire moins cher qu'il contribuera à nourrir le monde, le Tiers-monde, y compris les populations les plus pauvres. Parce que, en produisant à grande échelle, il est capable de produire à un très faible coût monétaire et, ainsi, on mettra fin à la faim dans le monde ; et il disait que la vocation de l'agriculture de la France, c'était de nourrir le Tiers-monde. Quand il a vu que j'étais réservé, il a pensé : le labour, ce n'est pas que génial (le labour, ça oxyde le sol et le carbone de l'humus des sols retourne à l'état de gaz carbonique) et, aujourd'hui, dans les nouvelles techniques high-tech, ce que l'on appelle le zéro labour, les techniques culturales simplifiées visent à minimiser le labour, l'oxygénation des sols (un peu, mais pas trop) parce que l'on ne veut pas que le carbone de l'humus aille rejoindre le gaz carbonique et contribuer au échauffement climatique. Il pensait que j'épousais ce discours-là. Il est vrai que je partage volontiers le bien-fondé des techniques culturales simplifiées et zéro labour. Mais il ne s'imaginait absolument pas ce que j'ai essayé de lui expliquer, à savoir que le blé qu'il va produire, exporté vers les pays du Sud, ruine les agriculteurs que nous avons vus précédemment. C'est précisément parce que nous exportons vers les pays du Sud des excédents de céréales, des excédents de poudre de lait, des excédents de nourriture issue de cette agriculture industrielle avec une productivité du travail si élevée, que nous ruinons des gens qui continuent de travailler à la main dans les pays du Sud. Lui pensait qu'il continuait à nourrir les populations pauvres du monde et j'étais en train de lui dire : "Non, vous êtes en train de les mettre en faillite et de les faire rejoindre des bidonvilles où, sans emploi, ils ne pourront même pas acheter votre blé, alors que pourtant vous le produisez pas cher".
Oui, la faim et la malnutrition dans le monde résultent d'une inégalité de revenus et la pauvreté dans les pays du Sud provient du fait que les pays d'agriculture industrielle exportent des quantités de produits issus de cette agriculture industrielle et ruinent les paysans qui continuent de travailler à la main sur un même marché mondial. Vous mettez des gens qui travaillent à la main en concurrence avec des gens de tracteurs, de charrues, de moissonneuses-batteuses alors que, là-bas, on récolte à la faucille. Les mettre en concurrence sur un même marché mondial, c'est les condamner à la faillite et à la faim, à la malnutrition.
L'agriculture hyper mécanisée et, l'on verra, hyper chimisée, il n'y en a pas que chez nous. C'est aussi au Brésil, et au Brésil ce n'est pas 300 ou 600 hectares. 600 hectares, c'est une petite ferme. Là, c'est 40.000 hectares de production de soja, dans ce qui était autrefois une sierra arborée. Ce n'est pas génial du point de vue écologique, mais il produit le soja le plus compétitif au monde. Et vous savez que la France et l'Europe sont déficitaires en protéines végétales, en légumineuses pour l'alimentation humaine (je cite toujours le cassoulet de Castelnaudary dont les haricots viennent d'Argentine...mais j'ai pu voir aujourd’hui même des haricots de Tarbes, appellation d'origine protégée !), et en soja qui, en France, est plutôt destiné à l'alimentation animale. En France, nous allons avoir bien du mal à reconquérir une compétitivité avec des exploitations agricoles bien plus compétitives parce que produisant à bien plus grande échelle et en monoculture. Et pourtant, je vais plaider tout à l'heure pour que la France reconquière son autonomie productive.
Autre photo. Voilà des femmes qui récoltent du riz à Madagascar. La gamine est sur le dos parce que, sans doute, cette femme allaite son gamin ou sa gamine (c'est plutôt une bonne nouvelle) et, le jour de la récolte, elle ne peut pas rester à la maison (il n'y a pas de crèche...). Il est impératif, le jour de la récolte, de ne pas laisser un grain aux oiseaux. Il y a urgence; la gamine va s'initier à la riziculture dès les premiers mois…
Autre photo. Voilà le concurrent qui fait la moisson avec sa moissonneuse-batteuse, qui fait le travail de la femme que vous avez vue tout à l'heure. Ces gens sont en concurrence sur un même marché mondial. La moissonneuse-batteuse fait la moisson, mais aussi le battage, séparant le grain de la paille. Il y a encore des pays (et là, nous sommes en Chine d'aujourd'hui, celle des gratte-ciel) où l'on continue de battre au fléau, en concurrence sur le même marché mondial.
Autre photo. Et puis ici, nous sommes au Mali, en pays Dogon : en plus, il faut pilonner à la main. Nous avons quand même des moulins motorisés.
Autre photo. Ça, c'est le robot de traite : la vache a décidé de se faire traire; c'était à deux heures et demie du matin. C'est une moindre pénibilité pour l'éleveur. Il n'y a plus l'astreinte de la traite du matin et du soir ; c'est la vache qui décide de se faire traire quand elle veut, parvenant à se faire traire plus de deux fois par jour (5 fois en deux jours) et, le matin, sur son écran d'ordinateur, l'éleveur a le litrage, le taux de matière grasse et le taux de protéine de son lait. On n'arrête pas le progrès...
Autre photo. Et le concurrent, c'est la vache sacrée en Inde : 2 litres de lait par jour. Remarquez, cette vache a son circuit dans le vieux Delhi : elle va brouter les bananes jetées ici, les ordures par-là. Cela n'exige pas beaucoup de travail, mais cela ne fait que deux litres de lait par jour.
Voilà le drame : quand vous avez sur le marché mondial deux sacs de riz qui se vendent au même prix. Dans le sac de riz de la femme que vous avez vue repiquer à la main, courbée dans la boue, vous avez 200 fois plus de travail agricole que dans le sac de riz produit en Camargue ou dans l'Arkansas avec un tracteur, avec une moissonneuse-batteuse. Cette femme qui repique à la main et récolte à la faucille pour fabriquer son sac de 50 kilos a travaillé 200 fois plus longtemps que son concurrent, et les deux sacs vont se vendre au même prix !
Quelques calculs : en Casamance au sud du Sénégal où l'on repique le riz à la main (je vous l'ai dit, ce n'est jamais plus d'un demi-hectare) sans aucun fertilisant ni chimique ni organique, mais sans jachère non plus (le seul alluvionnement de la submersion de la crue du fleuve suffit à fertiliser les terrains), cela fait un rendement d'une tonne à l'hectare, soit 500 kilos de paddy, riz non décortiqué, soit 400 kilos décortiqué : 400 kilos de céréale par actif(ve), c'est un ordre de grandeur pour toutes les agricultures d'abattis-brûlis ou de repiquage dans les rizières. Un actif peut nourrir deux personnes. Mais alors, si un actif peut nourrir deux personnes, on pourrait envisager que les enfants puissent aller à l'école ? Non, car il faut revendre une partie de la récolte pour acheter des produits de première nécessité, des médicaments... Donc, cette femme qui a repiqué à la main va vendre une partie de son riz. Et si vous allez sur le marché de Ziguinchor, capitale de la Basse Casamance, vous trouverez du riz de Casamance et, à côté, vous trouverez du riz du Vietnam, du riz de Thaïlande, du riz de Camargue, du riz d'Arkansas ou de Louisiane. Et tous ces sacs de 50 kilos vont se vendre évidemment au même prix. Si cette femme veut vendre son riz plus cher, elle ne le vendra pas. Donc, elle est contrainte, pour accéder à des produits de première nécessité, de vendre son riz au même prix que le riz concurrent. Eh bien, dans le sac d'à-côté, il y a 200 fois moins de travail agricole. En Louisiane, c'est très facilement 100 hectares et, avec les fertilisants, c'est facilement 5 tonnes à l'hectare, ce qui nous donne 500 tonnes par agriculteur. En une année de travail, un agriculteur en France peut produire 1000 fois plus de produit brut de nourriture que la personne qui repique le riz à la main. C'est considérable comme écart de productivité ! Et tout le monde l'oublie. Et je n'oublie pas que notre agriculture hautement productive (500 tonnes/actif/an) est hautement destructive ! C'est-à-dire que les 500 tonnes dont nous parlons ne sont pas seulement le travail de l'agriculteur. C'est aussi le travail de ceux qui ont produit les engrais, le travail de ceux qui ont produit les tracteurs, de ceux qui ont extrait les carburants... Et l'agriculteur, pour produire les 500 tonnes, va détruire les engrais, le pesticide ; le carburant va être brûlé par le tracteur, le tracteur lui-même va perdre de la valeur. Il va y avoir des valeurs perdues dans le processus de production : les 4/5, 400 tonnes. La valeur ajoutée du travail agricole, en parlant bien de la productivité du seul agriculteur est quand même 200 fois supérieure.
Oui, nous sommes dans un monde où la faim résulte des inégalités de revenus ; la pauvreté résulte de la faillite des paysanneries, elle-même provenant de la mise en concurrence sur un même marché mondial des agriculteurs qui sont dans un écart de productivité de 1 à 200. C'est-à-dire que, durant le même temps de travail, pendant une année de travail, l'agriculteur de Camargue ou de Louisiane parvient à produire une richesse 200 fois supérieure à celle de la personne qui repique à la main. Ce qui veut dire que pour ces deux sacs qui se vendent au même prix, il y a 200 fois plus de travail agricole dans le sac de la femme qui repique à la main que dans le sac d'à-côté. C'est la cause de sa pauvreté, et c'est à ça qu'il va falloir mettre fin.
Nous-mêmes pouvons nous interroger : nous ne sommes pas compétitifs avec le soja brésilien. Est-ce que la viande du Limousin va être compétitive avec l'importation de la viande aux hormones en provenance du Canada, puisque nous avons signé le C.E.T.A ? On va voir : le Parlement français ne ratifiera peut-être pas... cela va peut-être dépendre de nous... En tous cas, il est clair que, en parlant de ces accords que l'on dit de "libre-échange", on a le droit de mettre des guillemets à « libre » : quand on met des gens dans des conditions de productivité aussi inégales, quand on met un coureur à pied avec un pilote de Formule1, je pense que ce sont des conditions inéquitables de compétition. Et entre le coureur à pied et le pilote de Formule1, lequel reçoit des subventions ? Vous l'avez compris, c'est bien l'agriculture industrielle de chez nous. L'industrie permet de subventionner l'agriculture en France ; là-bas, on demande aux agriculteurs de financer l'industrialisation. Impossible. Il n'est pas possible pour des gens qui travaillent à la main sur le marché mondial aujourd'hui d'être compétitifs pour les cultures vivrières que vous voyez là. Il n'est pas possible d'être compétitif, de pouvoir nourrir la famille, de pouvoir commencer à épargner, d'investir, d'avoir accès à la traction animale, d'avoir accès à la charrette, produire du fumier, fertiliser la rizière... Impossible.
Ma conclusion serait que les pays du Sud devraient avoir le droit de se protéger contre nos excédents, de mettre des droits de douane, des contingentements à l'importation, et faire en sorte que là-bas, à l'abri des droits de douane, les agriculteurs puissent être correctement rémunérés pour pouvoir nourrir leur famille, vendre quelques produits, dégager une épargne, investir et progresser. C'est-à-dire autoriser les pays du Sud à faire ce que l'Europe a fait au lendemain de la deuxième guerre mondiale où nous importions des céréales des Etats-Unis : on a mis des droits de douane, nos agriculteurs ont pu vendre un peu plus cher, épargner, investir. On avait mis des droits de douane aux mottes de beurre de Nouvelle-Zélande : nos éleveurs ont pu être un peu mieux rémunérés, ils ont pu épargner, investir. Pourquoi n'autoriserions-nous pas les pays du Sud à faire ce que l'Europe a fait avec succès au tout début de la politique agricole commune, quand c'était l'Europe des six, huit et quinze ?
J'ai aussi des contradicteurs, un peu libéraux, qui me disent : "Vous ne comprenez rien à l'économie. Vous êtes bon agronome, mais très mauvais économiste. Si vous protégez cette femme qui repique du riz en Casamance au Sénégal, elle va continuer de produire du riz, alors qu'elle a bien mieux à faire que de produire du riz chez eux : c'est de l'acheter moins cher à l'étranger. Ils en finiront avec la faim et à eux d'utiliser leur terrain pour produire ce que l'on ne produit pas en Europe ou aux Etats-Unis : des cultures tropicales. C'est la spécialisation sur les avantages comparatifs. Renoncer à faire chez soi ce pour quoi on n’est pas compétitif, et faire chez soi ce pour quoi le concurrent est moins compétitif. Ricardo disait déjà ça. Tous les néo-classiques ont déjà parfaitement démontré l'intérêt qu'il y avait à cela, avec le concept de la main invisible. Si chacun d'entre nous est dans une économie de concurrence parfaite avec libre circulation des marchandises et des facteurs de production à l'échelle mondiale, chacun se spécialise et c'est gagnant-gagnant. Oui, vous trouverez des libéraux qui vont vous raconter ça avec autorité. Mais que reste-t-il au Sénégal ? Le riz que l'on va abandonner. Mil et sorgho, c'est pareil : la productivité du travail du mil et du sorgho aux Etats-Unis est 200 fois supérieure à l'agriculture soudanienne, du Sénégal, du Mali... Le coton ? Oubliez : on récolte le coton en Haute Casamance, au Sénégal, à la main, aux Etats-Unis avec le cotonpicker. L'arachide ? Oui, le Sénégal exporte l'arachide. Mais au supermarché, le litre d'huile d'arachide est là, juste à côté du litre de tournesol et à côté de l'huile de colza. Il y a 200 fois plus de travail dans le litre d'huile d'arachide que dans le litre d'huile de tournesol ou de colza. Ça n'est pas marqué sur l'étiquette, mais ces litres-là sont vendus quasiment au même prix, avec l'inégalité de productivité de la personne qui a désherbé à la main, accroupie, arraché l'arachide à la main... J'ai vu à Dakar de l'huile de tournesol et de colza. C'est-à-dire que nous nous sommes échangés, Sénégalais/Français, au même prix à peu près, le même nombre de litres d'huile, s'échangeant « une » quantité de travail contre « deux cents ». L'échange inégal dans le monde cause la pauvreté, la faim et la malnutrition dans le monde. L'échange inégal, ce n'est pas quand on s'échange 10 € avec 12 €, mais bien quand on s'échange 10 € avec 10 €, parce qu'on donne une quantité de travail contre 200. La pauvreté dans les pays du Sud est bien due au fait que l'on s'échange les produits dans des conditions de 1 à 200. Je considère que ce n'est pas un "libre" échange. Que reste-t-il au Sénégal ? L'élevage. Une force de travail humaine sur les marchés clandestins de la force de travail. Oui, le Sénégal, le Mali. Un certain nombre de jeunes des pays pauvres, arrivés à l'âge adulte, se spécialisent dans les professions de main-d'œuvre et là, étrangement, on ferme les frontières. Alors, je voudrais dire à ces libéraux que dans le discours qui consiste à dire : "Ouvrez vos frontières à nos produits agricoles", et : ‘’ Nous fermons nos frontières à la misère du monde,’' il y a là tricherie. Parce que la théorie néo-classique est formelle et dit : si nous sommes en concurrence parfaite, c'est-à-dire s'il n'y a pas de monopole, s'il y a libre circulation des marchandises et des facteurs de production (force de travail comprise), la somme de nos comportements individuels ferait que, grâce à la main invisible, il y a affectation optimale des ressources à l'échelle mondiale. Oui, si c'était vrai, il y aurait bien plus de Sénégalais en France, tous les Haïtiens seraient aux Etats-Unis. Vous comprenez que l’affectation optimale des ressources aujourd’hui avec une libre circulation des facteurs de production verrait une France noire… de monde.
Et moi, libéral, disant : "Ouvrons nos frontières à la misère du monde", je n'aurais aucune chance d'être écouté. Je pense que la fragilité de notre monde vient aussi de ces discours, de cette supercherie : "Le libéralisme, c'est la seule issue, le protectionnisme, c'est du passé". Non, il va falloir protéger les abeilles, il va falloir protéger les habitants contre la faim.
Imaginons que les peuples du Sud aient le droit de se protéger contre nos excédents : on peut se demander s'ils pourraient produire par eux-mêmes, est-ce que leur climat souvent hostile permettrait là-bas au Niger ou ailleurs de produire davantage, sans avoir à dépendre de nos excédents ? La réponse est oui, mais il y a des erreurs à ne pas commettre. Et ces erreurs, ce sont des erreurs que nous avons commises ici, souvent, en France. Pas la première, qui est typiquement une erreur de pays du Sud : c'est l’agriculture extensive qui joue sur des grandes surfaces aux dépens de la forêt amazonienne, de la forêt congolaise, de la forêt de Bornéo... Ça, il faut oublier : c'est très émetteur de gaz à effet de serre, c'est un péril pour la biodiversité. Cette extension des surfaces se fait en général sur les terres les plus fragiles, car les premiers pionniers de l'agriculture ont d'abord occupé les terrains les plus fertiles et cette extension des surfaces cultivées se fait toujours sur les terres les plus fragiles, les écosystèmes les plus vulnérables. C’est une solution du passé. Dans les pays du Sud, il faudra promouvoir une agriculture intensive, dans le sens de plus productive à l'hectare.
Chez nous, comment a-t-on fait il y a un siècle et demi ? On a dit à des agronomes, à des gens qui me ressemblent (vous allez voir que je ne suis pas du tout en train de stigmatiser les agriculteurs) : puisque la population est croissante et que les terres sont constantes et même en diminution par le bitumage des meilleures terres agricoles, il faut augmenter le rendement à l'hectare. Cela paraissait sensé. Du coup, mettez-nous au point des variétés végétales capables de nous donner des très hauts rendements à l'hectare, des variétés dont le potentiel génétique de rendement à l'hectare serait très élevé. On a dit aussi à ces agronomes : si vous mettez au point des variétés capables de donner de très hauts rendements à l'hectare, vous vous arrangez pour que ce ne soit pas pour seulement trois km2. On va investir dans la recherche agronomique qui coûte cher, il faut amortir cette recherche sur les plus vastes surfaces possibles. Si vous nous mettez au point une variété, il faut que cette variété puisse diffuser partout, du Nord-Pas-de-Calais jusqu'à la Camargue, de l'Alsace à la Bretagne, en passant par le Béarn, le Limousin et autres... Et s'il vous plaît, faites vite. Les agronomes ont dit : on va faire des essais multi-locaux et on ne va qualifier une variété que si, 95% des fois, elle a donné un rendement supérieur aux autres. La marge d'erreur pour vendre une variété dite supérieure aux autres ne peut pas être au-delà de 5%. Mais quand vous faites des essais multi-locaux, il n'y a pas que la génétique qui peut présider aux fluctuations du rendement. D'ailleurs, encore aujourd'hui, vous avez des agronomes, des expérimentateurs qui craignent que des sangliers traversent la parcelle. Quand des sangliers traversent une parcelle expérimentale, ils ne choisissent pas les variétés à piétiner, et s'ils piétinent une variété à haut potentiel génétique de rendement, je ne pourrai pas démontrer que 95% des fois elle donne un rendement supérieur aux autres. Elle donnera un rendement inférieur aux autres, ce qui n'a rien à voir avec la génétique, mais c'est qu'elle a été piétinée. Donc zéro sanglier. Toutes les parcelles expérimentales sont actuellement clôturées contre les sangliers, les animaux sauvages et autres faucheurs volontaires... S'il y en a dans la salle, qu’ils se sentent considérés comme animaux sauvages... Le problème, c'est que l'on a eu le même raisonnement avec les chenilles. Zéro chenilles partout. On avait un outil remarquable : Insecticide. Il ne fallait pas qu'à un endroit la différence de rendement soit imputable à des nématodes. Rassurez-vous, on avait un outil remarquable : Nématicide. A un autre endroit des araignées : Arachnicide. Des champignons : Fongicide. Des mauvaises herbes : Herbicide. Tous les produits en "cide", les produits qui tuent. Produits qui tuent les champignons, les nématodes, les araignées, les mauvaises herbes. Maintenant, on le sait, ça nous tue, en tous cas pour les jeunes générations : Alzheimer, Parkinson, cancer de la prostate, cancer du sein, dix ans trop tôt. Pourquoi se l'interdire ? Mais comprenez que, si aujourd'hui on a des variétés capables de nous donner des très hauts rendements, à la condition que l'on mette tous ces produits en "cide", c'est très largement lié à une recherche agronomique. Elle était autrefois de droit public, l'INRA, et c'était l'argent public que l'on voulait amortir sur la plus vaste surface possible. Aujourd'hui, c'est privé, ce sont des compagnies semencières. Quand d'ailleurs, Monsanto/Bayer veut amortir au plus vite les coûts de sa recherche agronomique, ce n'est plus du Nord-Pas-de-Calais à la Camargue, c'est le monde entier. On en est là aujourd'hui. On demande aux agriculteurs d'adapter tous leurs environnements à un très faible nombre de variété. Il est interdit aux agriculteurs d'échanger leurs propres semences; c'est bien que l'on veut que les quelques-unes obtenues par les compagnies semencières puissent diffuser partout, sur le plus de surface possible. On demande aux agriculteurs d'adapter tous leurs environnements à un très faible nombre de variétés, alors qu'autrefois ils sélectionnaient une multitude de variétés adaptées à la multitude d'environnements. Cette rupture nous coûte très cher. Je ne dis pas que cette rupture a été voulue par les agriculteurs. Beaucoup de ces agriculteurs sont aujourd'hui victimes de ces produits en "cide" et, parfois, certains se demandent comment ils vont pouvoir s'en sortir, d'autant que les seules variétés disponibles sur le marché sont des variétés qui, pour donner de très hauts rendements, exigent leur utilisation. On en arrive à la question du glyphosate. Il faut se passer du glyphosate impérativement, et le plus vite possible. Cela veut dire aussi un changement de variétés, et ce sera des variétés tolérantes aux insectes piqueurs-suceurs et des variétés, qui pour donner des hauts rendements, vont devoir détruire ces insectes. A partir de maintenant il faudra, non tuer ces insectes, mais vivre avec en minorant leur prolifération, en minorant leurs ravages. Plus connu pour pouvoir produire beaucoup au moindre coût monétaire, il faut produire à grande échelle : l'agro-industrie. Je donne toujours un peu les mêmes exemples : un atelier de découpe des canards, c'est aujourd'hui totalement robotisé. Les canards arrivent, ils sont ébouillantés, plumés, épilés, éventrés, éviscérés, découpés et mis en sachets. Tout cela à la chaîne. Il n'est pas question que dix canards arrivent, un gros, un petit, un velu, un poilu... non. Il faut que tous les canards soient de même forme, du même poids. On va d'ailleurs apporter à l'éleveur tous les canetons de la même lignée, tous apparentés. Ils auront droit à la même nourriture. Élevage en bandes, on les livre tous homogènes et les prix baissent à la moindre anomalie. L'agro-industrie inflige des pénalités si cela ne correspond pas au cahier des charges. L'agro-industrie demande une matière première. C'est insultant pour l'éleveur pour qui c'est un produit fini. Souvenez-vous qu'en France on a réussi à prendre du cheval pour du bœuf, du cheval dans des lasagnes de bœuf... A l'époque, l'entreprise avait dit : "On s'est trompé de minerai, de matière première." Pour les agriculteurs, du point de vue génétique, c'est un faible nombre de variétés de canetons. Le cahier des charges, c'est le produit le plus standard possible, sinon, pénalités. Eux-mêmes font maintenant de gros investissements. Comprenez qu'en Bretagne, quand vous faites de gros investissements dans une salle de traite ou un robot de traite, si j'arrive et leur dis que, pour sauver les libellules, il faudrait mettre du lin dans la rotation (avec un matériel spécifique pour arracher le lin), les gens ont envie de m'étrangler. Et si dans le Béarn, dans les zones de monoproduction de maïs, je dis : "vous ne pourriez pas remettre un peu d'élevage là, pour refabriquer de l'humus, etc.. ?", je pense que ma vie serait en danger. C'est très irritant et, pourtant, vous allez voir qu'il va falloir passer par un virage radical, par la diversification, parce que cela nous coûte extrêmement cher. Vous connaissez cette spécialisation exagérée : trop d'élevage en Bretagne, des animaux qui n'urinent pas sur de la paille parce que la paille est faite dans le Bassin Parisien. Donc il s'agit de lisier et non de fumier. Même si vous fertilisez avec du lisier, ça s'écoule, ça fertilise de belles algues vertes sur les plages. Et dans le Bassin Parisien, comme il n'y a plus de fumier, il n'y a plus l'urine des animaux pour fertiliser le blé. On mettra donc de l'urée fabriquée avec du gaz naturel russe ou norvégien. Le drame dans ce que je viens de vous raconter, c'est que tout ça, c'étaient des raisonnements microéconomiques justes. C'est bien là le problème. Notre monde s'est fragilisé parce que dans une économie de compétition, dans une économie dite de libre concurrence, dans une économie de marché non régulée ou de moins en moins régulée, la somme de nos comportements microéconomiques (que ce soit l'industrie, que ce soit la recherche agronomique, que ce soit l'agriculture) qui pouvaient paraître justifiés, aboutit à des catastrophes. On produit pas cher, mais il faut payer très cher pour retirer les algues vertes du littoral breton. On a un pain pas cher, mais qui nous coûte très cher parce que nous sommes obligés de dépolluer l'eau pour qu'il n'y ait pas de désherbant dans l'eau du robinet. Quant aux coûts d'Alzheimer, Parkinson, cancers de prostate et du sein dix ans plus précoces, je n'ose même pas en faire le compte en termes monétaires. Y-a-t-il des solutions ?
Oui, il y a des solutions. En France, depuis 1998, le rendement du blé n'augmente plus, il aurait même tendance à diminuer un petit peu. Y-a-t-il une alternative ? Oui, il y a des solutions pour pouvoir nourrir correctement tout le monde.
C'est d'abord réduire les inégalités de revenus à l'échelle mondiale et faire en sorte que les paysanneries de là-bas ne soient pas atteintes par nos exportations à bas prix. Ce qui veut dire que produire chez nous moins de ce dont nous sommes excédentaires, c'est occasionner moins de dégâts aux pays déficitaires du Sud. Nous avons peut-être intérêt à produire plus de ce dont nous sommes déficitaires : des protéines végétales importées depuis le Brésil, soja transgénique en particulier. Lorsqu’au Brésil je dis qu'il serait utile qu'en France nous produisions des protéines chez nous pour nourrir des animaux français, ils répondent qu'ils ne sont pas fiers de produire du soja pour nourrir nos cochons, nos volailles et nos ruminants, et aimeraient bien nourrir les Brésiliens. Donc, ce sont tous les peuples du monde qui auraient intérêt à diversifier leur agriculture et à ne pas jouer cette spécialisation qui coûte très cher en faim, malnutrition et, chez nous, dégâts environnementaux.
Donc, il faut procéder autrement. C'est une vraie révolution technique. Là, petit cours d'agroécologie : si vous interrogez Pierre Rabhi, il met en avant l'éthique (son dernier livre : "L'agroécologie, une éthique de vie"). Si nous sommes ici pour nous préoccuper de la fragilité, c'est sans doute que nous partageons, au moins en partie, une éthique commune... Je vais vous parler d'agroécologie en termes scientifiques, comme un agroécologue : la nourriture, c'est de l'énergie, des protéines, des minéraux, des vitamines, des fibres, des antioxydants, etc... Une alimentation équilibrée, c'est un peu tous ces ingrédients à chacun de nos repas. Mais dans les premières nécessités, il y a bien l'énergie et les protéines. L'énergie, c'est 2200 kilocalories minimum, que nous trouvons dans l'alimentation et qui nous permet de dépenser de l'énergie après. Là, je dépense de l'énergie à m'agiter devant vous, mais vous m'avez invité à dîner, j'ai une énergie suffisante et je peux aujourd'hui sans crainte de tomber d'inanition. Cette énergie alimentaire, d'où vient-elle ? Excellente nouvelle, elle nous vient de l'énergie solaire, et il n'y a pas de pénurie annoncée de rayons solaires avant un milliard et demi d'années. Donc, nous allons faire l'agriculture moderne de demain avec un usage intensif
- et je dis exprès intensif - de l'énergie solaire, pour que la plante qui intercepte cette énergie solaire dans la feuille transforme cette énergie solaire en énergie alimentaire, ce que nous appelons photosynthèse. Conclusion : couverture végétale maximale, et la plus permanente possible. J'ai coutume de dire : "Je ne veux plus voir un seul rayon solaire tomber à terre", pour que tout rayon porte sur les feuilles vertes capables de transformer l'énergie solaire en énergie alimentaire. Certains diront : "Est-on obligé de tout bitumer, les meilleures terres agricoles pour les parkings Lidl, Auchan, Carrefour et autres...’’ ? et si vous êtes du côté de Nantes, les aéroports… C’est vrai que l’on pourrait être un peu raisonnables. Et si vous êtes à Shanghai ou à Pékin, vous voyez que l’extension des villes se fait aux dépens des meilleures terres agricoles au monde, les rizières. Là, un gros, gros problème. Mais dans les parcelles aussi : dans chaque parcelle, on va faire en sorte que pas un rayon de soleil ne tombe à terre. Je connais en Brie des gens qui sèment du blé et, entre les blés, des lentillons. Les rayons de soleil qui ne tombent pas sur les feuilles de blé sont récupérés par les lentillons. Ce n’'est pas perdu : association végétale. Oui, l'agriculture moderne de demain va jouer sur des associations végétales. Je sais que beaucoup de nos agriculteurs ne sont pas prêts à ça, même pas prêts à entendre ça. Le problème est que l'on va y être obligés. Et dans les pays du Sud où l'on travaille à la main et la traction animale, il y a du maïs, du haricot, il y a plusieurs plantes, et puis la dernière plante, la cucurbitacée, la pastèque, la plante rampante qui vient récupérer le dernier rayon de soleil. Rien n'est perdu. C'est une agriculture qui fait un usage intensif de ce qui est renouvelable et ne coûte rien. Cela va être ça, l'agriculture moderne. On va faire l'usage intensif de ce qui est renouvelable et ne coûte rien, on va être très économe de ce qui nous coûte beaucoup. Il faut quand même dire que l'énergie qui se trouve dans notre alimentation s'appelle sucre, amidon, lipides. Ce sont des hydrates de carbone. Où la plante trouve-t-elle le carbone ? Dans le gaz carbonique de l'atmosphère. Y-a-t-il pénurie de gaz carbonique de l'atmosphère ? Non, deuxième bonne nouvelle, c’est un gaz à effet de serre, il y en a trop. Si les agriculteurs pouvaient en faire un usage intensif : la plante prend le carbone, elle produit le sucre, l'amidon, les lipides... elle peut même produire de la paille, des restes de racines et, si c'est bien enfoui, de l'humus... Je suis pour l'agriculture intensive. La plante fait un usage intensif de ce carbone et libère de l'oxygène pour nos poumons. Il faut quand même que le gaz carbonique rentre dans la plante et, pour cela, il faut lui ouvrir quelques portes : ce sont les petits trous par lesquels elle transpire. Le gaz carbonique rentre dans la plante par ces trous, et c'est aussi par là que va ressortir l'oxygène libéré pour nos poumons. Cela veut dire qu'il faut impérativement que la plante transpire. Comme pour nous, plus c'est chaud et sec, plus elle transpire. Nous avons besoin de boire sans attendre pour ne pas nous déshydrater, tandis que si la plante ne trouve pas assez d'eau à boire dans le sol, elle peut momentanément cesser de transpirer en fermant ses orifices pour conserver son eau en attendant la prochaine pluie. On appelle ça résistance au stress hydrique. Ça peut durer quelques jours, voire quelques semaines ou mois pour de très rares plantes. Si je propose trop d'eau à la plante, elle transpire abondamment et ne fait plus rentrer de gaz carbonique. Considérons la monoculture, la monoproduction de maïs : le sol est à nu l'hiver, les rayons de soleil de soleil tombent à terre, ce n'est pas génial. On a semé le maïs ; en avril/mai, ça y est, tous les rayons de soleil qui tombent entre les rangées de maïs, ce n'est pas génial. Et, quand au mois d'août, le maïs commence à recouvrir la totalité de la surface, tous les rayons de soleil tombent sur les feuilles, mais le sol est sec, la plante cesse de transpirer et arrête sa photosynthèse. Alors on pompe dans la rivière, la nappe phréatique descend. Attention, le monde est fragile. Ce n'est pas la solution. Le maïs est une plante tropicale. Sous les tropiques, la saison des pluies est la saison chaude ; chez nous, la saison chaude, c'est la saison sèche... Mais le poulet de Bresse ? Oui, en Bresse, il y a des orages l'été, le maïs s'est très vite introduit et cela nous fait un très bon poulet ; mais à l'exception de régions où il y a de très gros orages au mois d'août, attention à la monoproduction de maïs. C'est une erreur, il va falloir diversifier. Il va falloir minorer la part du maïs dans une rotation dans les assolements, on va y être obligés. C'est dès maintenant qu'il faut l'envisager. Et quand je vois qu'encore aujourd'hui, on envisage encore de faire des bassines pour pomper l'hiver (ce ne sont pas des retenues collinaires dans le Nord-Charente, ce sont des bassines, on pompe l'eau dans la nappe)… Sur trois M3 d'eau stockée, il y en aura un M3 qui va s'évapo-transpirer. C'est l'eau de pluie que l'on doit gérer correctement, et c'est délicat. Il faut favoriser l'infiltration de l'eau de pluie. Toute l'eau doit s'infiltrer, rien ne doit rester. C'est-à-dire que l'on va remettre des haies. Mieux, on fera une couverture végétale, on arrêtera le plus vite possible l'eau qui ruisselle par une feuille, une racine, une tige, un ver de terre... ça finira par s'infiltrer. Toute l'eau doit s'infiltrer, il faut que le sol soit poreux. Autrefois, on m'a enseigné le labour ; maintenant technique culturale simplifiée, plutôt minimum labour : comment le sol va-t-il être poreux ? Ce sont les vers de terre, c'est la biologie des sols... à condition qu'on ne les détruise pas. C'est-à-dire qu'il va falloir être très prudents sur les produits chimiques. Il faut absolument ressusciter la biologie du sol, que le sol soit poreux et que l'eau puisse s'infiltrer. Pour que l'eau infiltrée reste à disposition des racines, c'est l'argile et l'humus qui retiennent l'eau. On peut enrichir un sable en humus. L’humus, c'est beaucoup d'azote et un peu de carbone. C'est le carbone de la paille, de la céréale, ce sont les restes de racines qui se décomposent : un microbe vient grignoter ça pour fabriquer de l'humus. Mais il faut que le microbe ait accès à un peu d'azote dans le sol, sinon il arrête son job et le carbone va retourner à l'état de gaz carbonique. Nous avons besoin d'azote pour que le microbe fabrique l'humus (50% de carbone, 5 à 6% d'azote), mais surtout pour produire les protéines, constituants essentiels de tous les tissus du corps humain (peau, muscle, sang, cheveux... tout ça, ce sont des protéines). Il faut que nous en mangions tous les jours, parce que tous nos tissus s'usent, et cela repart dans les urines; il faut renouveler ça. Une protéine est faite d'hydrates de carbone auxquels on rajoute de l'azote. Troisième bonne nouvelle : l'azote est dans l'air (il y a 79% d'azote dans l'air que nous respirons). Pas de pénurie avant des millénaires... Faisons un usage intensif de l'azote de l'air pour fabriquer nos protéines. Petit problème : rajouter de l'azote sur un hydrate de carbone, c'est coûteux en énergie. Je vous disais que, pour avoir un blé riche en protéine dans le Bassin Parisien, on va lui apporter de l'urée, des nitrates, du sulfate d'ammonium, ces engrais azotés de synthèse très coûteux en énergie fossile (le gaz naturel en provenance de Russie et de Norvège). Considérez ça comme désuet, c'est passé parce que c'est coûteux en énergie fossile. L'usine de Toulouse a explosé, mais on ne l'a pas reconstruite parce qu'il n'y a plus de gaz à Lacq, il est épuisé. L'énergie fossile est fossile, on ne peut pas continuer indéfiniment à l'utiliser. L'agriculture moderne de demain devra faire un usage intensif de ce qui est renouvelable et ne coûte rien, mais doit faire un usage très économe de ce qui est coûteux et fossile. Les engrais azotés de synthèse représentent la principale consommation en énergie de notre agriculture. La principale consommation en énergie, ce n'est pas le carburant des tracteurs et des moissonneuses-batteuses, c'est l'énergie pour fabriquer les engrais de synthèse et les pesticides. On va devoir en être très économes. Donc on arrête, c'est désuet, oublié, c'est une vieille solution. Y-a-t-il une alternative ? Tous les agriculteurs la connaissent : il y a des plantes appelées légumineuses, comme le trèfle, la luzerne, le sainfoin, la gesse... pour nourrir les vaches, les brebis et les chèvres. Si vous voulez nourrir les cochons : le soja, le lupin, pois fourragé, féverole... Et pour nous, notre alimentation directe, ce sont les légumes secs riches en fibres, ce que les médecins nous recommandent souvent pour éviter les cancers du colon : lentilles, pois chiches, fèves, haricots, petits pois, etc... Dans aucun pays du monde, on ne plante de plantes de la famille des légumineuses capables de fabriquer des protéines sur place, avec de l'azote de la parcelle sur place, avec de l'énergie solaire. C'est l'énergie de la photosynthèse, ce sont des microbes qui nous aident à faire ça : parvenir à capter l'azote de l'air, fabriquer des protéines et donner ça à la légumineuse. Oui, nous pouvons produire des protéines végétales pour l'alimentation humaine ou animale, en circuit court avec l'azote de la parcelle et je ne vois pas pourquoi, en France, on ne produirait pas des protéines françaises sur un sol français avec de l'azote français. Au Brésil aussi, les Brésiliens aimeraient bien que le soja nourrisse d'abord des Brésiliens. Tous les peuples du monde ont intérêt à gérer le cycle du carbone, la photosynthèse, le cycle de l'azote avec les légumineuses, en circuit court. Le producteur dont je vous ai parlé tout à l'heure faisait du blé avec des lentillons au milieu de ses rangées de blé. Le blé est riche en énergie et la paille riche en carbone, le lentillon est riche en protéines et les racines après récolte sont riches en azote. Le microbe va trouver le bon dosage de carbone et d'azote pour vous fabriquer de l'humus dans la Brie, sans même que l'on ait besoin de mettre du fumier. Et pourtant, je suis le défenseur du fumier. Pour des raisons objectives : le fumier, c'est l'azote de l'urine et le carbone de la paille. Si, en Bretagne, on remettait des animaux sur la paille pour l'élevage, ça ne serait pas du lisier et il ne fertiliserait pas les algues vertes. On aurait du fumier qui retournerait au sol et fabriquerait de l'humus. Comme il y a beaucoup d'animaux en Bretagne, il faut surtout de la paille, et dans le Bassin Parisien, pour qu'il y ait du fumier, il faudrait remettre de l'élevage en commençant par les brebis, les chèvres, une installation fromagère. Je suis désolé de vous dire que, dans les régions céréalières, il nous faudra remettre de l'élevage pour refabriquer du fumier, il y a urgence.
On va réconcilier agriculture et élevage, on va reconstituer l'humus des sols.
Et, dernière partie du petit cours d'agroécologie, on a besoin d'oligoéléments : de calcium pour les os, de potassium pour la santé, de phosphore pas seulement pour phosphorer, la plante a besoin d'éléments minéraux. La France les prend dans le sol et là, j'en conviens, on peut avoir quelques craintes. Azote, carbone et énergie nous viennent de l'atmosphère. Nous avons parlé du sol qui doit être poreux, riche en humus. Là, on prend dans le sol pour manger, et il va falloir en remettre. La très mauvaise nouvelle porte sur le phosphore. Pas de pénurie de calcium avec les falaises calcaires mais, pour le phosphore, les réserves seraient de 30-40 ans. Les mines de phosphates sont quasi-épuisées et le coût d'exploration et d'exploitation de nouvelles mines de phosphates est extrêmement élevé. Et il n'y a pas d'équivalent gaz de schiste pour le phosphore. Il nous faut être très économes en phosphore dont la plante a impérativement besoin et il nous faut éventuellement trouver du phosphore ailleurs. Etre très économe en phosphore, c'est comme pour l'azote : le recyclage, le fumier. On récupère tout le phosphore et l'urée des excréments, des effluents d'élevage et on remet ça. Économie circulaire. Les effluents humains sont difficiles à récupérer parce que les boues d'épuration mélangent nos effluents avec des eaux industrielles. Si, dans les eaux industrielles, il y a du cadmium, du plomb, du mercure, je vous invite à ne pas utiliser les boues d'épuration pour la fertilisation. S'il existe des boues d'épuration non polluées, la plupart sont polluées avec des métaux lourds, ce qui n'est pas bon pour notre santé. Certains vont dire : "Oui, mais il y a les latrines sèches". Quand vous proposez les latrines sèches dans les appartements du XVI° à Paris, vous n'avez pas beaucoup de succès... Pourrait-on trouver du phosphore ailleurs ? Oui, il existe à faible dose, mais en quantité, entre nous et le magma. Il y a des roches-mères : le granit, le schiste, le calcaire. En fait, les éléments minéraux du sol proviennent de la roche-mère, donc dans les grandes profondeurs, et pour ce qui est du phosphore, à faible dose. Il existe des gens qui font de la poudre de roche, très fine, pour la fertilisation phosphatée. Il faut que la poudre soit extrêmement fine pour être assimilable par la plante. C'est trop coûteux en énergie. Par contre, en sous-sol, tous les ans, la roche-mère est altérée et libère des éléments minéraux. Ce n'est pas accessible aux racines de blé ou de maïs, mais ce peut être accessible aux racines d'arbres. Et si, avec ses racines profondes, l'arbre va chercher des éléments minéraux, cela va remonter avec la sève, aller dans la feuille qui tombe à terre, l'arbre peut jouer un rôle fertilisant. Il joue un rôle fertilisant en allant chercher les éléments minéraux en profondeur, en fabriquant de la biomasse qui tombe à la surface et fertilise la couche arable. On va remettre des pommiers dans la prairie, on va remettre des haies dans nos champs. On peut cultiver du blé sous des noyers, ça s'appelle l'agroforesterie, culture sous parc arboré. Parfois les agriculteurs coupent les haies, taillent leurs arbres et coupent leurs rameaux en petits morceaux, on appelle ça bois raméal fragmenté (rameaux d'arbre en petits fragments humides). On étend ça sur le sol, ça apporte des éléments minéraux, ça apporte du carbone et, en plus, avec ce bois raméal fragmenté se développent des champignons. Et parmi eux, des champignons mycorhiziens qui développent un mycélium très fin, parvenant à débusquer des éléments minéraux présents dans la couche arable, et notamment le phosphore, et le restituent à la plante parasitée. Oui, il y a suffisamment de phosphore et d'éléments minéraux coincés dans les feuillets d'argile, dans les sites internes du sol, soit parce qu'on a beaucoup fertilisé en phosphore, soit parce que la forêt avant l'agriculture avait puisé en profondeur et avait enrichi la couche arable en éléments minéraux. Les champignons mycorhiziens parviennent à les débusquer. Nous pourrons fertiliser les sols avec tous les éléments minéraux, phosphore compris, surtout, si dans certains pays, on parvient à faire en sorte qu'il y ait des zones d'élevage où des animaux vont pâturer et manger des feuilles. Leurs bouses vont fertiliser les cultures.
Si l'on met des haies, il y aura des abeilles qui féconderont les pommiers, les poiriers, le tournesol et le colza. Peut-être aura-t-on des coccinelles dans les haies qui s'occuperont des pucerons. Et dans les zones enherbées, si vous avez des carabes, vous n'aurez plus de limaces. Et si, dans les hautes tiges, vous avez des mésanges, vous éliminez les larves de carpocapses et vous aurez des pommes sans pesticides. Oui, si la question n'était que technique, dans le monde fragile qui est le nôtre, on peut nourrir correctement et durablement l’humanité toute entière : avec des techniques inspirées de ces principes-là de l'agroécologie, reconnaissant que l'outil de travail de l'agriculteur, c'est un agro-écosystème, reconnaissant que, s'il y a une rouille, on ne va pas mettre de fongicide qui va tuer le champignon mycorhizien... Oui, il va falloir ne pas détruire, tuer, mais vivre avec les insectes piqueurs-suceurs, on va vivre avec des limaces... Mais il y aura les prédateurs des prédateurs, on va minorer la prolifération, on va minorer les ravages avec des variétés adaptées. On va mesurer le rendement à l'hectare, non sur une plante, pas sur un troupeau, mais à l'échelle de toutes les productions caloriques, protéiques, vitaminiques, minérales, fibreuses, anti-oxydantes, molécules médicinales, à l'échelle de la parcelle, à l'échelle du terroir. C'est cela l'agriculture de demain. Nourrir correctement et durablement l'humanité toute entière, en s'inspirant de ça. Si la question n'était que technique, je vous dirais que j'ai toutes les raisons d'être optimiste.
Autre photo. Voici un labour. Dans les régions semi-arides du Burkina Faso, la charrette permet de transporter des fourrages pour nourrir les animaux, de transporter la paille pour la litière, de transporter le fumier et de le répandre sur les terres agricoles. Oui, il faut faire en sorte que ces populations puissent épargner et avoir accès à la traction animale, à la charrette. Il ne faut pas les ruiner avec nos excédents afin qu'ils puissent épargner et investir.
Autre photo. Ici, vous avez une culture sous parc arboré, les arbres jouant un rôle fertilisant. Pour transporter ça, il faut une traction animale et sans doute la charrette. Ce sont des voies de progrès possibles, y compris dans les régions sahélo-soudanaises.
Autre photo. Ici, nous sommes au Niger ; regardez le mil dont le rendement va être trois fois supérieur à cause de l'arbre. Arboforesterie : culture sous parc arboré. Cet arbre est un acacia, légumineuse qui apporte de l'azote. Cet arbre développe ses feuilles en saison sèche, c'est-à-dire qu'il continue la photosynthèse. Il continue de puiser le carbone en saison sèche parce que, avec ses racines profondes, il a accès à la nappe phréatique. Il développe des feuilles dans lesquelles est le carbone par photosynthèse, l'azote parce que c'est une légumineuse, et les éléments minéraux puisés en profondeur grâce à ses racines profondes. Il perd ses feuilles en début de saison des pluies et apporte le bon dosage carbone/azote, ça fait de l'humus. Cet humus va retenir l’eau, ce qui tombe bien en climat semi-aride sur sol sableux. La solution est connue. Oui à l'agriculture pluviale sans gros investissement.
Autre photo. Là, on est encore plus au Nord. Vous voulez lutter contre la désertification, cultivons sous forêt. Là où il y a une savane arbustive, on peut cultiver. On a l'impression en saison sèche (l'arbre a ses feuilles en saison sèche) d'être sous forêt, sans trop d'ombrage pour les cultures. Autre photo. Pour peu que l'on soit équipé, on peut faire du foin dans les savanes, mettre des animaux, avoir une étable, avoir accès à la télévision, on n'arrête pas le progrès...
Autre photo. Ici, au Burkina Faso, peut-être certains d'entre vous l'ont vu, les digues filtrantes pour empêcher l'eau de ruisseler. L'eau va s'infiltrer, vous pourrez mettre des arbres, pourquoi pas des acacias. Il faut résister surtout à la première saison sèche. On n'est pas sans solution.
Autre photo. Regardez, on est là encore plus au Nord, quand les éleveurs nomades reviennent du Sahara. Vous savez que les conflits (Mali, Niger, Soudan…), c'est souvent des éleveurs nomades qui reviennent dans les zones agricoles trop tôt, occasionnant des dégâts aux cultures. Autrefois, les éleveurs revenaient plus tardivement alors que mil et sorgho étaient récoltés, et les animaux pouvaient pâturer la paille. Actuellement, ces animaux rentrent trop tôt avec la désertification. Il faut les ralentir à leur retour.
Autre photo. On met du bois. Regardez là où il y a du bois mort, regardez les herbes...ce bois mort est un élevage de termites qui creusent des galeries dans la latérite. L'eau s'infiltre et, spontanément, l'herbe repousse. Qu'est-ce qu'on attend ? Evidemment, il faut des charrettes, il faut quelques moyens. Il faut qu'on cesse de les ruiner.
Autre photo. Permaculture au Bec-Hellouin en Normandie : dans la même parcelle, dix espèces différentes. Pour aller rejoindre la même espèce, le prédateur d'une plante trouve cinq, six, sept barrières végétales. Il ne prolifèrera pas. En monoculture, une maladie diffuse rapidement. En quelques nuits, toute la bananeraie est atteinte par le champignon prédateur. En permaculture, ce sont les plantes qui font de l'ombre aux mauvaises herbes et non les mauvaises herbes qui font de la concurrence aux plantes.
Autre photo. Là, ce sont des cultures en Haïti (300 habitants au M2). Tous les arbres sont utiles. Quand vous circulez dans le Kerala, Etat le plus riche mais le plus peuplé du Sud de l'Inde, tous les arbres sont utiles. Vous avez l'impression de circuler des kms et des kms sous forêt, en fait vous êtes sous agro forêt : bananiers, cocotiers, arbres à pain, arbres fruitiers; et, en-dessous, vous avez les gingembres, légumineuses, plantes d'ombrage. C'est savant et ça nourrit du monde. Oui, on peut nourrir correctement et durablement l'humanité toute entière.
Autre photo. L'agro forêt aux Philippines à coté de la rivière. Ce qui vous apparaît ici comme verdâtre, c'est une fougère aquatique que l'on appelle Azolla pinnata auprès desquelles des cyanobactéries fixent l'azote de l'air pour fertiliser le riz.
Autre photo. Là, c'est au Burundi : haricots, bananes, café dans la même parcelle.
Autre photo. Java, encore plus diversifié : papayes, café, arbres fruitiers... Autre photo. La haie à hautes tiges dans le Limousin : la bande enherbée qui héberge les carabes, la bande arbustive qui héberge les abeilles, coccinelles et autres... Et, dans les hautes tiges, les mésanges. On lutte contre les prédateurs avec des prédateurs de prédateurs.
Autre photo. Du côté de Montpellier, regardez le blé dur sous les noyers. Évidemment, ce n'est pas simple avec une moissonneuse-batteuse… Quand on est moto-mécanisé, les instruments de culture, c'est un peu compliqué, mais on peut s'arranger pour que nos noyers développent leurs feuilles pour qu'elles débourrent tardivement. Durant la saison sèche, c'est le noyer qui, grâce à ses racines, accède en profondeur pour trouver l'eau et, durant les autres saisons, c'est la culture annuelle, rendement multiplié par 1,4.
Autre photo. Même chose en Espagne avec du chêne qui héberge un grand nombre de champignons mycorhiziens (pas uniquement la truffe) pour aller intercepter des éléments minéraux.
Autre photo. Là, c'est en Chine où vous voyez deux variétés de riz : l'une dont vous voyez les jeunes plants, l'autre déjà presque à maturation, le but étant d'empêcher les champignons pathogènes de l'une de rejoindre la même espèce parce que l'autre fait barrière. Cette diversité de variétés, cette diversité d'espèces, c'est ce qui évite la prolifération de prédateurs, d'agents pathogènes.
Autre photo. La première fois que je suis allé à Madagascar, j'étais jeune et devais enseigner aux agriculteurs malgaches la riziculture améliorée, les variétés à paille courte, les engrais bio. J'ai vite vu en marchant dans les rizières de Madagascar qu'il y avait des poissons, des grenouilles, des escargots, des canards. Les canards picoraient les mauvaises herbes et les insectes prédateurs du riz. Et moi, avec mon engrais, j'ai tué les canards, les poissons, les escargots et les grenouilles, plus de protéines... Belle erreur professionnelle. J'en ai fait d'autres, mais c'est quand même dans les pays du Sud que j'ai appris ce que c'était que l'agroécologie. Autre photo. Là, nous sommes en Camargue. On est en train de découvrir que pour faire du riz biologique en Camargue, il faudra remettre des écosystèmes diversifiés (et les canards en font partie).
Autre photo. L'énergie est ici hydraulique avec une roue en bambou. Le filet d'eau arrive... un aqueduc, et vous faites du riz en saison sèche.
Si la question n'était que technique, j'ai toutes les raisons d'être optimiste. Mais la question est aussi hautement politique, et là, je ne suis pas aussi optimiste. Merci, excusez-moi d'avoir été un peu long.
Marc Dufumier