Quel avenir pour le travail et l'emploi
dans un monde sous contrainte écologique ?
Le sujet de ce soir est l’évolution de l’emploi dans une perspective prospective, c’est-à-dire en tenant compte des évolutions du contexte, et notamment des questions écologiques mais aussi des évolutions technologiques et de leur impact sur certains types de postes de travail.
En guise d’introduction je voudrais mettre cette conférence sous le signe du « Tout est lié » qui est la phrase emblématique de l’encyclique du pape François sur l’écologie. C’est une espèce de leitmotiv que ce « Tout est lié » qui signifie précisément que, aujourd’hui moins que jamais on ne doit dissocier les questions sociales des questions écologiques, des questions économiques, des questions de gouvernance et de démocratie. Dans toutes ces questions, dès que l’on tire un fil, on s’aperçoit que l’on est obligé de tenir compte des autres aspects. Il est important de dire cela parce que l’on voit encore trop souvent, notamment dans les media, des questions traitées de manière séquentielle, sans lien les unes avec les autres. On va commencer par faire un sujet le soir au 20 heures sur la croissance économique et les bienfaits de la baisse du prix de l’essence, et tout de suite après, sans transition, on va parler de la fonte de la calotte glacière, sans mentionner le lien qui existe entre les combustibles fossiles et le réchauffement climatique et tout ce qui arrive au pôle nord ou ailleurs ainsi que toutes les catastrophes qui se produisent…et également tout l’effet en retour que ces questions écologiques ont inévitablement sur l’activité économique, les perspectives et les formes de développement économique qui seront compatibles avec la prise en compte de cette contrainte écologique.
Et puis, pour faire bonne mesure, il faut mentionner tout ce qui arrive aujourd’hui à la démocratie. En parlant ce soir je ne peux faire abstraction de ce qui se passe aux états-unis qui est une vrai sujet de préoccupation : la façon dont s’est déroulée la campagne électorale américaine s’inscrit dans un contexte également marqué par le brexit, marqué par la montée d’un mouvement populiste un peu dans tous les pays d’Europe et même ailleurs. On voit bien que la question de la démocratie est étroitement liée à toutes les autres questions et que si de plus en plus de gens ont la tentation de « renverser la table », c’est-à-dire de donner leur suffrage à des candidats qui promettent un changement complet de système et une révolte contre les élites, un retour à des solidarités nationales plus fortes, à un rejet de tous les étrangers etc… tous ces éléments qui constituent ce qu’on appelle le populisme, évidemment arrivent presque toujours dans un contexte d’accroissement des inégalités, de précarisation de l’emploi, d’incertitude sur l’avenir, de frustrations par rapport à l’évolution du système économique qui provoquent ces tentations de prendre les élites comme des boucs émissaires sur qui on rejette toutes les responsabilités en faisant confiance à des tribuns sensés apporter des solutions miracles. Je tenais à dire ça car cela replace toutes ces questions dont on va parler dans un contexte qui est très prégnant et qui est celui de toutes ces inquiétudes et ces déstabilisations auxquelles on assiste sur le plan politique.
Une des questions majeures, un des sujets d’inquiétude qui explique les malaises auxquels nous sommes confrontés, c’est bien sûr le chômage. Il est clair que dans nos sociétés l’emploi est la clef de la participation à la vie sociale, la clef pour pouvoir avoir une vie sociale décente, pour pouvoir fonder une famille, se loger, participer à la vie sociale, avoir un niveau de vie décent. L’accroissement du chômage auquel on assiste depuis plusieurs décennies est évidemment un drame majeur.
Avant d’interpréter, d’expliquer ce phénomène et de voir comment il est susceptible d’évoluer dans le futur au regard de toutes les contraintes que je viens d’esquisser, je vais d’abord rappeler quelques données pour fixer les idées : En France, il y a 3,5 millions de chômeurs officiellement recensés, ce qui représente 10% de la population active. La population active ce sont toutes les personnes de 15 à 64 ans qui souhaitent travailler, c’est-à-dire qui se présentent sur le marché du travail pour rechercher un emploi. Ça ne comprend pas des personnes qui ne souhaitent pas travailler pour différentes raisons de santé ou de choix personnel. A ces 3,5 millions il faut ajouter un certain nombre d’autres personnes qui sont en situation de sous-emploi, c’est-à-dire qui n’ont pas un travail suffisamment décent pour vivre, qui travaillent à temps réduit, à mi-temps ou moins, et qui ont impérativement besoin de trouver un autre travail. Ces personnes en sous-emploi sont 1,7 millions, ce qui fait que c’est plus de 5 millions de personnes qui sont en recherche d’emploi. A cela il faut ajouter toutes les personnes, les jeunes en particulier, qui sont en stage, en emploi aidé ou en apprentissage, bénéficiant de ce qu’on appelle les dispositifs du traitement social du chômage, et qui sont eux-même plusieurs millions. Ce qui veut dire qu’en fait le sous-emploi est un phénomène extrêmement massif aujourd’hui dans nos sociétés. A cela il faut ajouter un problème étroitement lié au chômage qui est la précarication de l’emploi : c’est-à-dire le fait que la situation normale d’emploi qui est le contrat à durée indéterminé (C.D.I) a tendance à reculer. Il y a encore aujourd’hui 86% des travailleurs salariés qui sont en CDI, mais ce pourcentage recule régulièrement. Il a encore diminué de 1,5% sur les dix dernières années et il est particulièrement massif pour les jeunes qui entrent sur le marché du travail puisqu’on estime que pour les moins de 25 ans il y a seulement 5% de cette tranche d’âge qui sont en CDI. Tout ça va dans le même sens et désigne la figure d’une société dans laquelle le travail s’érode et la situation de l’emploi se dégrade tendanciellement. Alors bien sûr le gouvernement fait valoir que depuis un an on assiste à une certaine stabilisation, voire une certaine embellie, mais enfin il n’y a pas de quoi pavoiser. Quand on regarde ce qu’il s’est passé depuis 30 ans, on a vu des périodes d’amélioration mais on a jamais pu véritablement redresser la barre et inverser massivement la tendance.
Avant d’aller plus loin dans l’analyse, il faut se demander si la France est un cas particulier. C’est une question importante et on trouve aujourd’hui un certain nombre de responsables politiques qui, si on les écoute bien, voudraient faire croire que cette dégradation de l’emploi est un problème spécifiquement français et que les choses iraient beaucoup mieux ailleurs. J’ai dit que le taux de chômage était d’environ 10% en France. il est de 10,2% dans l’ensemble de la zone Euro. C’est-à-dire que en moyenne l’ensemble de nos voisins ne fait pas mieux que nous. Il y a des différences évidemment : La situation est encore moins bonne dans les pays d’Europe du Sud, que ce soit la Grèce, l’Italie, le Portugal ou l’Espagne ou certains pays des Balkans (qui ne sont pas dans la zone euro…). En revanche les choses vont mieux dans les pays d’Europe du Nord et en Allemagne et aussi bien sûr aux Etats-unis et en Grande-Bretagne, exemples souvent cités. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne le taux de chômage est seulement de 5% (contre 10% en France) et en Allemagne c’est à peu près la même chose, un peu moins de 5%.
Peut-on vraiment dire que les choses vont mieux dans ces pays ? En un sens bien sûr il est certainement plus facile de retrouver un travail aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne qu’en France, c’est indubitable, mais la question est : Quel travail ? Il y a eu ces jours-ci à la télévision plusieurs sujets sur les Etats-Unis, et notamment un reportage très intéressant sur la situation du marché du travail aux Etats-Unis, à travers l’exemple d’une Jeune mère de famille qui était obligée d’avoir deux emplois simultanément pour élever sa famille. Elle dormait quelques heures par nuit et devait assurer un service dans un fast-food dans deux endroits de la ville pour pouvoir vivre.
Pour boucler avec le début de mon intervention et ce qui se passe aux Etats-Unis, il est clair que l’appauvrissement des classes moyennes et le creusement des inégalités sont au cœur de ces frustrations qui se manifestent par le vote pour Donald Trump, avec cette pathologie que l’on retrouve dans tous les pays et que l’on a déjà constatée il y a fort longtemps dans les années trente, au moment de la montée du nazisme et du fascisme en Europe. Ce sont des partis populistes autoritaires qui tiennent un discours de rejet des élites et de rejet des étrangers. Ce sont ces forces politiques-là qui tirent parti d’une frustration qui est une frustration essentiellement sociale liée à la précarisation de l’emploi, liée au creusement des inégalités, liée à la baisse du pouvoir d’achat. Quant à la Grande-Bretagne, qui est également souvent citée en exemple parce qu’elle a taux de chômage plus faible, on peut dire que, (je ne sais pas si vous avez vu le récent film de Ken Loach, les film de Ken Loach reviennent régulièrement sur la situation sociale en Grande-Bretagne) là aussi le Brexit est le résultat d’une réaction xénophobe et nationaliste où on réussit à faire croire aux gens qu’en pratiquant le protectionnisme, le repli sur soi et le rejet des étrangers, on aura plus de chance de résoudre les questions sociales. Là aussi au Royaume-uni on peut faire le même constat d’une précarisation de l’emploi, d’un creusement des inégalités, etc…
Où est-ce que je veux en venir ? Je veux en venir à ceci que, il y a bien entendu des particularités propres à chaque pays et la France est certainement très loin d’être exemplaire (il y a beaucoup de choses qui pourraient être faites pour améliorer la compétitivité de l’économie, pour réduire le poids de certains gaspillages dans le secteur public, mieux concevoir la fiscalité, etc…) mais quand on regarde les choses d’un peu loin, si l’on prend le point de vue de Sirius et qu’on regarde la situation des pays riches, des pays anciennement industrialisés, on voit que l’on est confronté à un phénomène tout à fait général qui est un phénomène de déstabilisation de la condition salariale : Il se manifeste par un dosage de chômage, de précarité et d’accroissement des inégalités que l’on retrouve avec des dosages différents suivant les pays. Avec des pays qui ont plutôt misé sur la dérégulation et l’accroissement des inégalités pour diminuer le chômage, et un pays comme la France ou d’autres pays qui ont plutôt misé sur le maintient d’un haut niveau de protection sociale et d’une relative rigidité du droit du travail qui se paye par un taux de chômage un peu plus élevé, mais avec un maintient d’une protection sociale plus importante. On pourra revenir dans la discussion sur ce qu’il serait le plus raisonnable de faire dans cette circonstance pour améliorer les choses, mais je voudrais auparavant faire un peu d’analyse et essayer de comprendre la profondeur des causes qui expliquent cette situation et le caractère historique de la situation dans laquelle on se trouve pour essayer de voir où l’on va. Si on ne sait pas où on va, on a peu de chance de trouver des bonnes solutions.
La première réalité à prendre en compte si l’on veut expliquer la situation du travail dans les pays développés, c’est le déclin de la croissance. Le déclin de la croissance, ce n’est pas un phénomène conjoncturel. Quand on regarde l’évolution des taux de croissance depuis la seconde guerre mondiale, on voit qu’après lissage des fluctuations d’une année sur l’autre, on constate un déclin tout à fait constant. Une façon de voir les choses est de prendre les taux moyens par décennie. Depuis 1960 : - décennie 60 - 70 : on avait un taux de croissance supérieur à 6%
- décennie 70 - 80 : le taux de croissance était encore de 3,7%
- décennie 80 - 90 : 2,2%
- décennie 90 - 2000 : 1,9%
- décennie 2000 - 2010 : 1,5%
- début de la décennie 2010 : on s’oriente vers un taux moyen qui sera inférieur à 1%
Donc on a décennie après décennie un déclin du taux de croissance moyen depuis les années 1960. Et là encore ce n’est pas un phénomène français. Quand on fait la courbe des taux de croissance en lissant les évolutions conjoncturelles, la courbe française est pratiquement superposable à la courbe européenne. Donc le phénomène de déclin tendanciel du taux de croissance est au minimum européen. Aux Etats-Unis le taux de croissance est il est vrai plus important, mais les Etats-Unis sont encore un pays neuf avec une forte croissance démographique, avec un rapport à l’espace qui est complètement différent, donc il est tout à fait normal que les Etats-Unis aient un taux de croissance plus important que l’Europe. Et puis évidemment la Chine et les autres pays émergents sont en train de nous rattraper; c’est bien évident que eux ont un taux de croissance beaucoup plus forts. Mais si on prend les pays qui sont vraiment comparables à la France par la taille, par la maturité du niveau de développement, par la situation démographique, on voit que fondamentalement tous ces pays sont confrontés à un déclin du taux de croissance qui devient maintenant extrêmement faible et dont on ne voit pas très bien par quel ressort on pourrait avoir un redémarrage très important.
Alors qu’est-ce qui explique cette situation ? Il est clair que lorsqu’on a affaire à un phénomène aussi massif et aussi universel et aussi tendanciel à moyen-long terme, ça sert à rien de vouloir l’expliquer par des causes conjoncturelles ou par des erreurs de politiques économiques, etc…il y a évidemment des causes beaucoup plus fondamentales. Une de ces causes bien sûr - c’est comme ça que les gens le perçoivent et ça correspond à une certaine réalité - c’est le progrès technologique et le fait que dans l’industrie les hommes, les ouvriers, sont remplacés par des machines. C’est bien sûr tout ce que tout le monde observe et c’est tout à fait juste. Néanmoins cela n’explique pas tout, parce que les économistes font remarquer que l’on a de tous temps assisté à des transformations de la structure productive avec des activités qui déclinent et d’autres qui progressent, avec des transformations de l’emploi, des exodes massifs d’un secteur à un autre. Le meilleur exemple, c’est ce qui s’est passé entre l’agriculture et l’industrie en France jusque dans les années 70 - 80 : On a assisté à un déclin massif de la production agricole, mais pendant toute une période ça n’a pas provoqué d’augmentation du chômage parce que dans le même temps on a eu une croissance très forte de l’emploi industriel. Donc il n’y a pas forcément de relation mécanique entre le progrès technique et le fait que le chômage augmente. Il faut aller plus loin pour comprendre ce qui se passe. En fait, ce qui se passe, c’est que la dynamique des besoins sociaux au lieu de se porter vers l’industrie, vers des activités susceptibles de créer des emplois salariés bien rémunérés, etc… , cette demande sociale se porte vers des biens collectifs ou vers des qualités de la vie sociale qui ne correspondent pas à des activités industrielles. Je vais prendre des exemples que vous allez comprendre : De quoi a-t-on besoin aujourd’hui de manière prioritaire dans notre société ? Vers quoi se portent les besoins des gens, qu’est-ce qui fait problème ? : La santé à cause du vieillissement de la population, les soins aux personnes âgées, la sécurité à cause du problème des terroristes, la culture, l’éducation, etc… Et toutes ces choses-là renvoient à des services qui sont pour une bonne part des services collectifs. Or on ne peut pas bâtir un système économique fonctionnel avec un fort taux de croissance sur des services de ce type. Imaginez, pour faire une expérience de pensée, une économie où 80% des travailleurs travailleraient soit dans le domaine de la santé, soit dans le domaine du gardiennage, soit dans le domaine de la culture, etc… Il est clair qu’une économie comme ça ne pourrait pas fonctionner, en tout cas ne pourrait pas croitre. Or tendancieusement les besoins sociaux se portent vers des activités qui n’ont pas les qualités qu’il faut pour nourrir une croissance marchande. On pourrait dire que c’est le cœur du réacteur de l’économie capitaliste qui est en train de s’épuiser, de s’encrasser, parce que de plus en plus ce qui porte la demande sociale, ce dont on a vraiment besoin pour vivre mieux ne correspondent pas à des activités susceptibles de générer un cycle d’accroissement de la productivité, d’accroissement des profits, d’investissements, d’augmentation du pouvoir d’achat, etc… Il y a un espèce de divorce entre la logique de la croissance capitaliste marchande et la logique des besoins sociaux.
Et puis il y a encore d’autres phénomènes qui entrent en jeu de manière très importante, depuis disons une dizaine d’années, et qui renforcent encore ce processus d’épuisement de la croissance. C’est premièrement la question écologique, le fait que les entreprises sont obligées de dépenser de plus en plus d’argent pour lutter contre la pollution et pour économiser les resources pour avoir un mode de développement plus écologique. Toujours dans le domaine de l’écologie, il y a le fait que l’occupation du sol devient un enjeu de plus en plus brûlant, et comme il devient de plus en plus difficile de faire des grands projets (comme on le voit par exemple à Notre Dame des Landes, pour de très bonnes raisons parce que c’est pour des raisons de préservation des zones humides, de préservation de la biodiversité, etc…), eh bien ça freine les grands projets d’investissement, les grands projets d’infrastructure de transport qui sont des éléments tout à fait importants dans le mode de croissance que nous connaissons. Il y a un indicateur très parlant et intéressant (c’est étonnant qu’on en parle pas plus dans les journeaux), c’est l’artificialisation des sols, c’est-à-dire le pourcentage de la surface de la France qui est couverte de béton et de bitume, qui n’est plus végétalisée. On voit bien qu’à chaque fois qu’on urbanise, chaque fois qu’on construit les routes, chaque fois qu’on construit un aéroport, une zone industrielle, ça se traduit par ce qu’on appelle une artificialisation du sol. Et jusqu’à ces toutes dernières années le taux d’artificialisation du sol correspondait à un département tous les dix ans. Un département français tous les dix ans est artificialisé. Donc on voit clairement que c’est un mode de développement qui n’est pas soutenable, tout simplement. Comme on n’a pas encore inventé un autre mode de développement, ça participe à la paralysie d’ensemble et au fait qu’on a une croissance qui s’affaiblit. Ça c’est pour les aspects un peu sombres du diagnostic.
Et maintenant je vais montrer que tout cela n’est pas complètement désespérant. On constate qu’un certain nombre d’initiatives et d’évolutions sociales, et même d’évolutions au sein-même des entreprises, constituent des éléments de réponse à cette question. C’est ce que je développe longuement dans mon livre à travers le concept de démarchandisation. Ce que j’appelle démarchandisation c’est le développement de formes d’activités et d’échanges aux marges de l’économie de marché. C’est ce que je développe notamment à travers le concept d’hybridation. C’est-à-dire le fait qu’il y a des activités qui intègrent en quelque sorte des formes d’échange non monétaires ou qui intègrent des valeurs non monétaires, non marchandes, avec une production de bien-être en dehors de ce qui est comptabilisé par le produit intérieur brut (P.I.B) et en dehors de ce qui est comptabilisé dans les flux monétaires. Quelques exemples :
Tout le domaine des échanges gratuits sur internet. Aujourd’hui les jeunes sont dans une situation très difficile par rapport à ce qu’a connu notre génération où l’on trouvait facilement un emploi, etc… mais il y a des domaines où ils sont beaucoup plus heureux que nous, c’est qu’ils ont beaucoup de musique gratuite. Quand j’étais jeune, le jour où j’ai voulu acheter un disque des Beattles, j’ai cassé ma tirelire et j’ai fait 25 Kms en vélo pour aller à la ville voisine acheter quatre titres des Beattles. Aujourd’hui les jeunes, même ceux qui n’ont pas beaucoup de revenus, passent leur temps à écouter de la musique gratuitement, parce que l’on a créé des conditions dans lesquelles la musique est devenue un bien quasi-gratuit. Evidemment c’est élément qui contribue à une forme de bien-être et à une forme de progrès même culturel. Or cette évolution-là échappe complètement à la mesure du taux de croissance et elle échappe complètement à la mesure du pouvoir d’achat. C’est donc une réalité complètement en dehors de ce dont on parle, des phénomènes économiques et de l’évolution de l’économie. Bien sûr c’est un exemple, mais on peut en donner beaucoup d’autres : Il est clair par exemple qu’en matière d’accès à l’information, en matière d’échanges et de communications, nous avons aujourd’hui accès à des moyens et à des formes d’échange de pair à pair qui sont tout à fait étonnants et nous permettent d’échanger gratuitement, de faire du troc, d’échanger des informations, de coopérer, etc… Et la plus grande part de ces évolutions échappent en réalité complètement à la comptabilité nationale. Elles échappent complètement à toutes nos analyses économiques sur l’évolution du pouvoir d’achat, du bien-être, etc…
Alors évidemment cette évolution a effet pervers - c’est là qu’on voit que tout est lié - c’est que cette évolution a des effets négatifs sur l’emploi dans la presse, sur l’emploi dans dans le secteur des industries de l’audiovisuel, etc…Une de mes dernières missions au ministère de l’écologie c’était une mission sur le recyclage du papier dans la presse, et j’ai eu l’occasion de discuter avec un certain nombre de patrons et de syndicats de la presse nationale et régionale, spécialisée et autres… Le constat est partout le même : Le tirage des journeaux diminue de 5% par an et donc l’emploi dans ce secteur diminue et cela pèse sur la croissance économique. Pourquoi a-t-on cela ? parce que toute l’économie de l’information est en train de fuir en dehors de la sphère marchande, en dehors du marché. C’est comme si on assistait à un dédoublement de l’économie, avec une économie officielle marchande monétaire qui commence à s’anémier, et puis à côté, en marge, il y a tout un ensemble de choses qui se produisent, plus ou moins bien organisées, mais qui produisent quand même de l’activité et de nouvelles formes de bien-être. Mais le problème, c’est que nos politiques sont complètement à côté de ce sujet-là, ne le perçoivent pas du tout, ne s’en préoccupent pas, et c’est donc un sujet qui n’a aucune visibilité. La seule chose que les gens voient est que certaines formes d’économie collaborative comme Hubber ou Airbnb peuvent avoir des effets négatifs sur les recettes fiscales parce que ça peut se traduire par certaines formes de dumping fiscal et de fraude, et on prend des mesures pour lutter contre ça. Mais tout le volet positif de ces évolutions, le fait que les gens créent du bien-être, développent certaines formes d’échange et se rendent mutuellement capables de répondre à certains besoins grâce par exemple au développement du troc… Il faudrait aussi parler du « bon coin », de tout ce développement massif du troc grâce à internet qui permet aussi aux gens de répondre à leurs besoins et d’améliorer leurs conditions de vie. Ce sont des réalités très importantes mais qui n’ont aucune existence dans la façon dont on regarde aujourd’hui la réalité. Or - je reviens maintenant à la question écologique - il est clair que si on se projette dans l’avenir et si l’on essaye d’imaginer ce que pourrait être une croissance sous contrainte écologique, ce sera massivement une économie de l’immatériel, une économie de l’échange, une économie où la réparation, le recyclage, le réemploi des produits, la mutualisation des biens (par exemple le co-voiturage, toutes ces choses-là…) devront massivement se développer. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce sont des moyens d’utiliser plus efficacement les ressources matérielles et l’énergie. Or les grandes resources rares demain seront l’énergie et certains matériaux, métaux et autres (comme le cuivre, le lithium, le zinc, etc…) qui ne sont pas en quantité infinie dans le sous-sol et que l’on aura de plus en plus de mal à se procurer. Nous serons donc amenés à réparer nos téléphones portables, à exiger des industriels qu’ils fabriquent des produits qui durent plus longtemps, ce qui inévitablement réduira l’activité dans l’industrie parce que si les voitures durent vingt ans au lieu de durer cinq ans, ça pourra réduire l’emploi dans le secteur industriel. La même chose si en plus au lieu d’être tout seul dans sa voiture on est toujours 4 ou 5 dans chaque voiture, ça fera moins de voitures. Mais on aura une économie beaucoup plus efficace en termes d’énergie et de matériaux et c’est quand même l’objectif si l’on veut répondre aux contraintes écologiques, notamment pour lutter contre le changement climatique.
Donc toutes ces contraintes pousseront nécessairement vers le développement de cette économie du troc, de l’échange, de la réparation, et cette économie est très nettement démarchandisée, démonétisée, c’est-à-dire qu’elle repose sur de nouvelles formes de coopération, les gens prenant l’habitude petit à petit d’échanger et de coopérer dans leur intérêt mutuel pour créer non pas de la valeur marchande mais tout simplement du bien-être, du mieux-vivre. A mon avis, si l’on veut dessiner une perspective d’avenir réellement positive au regard de cette situation très inquiétante et très angoissante à bien des égards, il faut prendre en compte tous ces développements. Cela ne veut pas dire que l’économie monétaire va disparaitre, évidemment. On a quand même besoin d’un socle d’économie monétaire, de l’argent pour échanger, commercer à longue distance, épargner, etc… Je ne suis pas utopiste au point d’imaginer une société qui se démonétarise radicalement, mais on peut très bien imaginer une quasi-stagnation de l’économie marchande et des revenus monétaires avec un partage du travail qui fasse que tendancieusement on consacre moins de temps au travail rémunéré et plus de temps à des activités de coopération, d’échanges, orientées vers la création collective et coopérative de valeurs d’usage. C’est une perspective à laquelle il faut penser. Et c’est une perspective qui n’est quand même pas sans interêt sur le plan de la qualité de la vie parce que, pour en revenir au travail, dans notre société hyper-concurrentielle financiarisée, quand on regarde le contenu d’un certain nombre d’emplois aujourd’hui, il n’y a quand même pas de quoi être fiers : Quand on regarde quel est le sens du travail de ces gens qui sont par exemple dans des centres d’appel téléphoniques, et qui passent leur temps à déranger les gens chez eux pour les convaincre d’acheter des choses dont ils n’ont nullement besoin, de changer leur Velux ou autre… Penser que l’avenir c’est ce genre de travail, ça n’est pas terrible… parce que le travail c’est huit heures par jour. Il est quand même important de savoir si on est heureux huit heures par jour et si on fait quelque chose qui a un peu des sens. Or je prétends qu’il est beaucoup plus intéressant de passer du temps à coopérer avec d’autres gens pour essayer de voir comment on résout certains problèmes ou comment on améliore notre vie quotidienne dans différents domaines, plutôt que d’être dans cette situation où l’on doit rendre des comptes sur le nombre de gens qu’on a réussi à entourlouper pour les convaincre d’acheter ce dont ils n’avaient pas besoin; et je ne parle même pas des traders qui gagnent beaucoup d’argent dans des activités hautement spéculatives, et on pourrait prendre comme ça beaucoup d’exemples. A force de courir après une croissance qui ne veut pas venir, on en vient à développer les aspects les plus pathologiques de notre modèle économique, c’est-à-dire ceux dans lesquels on exacerbe la guerre de « tous contre tous » qu’est la guerre marchande en développant des emplois fondamentalement dénués de sens. Alors que la question écologique nous confronte à des questions infiniment plus concrètes et vitales : Comment se nourrir sainement sans détruire la nature, sans inonder les gens de pesticides et de produits mauvais pour la santé, comment vivre dans des appartements confortables tout en consommant moins d’énergie et en polluant moins la planète, comment se déplacer en consommant moins de combustibles fossiles, comment utiliser des objets qui durent plus longtemps et que l’on est pas obligé de jeter au bout de deux ans, etc… Ça, ce sont des questions intéressantes.
On pourrait aussi, grâce aux nouvelles technologies, s’organiser pour créer collectivement des bien culturels, pour favoriser la création musicale, pour développer l’éducation artistique et tout ce que l’on peut imaginer… Si l’on se pose la question « Qu’est-ce qu’il est vraiment intéressant et utile de faire avec les moyens techniques dont on dispose aujourd’hui ?» on verra que c’est très différent de ce que le système va développer spontanément comme type d’emploi et d’activité. Une fois que l’on a dit ça, on est quand même pas très avancé. Comment peut-on aller dans cette direction ? Il faut reconnaitre que l’on part de très loin. Vous écoutez surement comme moi en ce moment tous les débats politiques, et vous voyez qu’il est question de tout, sauf de ça. Et il n’est pas question non plus du changement climatique, il n’est pas question du devenir du travail avec les nouvelles technologies… tout ça ce sont des questions qui n’existent pas. Ce sont pourtant les vraies questions. Donc la première chose à faire quand on a un homme politique en face de soi, il faut lui poser les vraies questions. Quand j’ai la chance de parler à des journalistes, je leur dis : « Bon sang, que faites-vous au lieu de poser les vraies questions aux hommes politiques ? il faut un peu les réveiller ces gens-là». A supposer que les hommes politiques se réveillent, ils ont pas mal de choses à faire. Par exemple, au ministère de l’écologie, j’ai travaillé sur ce qu’on appelle l’économie circulaire, c’est-à-dire toute la problématique des déchets, du recyclage, de la durée de vie des produits, la réparation, etc… C’est un domaine dans lequel il y a énormément de choses à faire et où les pouvoirs publics ont des leviers d’action très importants à travers les normes techniques, c’est-à-dire des normes techniques qui imposent de lutter contre l’obsolescence programmée, qui imposent des garanties plus importantes aux biens, qui imposent une standardisation des pièces détachées pour favoriser les activités de réparation, qui favorise la production d’objets plus faciles à mutualiser et à faire entrer dans des systèmes de troc et de mise en commun des objets… En bref, il y a beaucoup à faire pour déconnecter davantage le bien-être et le niveau de vie au sens monétaire à travers une politique de démonétarisation des besoins sociaux. Mais quand on parle de ça devant des économistes ou des technocrates, c’est presque comme si on disait un gros mot ! C’est considéré comme tellement aberrant de vouloir aller dans cette direction… mais quand même pas tout à fait parce que malgré tout, ces dernières années sous le poids des problèmes économiques et sociaux, même dans les ministères on a été obligé de faire quelques pas dans ces directions-là. Par exemple - les collectivités et même l’état s’en préoccupent - il existe des politiques pour faciliter le développement d’une agriculture de proximité, pour faciliter le développement des jardins collectifs. On s’est aperçu que les jardins collectifs étaient quelque chose de très intéressant pas seulement parce que les gens produisent une grande quantité de légumes, mais aussi en terme de lien social, de création d’une vie de quartier, etc…. Donc la mairie de Paris par exemple facilite le développement de jardins collectifs. Au ministère du logement un rapport a été fait récemment sur le développement de l’auto-réhabilitation du logement. On s’est aperçu que pour les gens à faible niveau de revenu, faciliter leur implication dans la rénovation, dans l’amélioration de leur propre logement, cela peut âtre une politique très intéressante sur le plan social. Et puis, pour ce qui est de la durée de vie des produits, de la réparation, du réemploi, etc… c’est un sujet qui a fini par arriver sur le tapis tout simplement parce qu’on s’est aperçu qu’on est confronté à des risques réels de pénurie pour certains métaux (dans les téléphones portables par exemple, il y a une vingtaine de métaux différents dont certains sont produits uniquement en Chine ou dans des endroits peu accessibles, et il y a un vrai enjeu de récupérer ces métaux et d’en diminuer les besoins. De même pour les éoliennes fabriquées avec des métaux rares qu’il faudrait également économiser). Donc le sujet « économie des ressources » est arrivé sur le tapis et amène à se poser la question d’activités de recyclage, de réparation, etc…
Pour finir, et je conclurai là-dessus, ce qui est à inventer, c’est un nouvel imaginaire du travail. Notre société, au regard de tous ces travers que j’ai indiqué, on peut dire qu’elle a été formatée par la croissance industrielle. Il y a ce qu’on pourrait appeler une représentation industrialisée de la richesse dans laquelle la richesse consiste à produire en grande quantité des objets dans une usine avec des gens qui viennent y travailler huit heures par jour et pour lesquels le bien-être consiste à acheter la plus grande quantité possible de ces objets et de les jeter le plus vite possible pour en acheter d’autres, etc… C’est tout cet imaginaire, avec l’idée que le progrès apporte sans arrêt des innovations obligeant à changer de voiture, de téléphone, etc…
Le nouvel imaginaire que nous avons à mettre en place est un imaginaire très différent : C’est plus celui du jardinage, c’est-à-dire que l’on est dans un monde qui est ce qu’il est, avec un certain nombre de ressources limitées, et il faut faire le mieux possible pour vivre bien avec ce que l’on a, en mettant en jeu toutes les ressources de notre intelligence et de notre coopération, pour développer une nouvelle vision de l’excellence. L’excellence, la performance, telle qu’elle sont vues par les technocrates et le monde économique, c’est la productivité, c’est l’innovation, c’est le toujours plus, etc… On pourrait avoir une idée complètement différente de la qualité. On pourrait définir la qualité comme la capacité à faire durer les choses, à faire des choses de qualité ayant une utilité importante, qui font que les gens se rencontrent, coopèrent, produisent du bien-être collectif. La qualité c’est aussi organiser l’activité économique de telle manière qu’elle ne dégrade pas la nature, qu’elle nous permette de vivre dans un environnement agréable avec de beaux paysages, de l’air pur, des cours d’eau non pollués, etc… Et je pense que d’une manière ou d’une autre, on va y venir parce que quand on regarde même distraitement les actualités aujourd’hui, que voit-on ? On voit New Delhi étouffer sous la pollution, on voit sans arrêt des catastrophes écologiques se produire ici ou là et on voit des scientifiques tirer la sonnette d’alarme sur le changement climatique, et d’une certaine manière pour lutter contre le changement climatique il ne suffira pas d’investir dans les énergies renouvelables, il ne suffira pas d’investir dans l’isolation des logements. On ne réussira pas à limiter le changement climatique sans changer radicalement le modèle de développement en allant dans la direction que je viens d’indiquer. Voilà. Merci.
QUESTIONS DE LA SALLE :
Question 1 :
Bonsoir. Voici une question un peu technique. Cela fait environ deux décennie qu’il y a des gens qui ont remis en question le sacro-sain P.I.B. comme mesure du bien-être, de la productivité, etc… Certains avaient fait des propositions pour que soient intégrés dans l’instrument de mesure des valeurs non marchandes. Où en est-on avec ce type d’indicateur ? Y-a-il des propositions qui émergent, y-a-il un consensus pour sortir de ce fameux P.I.B. ?
Réponse de B. Perret :
Il n’y a pas de consensus, mais les choses ont tout de même beaucoup bougé : Vous avez surement entendu parler de la commission Stiglitz, née d'une proposition de Nicolas Sarkozy en 2008, présidée par un prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Il y avait un autre prix Nobel d’économie dans cette commission : Amartya Sen. Cette commission a aboutie à des conclusions extrêmement intéressantes sur le fait que :
- Premièrement le P.I.B. ne peux pas suffire pour mesurer le bien-être. Le P.I.B. ne reflète pas la qualité de la vie pour tout un ensemble de raisons, notamment parce qu’il ne mesure pas les inégalités, mais aussi parce qu’il y a certains aspects non monétaires de la qualité de vie dont j’ai parlé et qui ne sont pas pris en compte par le P.IB.
- Deuxièmement, on ne peut se fier à des indicateurs monétaires pour évaluer la durabilité de notre modèle de développement. C’est-à-dire que l’on est face à la question de savoir si notre modèle de développement est soutenable dans la durée, compte-tenu de ce que j’ai indiqué concernant les ressources matérielles, sur le changement climatique, etc…
La conclusion du rapport officiel Stiglitz, présenté devant Nicolas Sarkosi dit clairement que nous avons besoin de compléter le P.I.B. par des indicateurs qui nous renseignent précisément sur la durabilité de notre modèle de développement, et sur le fait qu’on se rapproche ou non des seuils dangereux pour l’avenir de la planète.
- Troisièmement, on a besoin d’indicateurs qui complètent le P.I.B. pour mesurer les inégalités parce que le P.I.B. ne dit rien sur les inégalités, et l’on a besoin de mesurer les inégalités.
Cela a été dit dans un rapport officiel. Cela a eu quelques suites : Une première suite c’est que l’I.N.S.E.E. a commencé à travailler sur ces indicateurs de qualité de la vie, des inégalités de la vie, etc… et a commencé a publier un certain nombre d’indicateurs. Au ministère de l’écologie on publie régulièrement des indicateurs de développement durable : j’ai cité l’indicateur sur l’artificialisation des sols. Il y a des indicateurs sur les changements climatiques, sur l’évolution de la biodiversité, etc… Tous ces indicateurs existent. Le seul problème c’est qu’ils ne sont pas médiatisés, ils ne sont pas valorisés par le pouvoir politique. On là a pas énormément avancé, sauf qu’il y a une loi qui a été votée en avril 2015 à l’instigation de Mme Eva Sas, qui est une députée vert. Cette loi prévoit que chaque année un rapport soit remis au parlement avec un certain nombre d’indicateurs de qualité de la vie, de durabilité, etc… Je crois que le deuxième rapport devait être remis au premier ministre ces jours-ci. Le problème, c’est que personne ne s’en empare. La presse n’en fait pas ses gros titres.
Pour répondre précisément à votre question, je pense que les outils existent. Il reste peut-être à les hiérarchiser, à les présenter d’une manière qui soit encore plus percutante pour faire vraiment ressortir ce qui est important. Il manque surtout qu’on s’en empare, qu’on en parle, que les hommes politiques, que les médias… qu’il y ait un vrai débat autour de ces sujets-là. Je prends l’exemple des sols parce qu’il est très frappant : Cet indicateur montre le pourcentage de la surface du pays qui est artificialisé au cours du temps, et l’on voit que cela fait une droite, quelque chose de tout a fait continu. Ça interroge, ça devrait pousser au moins les collectivités (qui font des plans d’occupation des sols, qui décident de créer de nouveaux lotissements, etc…) à se demander « Mais au fait, il n’y a pas d’autres solutions que de créer d’autres lotissements ? Pourquoi est-ce qu’on urbanise pas les dents creuses, les friches industrielles, les centres-ville ? Pourquoi n’essaye-t-on pas de redensifier ? Pourquoi toujours consommer des espaces agricoles ? etc… Voilà des débats qui pourraient être nourris par des indicateurs qui montreraient que nous sommes dans une évolution non satisfaisante. Je pense que là il y a un déclic qui ne s’est pas encore fait dans l’opinion, qui est de considérer que toutes ces questions sont vraiment essentielles et qu’il faut les mettre vraiment au cœur des débats politiques.
Question 2 :
Oui, c’est tout à fait des pistes d’espoir, cependant je me demandais si la confrontation entre ces deux formes d’économie (l’économie classique et ces nouvelles formes) ne posait pas des problèmes importants, les nouvelles formes d’économie étant souvent considérées comme à la limite de la légalité et étant amenées lorsqu’elles se développent à perdre un peu de leur sens. Je pense en particulier à la vie associative. Les associations sont depuis longtemps une des formes nouvelles où, au lieu de chercher à gagner de l’argent on cherchait à avoir des buts communs, et souvent dans les associations gestionnaires (notamment sur des fonds publics) …… a amené une dégradation et une perte de sens.
Réponse de B. Perret :
Oui, c’est une question bien connue dans le milieu associatif. Effectivement ce scénario d’une initiative qui part d’une volonté de faire société, de créer quelque chose en commun, et qui à un moment donné se professionnalise et intègre des valeurs différentes. Ce sont des débats qui ont lieu au sein du monde de l’économie sociale et solidaire. Je pense qu’il y a quand même une culture qui s’est développée… il y a tout de même une prise de conscience de toutes ces questions-là dans le milieu de l’économie sociale et solidaire, et beaucoup d’efforts sont faits pour cultiver des valeurs… Car malgré tout l’efficacité de toutes ces initiatives repose sur la mobilisation de réseaux, la mobilisation de bénévoles. Donc toutes ces ressources, il faut d’une certaine manière les cultiver en tant que telles et donc les cultiver à travers du sens, à travers de la motivation, à travers le maintient d’un état d’esprit. Ce sont des questions qui sont maintenant bien comprises, en tout cas par les acteurs intéressés. Et puis il y a une autre question en lien avec ce que vous avez dit, c’est le choc entre ce monde associatif classique de l’économie sociale et solidaire, les associations fondées pour intégrer les exclus les du marché du travail, pour développer une nouvelle forme d’entreprise, et tout ce qui s’est développé grâce aux nouvelles technologies dans le domaine de l’économie collaborative (BlaBlaCar, Airb&b, etc…). Là aussi je crois il y a une prise de conscience de la part d’un certain nombre d’acteurs, de l’intérêt qu’il y a à décloisonner ces deux mondes pour faire en sorte que cette économie sociale et solidaire s’empare aussi des techniques et de l’efficacité liée à ces innovations, grâce aux plateformes de mise en relation et au développement de l’échange « pair à pair » qui sont des sources d’innovation et d’efficacité très importantes, avec des dérives bien connues (Hubber, Airb&b, etc…). Pour Airb&b, il y a des dérives importantes, avec une professionalisation du métier de loueur à Paris au détriment des locataires… Il y a réellement des dérives importantes, mais, pas que… Je connais des gens à Paris, des personnes à faibles revenus, qui ont une chambre libre et qui trouvent un équilibre financier et des satisfactions d’ordre relationnel en recevant chez elles, en louant à des touristes de passage une chambre, en partageant le repas avec eux. Il y a un élément de convivialité qui reste important même dans une activité aussi lucrative que Rb&b. Je crois qu’il y a de vrais enjeux de décloisonnement et du maintient du caractère socialement innovant et de cultiver toutes ces valeurs qui ne sont pas uniquement des valeurs marchandes.
Question 3 :
Je voulais juste revenir sur les indices non marchands. Les Nations Unies publient depuis au moins dix ans sinon plus un indice de développement humain (IDH) qui est fabriqué du P.I.B, du niveau de scolarisation et de santé. Cela ne donne pas une indication des disparités et des inégalités, mais c’est déjà un très bon indicateur pour faire des comparaisons internationales. Par exemple la France est 27 ou 24ème rang, les premiers étant la Finlande, la Suisse… et tout en bas on trouve des pays comme le Bangladesh ou le Mozambique. C’est quand même un effort important, mais qui, comme vous l’avez dit, n’est pas médiatisé. Il existe un classement des 200 pays du monde…
Réponse de B. Perret :
Il n’est pas médiatisé en France et dans les pays riches, mais en revanche dans les pays en voie de développement, l’I.D.H est une réalité très importante. C’est-à-dire que des pays comme l’Algérie, l’Egypte ou l’Inde, etc… surveillent de très près leur classement à l’I.D.H. Pour avoir fait des missions dans un certain nombre de ces pays, je peux vous dire que l’I.D.H a une importance réelle, bien plus importante que chez nous, mais aussi parce que c’est un indicateur mieux adapté pour des pays en voie de développement que pour des pays comme la France. Et puis, il faut mentionner dans le même ordre d’idée, que les objectifs de l’O.N.U en matière de développement durable ont remplacé les objectifs millénaires de développement (O.M.D), qui avaient été créés au sommet de Rio en 1992. Et là on peut faire la même remarque : C’est quelque chose qui a été assez peu connu en France ou en Europe, mais dans les pays en voie de développement, ces O.M.D ont été des éléments très importants, notamment parce qu’ils ont été pris en compte par les agences de développement (l’agence française de développement, la banque mondiale, les banques de développement, etc…) qui se sont appuyées beaucoup plus sur ces indicateurs pour formuler les objectifs des politiques des programmes de développement. Donc cela peut avoir un impact tout à fait réel. Il se trouve que je suis invité au Maroc au mois de décembre pour un congrès d’évaluateurs francophones justement autour de cette question-là. Cela m’a frappé que tous ces gens qui s’occupent de ces programmes, les entreprises publiques dans le monde francophone, aient choisi comme thème « l’impact des objectifs de développement durable sur leur activité ». Ce qui prouve que cela a quand même une certaine importance.
Question 4 :
J’ai vraiment appris beaucoup de choses et je vous remercie de tout ce que vous avez dit. Je regrette quand même que l’on ait pas assez parlé de ce que la richesse a produit comme misère. Notre société a produit beaucoup de misère - ce n’est pas de la pauvreté - de gens exclus du travail (ça commence par le travail), exclus de la société. J’en reviens à ce que l’école reproduit les inégalités sociales sans se poser de questions. Aujourd’hui on voit que l’on est obligé de retravailler dans les classes des comportements d’enfants, des volontés de vivre ensemble, même dans l’école où cela devient très difficile. Très vite après quand ils passent en sixième, il y a le bac et les études en perspective, et l’on reprend ces concours, cette compétition. C’est un problème que l’on doit poser parce que si l’on interrogeait les plus miséreux sur ce dont ils ont besoin, on serait étonnés et l’on pourrait repartir de ces besoins fondamentaux plutôt que de s’envoler à nouveau vers une société de l’excellence et qui va encore exclure. Parce que cette société qui se produit, il y en a qui n’y arrivent pas. Il y en a beaucoup qui n’ arrivent pas à imaginer un changement, à aller vers ce que vous projetiez. Il faut que l’on fasse attention aux plus démunis parce qu’ils sont porteurs de nos vrais besoins.
Réponse de B. Perret :
Dans une certaine mesure, le fait de recentrer l’attention de la société autour des nécessités matérielles, c’est aussi quelque chose qui est de nature à rendre la société coopérative. Je pense que ce qui est derrière ce que vous décrivez, et notamment la reproduction des inégalités à l’école, ce monde de compétition qui exclut les plus faibles, il y a une réalité anthropologique fondamentale que j’ai compris assez récemment en m’imprégnant de la pensée de René Girard. En réfléchissant beaucoup sur les écrits de René Girard j’ai compris que la raison d’être profonde de notre système économique fondé sur la compétition généralisée, la concurrence, le marché, la rivalité, etc… c’est une façon inventée par nos sociétés pour gérer la violence. Au lieu de vivre dans une société où, lorsque des gens n’étaient pas d’accord entre eux ils se convoquaient en duel ou se massacraient sur le champ, on a trouvé le moyen de faire que les gens se battent pour acquérir des objets ou pour s’enrichir les uns au détriment des autres. Ce qui a au moins l’avantage de ne pas faire couler le sang.
Ça fait couler des larmes…
Mais je pense que le pessimisme de Girard a tout de même un avantage, c’est de mesurer que la violence prend une nouvelle forme, mais elle est toujours là d’une manière ou d’une autre. En revanche je pense qu’il y a quelque chose de nouveau dans une situation où la question du bien commun « que doit-on faire en commun pour continuer à vivre ? » devient vraiment une question importante. Parce que cela veut dire que la question de la coopération - la question de consacrer moins d’énergie à vendre et à être le plus performant ou le plus riche, mais consacrer plus d’énergie à et à résoudre collectivement les vrais problèmes - c’est quand même quelque chose qui peut changer assez radicalement le climat de la vie sociale. Il y a quelque chose qui peut se passer autour de ça.
Question 5 :
La nouvelle économie que vous avez présentée, ce nouveau modèle de développement est très séduisant pour le bien-vivre, le bien-être… Mais dans ce système-là qu’en est-il de l’emploi ? L’emploi c’est ce qui aujourd’hui ce qui nous permet de vivre. Quel est la place de l’emploi ? Qu’est-ce-qu’il y a comme emploi là-dedans ?
Réponse de B. Perret :
C’est bien sûr une question à laquelle je m’attendais, et je n’ai pas de réponse simple à donner à cela. Un élément de réponse, c’est qu’il faudra revenir à une forme de partage de l’emploi. Je dis bien partage de l’emploi, on ne va pas simplement passer à 35 heures ou 32 heures et tout sera résolu… Je dis bien partage de l’emploi, c’est-à-dire organisation de la vie sociale de telle manière qu’un maximum de gens ait accès à un emploi qui leur donne des revenus, avec comme contrepartie que, à l’échelle d’une vie humaine, on consacrera sans doute moins de temps à ce travail rémunéré et plus de temps à un travail non rémunéré. Quelles formes ça peut prendre ? Je pense que les 35 heures ont été une réforme très maladroite qui a créé beaucoup d’inégalités, beaucoup de désorganisation et qui n’était certainement pas la meilleure manière de penser cette question du partage de l’emploi. Ce que je crois très pertinent, c’est de réfléchir à la réorganisation de la dernière partie de la vie active. Que se passe-t-il pour les gens de plus de 50 ans et dont on dit, avec l’allongement de la durée de la vie, qu’il leur faudrait continuer à travailler jusqu’à 70 ans ? Comment réfléchit-on à cette phase de la vie de 50 à 70 ans ? N’est-ce pas là, qu’il faut inventer des choses tout à fait innovantes ? Comme par exemple d’offrir à tout le monde de travailler à mi-temps et d’avoir une activité d’utilité sociale quelconque au cours de cette période de la vie. Ou alors carrément avoir des possibilités d’être détaché dans une activité associative, etc… et de concevoir l’allongement de la durée d’activité pas forcément comme le prolongement d’un travail effectué toute sa vie depuis l’âge de 25 ans, mais le passage à une diversification de l’activité avec de nouveaux équilibres entre un travail rémunéré et d’autres formes d’utilité sociale. En partant du principe que l’on a un énorme besoin de gens pour transmettre la connaissance, pour être présidents d’associations, pour être juge de proximité, pour former des milices citoyennes pour assurer la surveillance, etc… on peut allonger la liste quasiment à l’infini de besoins qui pourraient être satisfaits par des personnes suffisamment socialisées parce qu’elles auraient travaillé au sens classique du terme une bonne partie de leur vie, à qui on offrirait la possibilité, avec des financements mixtes (qui pourraient être à la fois les entreprises, les caisses de retraites ou les collectivités), d’assurer ces activités.
Voilà une piste parmi d’autres pour imaginer comment on pourrait réagencer, pour l’ensemble de la population, un panel d’activités qui pourraient permettre d’avoir à la fois un pied dans l’économie monétaire, et un pied dans des formes d’activité d’une autre nature.
Question 6 :
Je voudrais revenir sur la cohabitation entre ces deux économies. Je vous donnerai un exemple. Dans la région de Poitiers on est en train d’implanter une usine d’engraissement de 1500 .(?)… Enquête publique, tout est bien en règle, et le commissaire enquêteur à eu la bonne idée de faire une réunion pour expliquer ce qui allait se passer. On a assisté d’un côté à une présentation du gros céréalier qui est aussi producteur d’aliment pour bétail, qui nous a présenté son projet en disant je fais des bâtiments écologiques puisqu’il va y avoir une toiture photovoltaïque, des bâtiments confortables pour les animaux. Donc on voit bien qu’il y a un souci pour le bien-être animal, un souci écologique avec production d’électricité photovoltaïque. Ça c’est l’économie qu’on connait. Et puis de l’autre côté il y avait la confédération paysanne, les AMAP, les circuits courts, etc… qui disaient : « Nous, de votre viande, on en veut pas. Ce que l’on veut, c’est de la viande que l’on a envie de manger parce que l’on sait d’où ça vient, ce que les animaux ont mangé, etc… ». Je regardais ça et je me disais, mais en fait n’y-a-t-il pas une cohabitation entre ces deux économies, et jusqu’où va-t-on pouvoir aller dans cette cohabitation ? C’est-à-dire l’industriel qui est dans une logique commerciale, économique, financière, il intègre l’écologie, il intègre le bien-être des animaux, on ne peut lui en vouloir à ce monsieur. Et puis les autres qui nous proposent une alimentation circuit court, etc… on est d’accord pour aller là-dedans… Jusqu’où ces deux économies vont-elles pouvoir cohabiter ?
Réponse de B. Perret :
Oui, eh bien je ne sait pas vraiment répondre à cette question… On sent quand même que les agriculteurs sont confrontés à de telles difficultés que spontanément beaucoup d’entre eux s’aperçoivent que ça peut être un moyen au moins de travailler de manière plus satisfaisante et peut-être aussi de répondre à une demande sociale qui est en train d’émerger. Donc je pense que les équilibres sont en train de bouger. Il y a par exemple une vraie demande pour l’agriculture biologique, pour le bio, et puis le refus des population à subir les émanations des pesticides est en train de monter. Donc je pense que les équilibres sont en train de se modifier et même au ministère de l’agriculture il y a beaucoup de gens qui commencent à réfléchir à ces questions-là. Il y a un élément de complexité très important dans cette affaire-là, c’est que (et je ne sais pas si beaucoup de gens en ont conscience), il y a vraiment deux concepts très différents : Il y a un soucis, pour le bio, qui est d’abord sanitaire (on veut manger des produits de qualité, sains, etc…), et puis il y a un autre sujet qui est l’agriculture durable. Comment produit-on en consommant moins d’énergie, en usant moins les sols, en ayant moins d’intrants, etc…? Et en fait les deux sujets se recoupent pour une part, mais pas complètement. C’est aussi un élément de complexité considérable. Et puis il y a un troisième aspect, c’est le côté circuit court, c’est-à-dire être dans une relation directe avec le producteur pour éviter les intermédiaires et le transport (privilégier les choses produites à quelques kms, ce qui évite les fraises qui traversent l’Atlantique, etc…). Vous voyez que ce sont des préoccupations en partie convergentes et qui sont en train d’émerger. Je ne suis pas capable de dire ce qui va se passer, en tous cas pendant un certain temps on aura cohabitation des deux formes de production, cela me parait évident. Je pense que tendancieusement on a une lame de fond qui est en train d’arriver contre la mal-bouffe et contre une agriculture polluante, et c’est un mouvement qui n’est pas près de s’arrêter.
Question 7 :
Je trouve que ce projet d’économie largement démonétarisé, démarchandisé est très enthousiasmant, cela éclaircit l’horizon. Mais je me pose la question de savoir si c’est compatible avec notre système de protection sociale ou faut-il tout réviser, notamment le financement de la sécurité sociale ?
Réponse de B. Perret :
Je vous remercie de poser cette question, parce qu’elle est évidemment centrale. D’ailleurs c’est une question directement soulevée à travers Airb&b, Hubber, etc… puisque cela se traduit par une baisse des recettes fiscale et éventuellement de cotisations sociales, etc… La question est bien réelle : Comment rééquilibrer les recettes publiques et le fonctionnement du service public dans une économie en faible croissance dans laquelle les recettes fiscales et sociales n’augmenteront plus ? Eh bien un élément de réponse, au moins théorique, qui me semble assez logique, c’est d’imaginer ce que pourrait être un service public collaboratif, c’est-à-dire d’imaginer que les services publics et les services sociaux eux-mêmes deviendraient progressivement des services en partie démonétarisés. C’est d’ailleurs ce que l’on fait quand on fait appel à la réserve citoyenne, quand on fait appel à des parents pour intervenir dans des classes, etc… Il y a des frémissements qui vont dans ce sens-là. Quand on parle service civique, on va aussi dans le sens de considérer certains besoins comme un service que l’on rend à la collectivité. Je pense que l’on pourrait, avec un peu d’imagination, aller sans doute beaucoup plus loin, y compris avec des techniques de l’économie collaborative. A Paris par exemple, la municipalité a développé une application appelée « dans ma rue » avec laquelle on peut alerter la municipalité quand on constate quelque chose qui ne va pas, une déprédation, un équipement détérioré, un problème quelconque… C’est une manière de faire appel, non pas à une activité bénévole durable, mais tout simplement à une contribution que l’on peut apporter ponctuellement, avec des moyens appropriés, pour aider le service public. Je pense que là aussi, il faut le faire dans une perspective dans laquelle le service public ne serait pas un ensemble de guichets face auxquels on a des droits et en face de nous des fonctionnaires désireux de se débarrasser de nous au plus vite pour limiter leur temps de travail… On reprendrait ça dans une optique beaucoup plus collaborative en s’appuyant beaucoup plus sur la compétence des usagers et sur la contribution possible de la population pour résoudre un certain nombre de problèmes, je pense que cela ouvre des perspectives très importantes pour améliorer la qualité des services sociaux dans un certain nombre de domaines, à budget constant.
Question 8 :
Je voulais avoir votre avis sur la décroissance, parce qu’il me semble que ce que vous décrivez quelque part c’est de la décroissance, surtout quand vous faites une liste très longue - vous dites sans limite - de produits qui étaient monétarisés et que vous voulez assurer bénévolement ou gratuitement. Pour moi c’est synonyme de décroissance, alors que malgré tout vous avez décrit des choses où existaient la possibilité de croissance forte, par exemple tout ce qui était préservation de l’environnement ou d’une économie qui polluait moins ( pour moi une économie qui pollue moins peut être une économie à forte croissance). Souvent on mesure la croissance en valeur. Si on fabrique une voiture à 2.000 € qui pollue énormément et une voiture à 10.000 € qui ne pollue pas, vous avez une possibilité de croissance importante, aussi bien d’emploi, dans l’industrie, dans tous les domaines. Quel est votre avis sur la croissance ou la décroissance ?
Réponse de B. Perret :
C’est simple. Objectivement, je suis assez proche de la décroissance par bien des aspects, néanmoins je ne pense pas que le terme soit bon parce que ce terme semble indiquer un espèce de retour en arrière, une espèce de volonté de défaire ce qui a été fait avec la croissance. Mon optique n’est tout de même pas tout à fait celle-là. Elle est plutôt de dire que l’économie monétaire reste foncièrement une bonne chose - parce qu’on a tout de même besoin du pouvoir d’achat et l’argent est quand même quelque chose de bien pratique et l’économie monétaire a plein de mérites, ça ne sert à rien de diaboliser l’économie monétaire - mais simplement de constater que, vraisemblablement les perspectives de notre société sont de prendre son parti d’une certaine stagnation ou d’une augmentation très faible d’une économie monétaire, et de tirer parti de formes de développement qui seraient sur une logique complètement différente, mais avec aussi des formes d’hybridation entre les deux, c’est-à-dire qu’il y aura plein d’exemples où le développement d’une économie non monétaire aura des répercutions favorables sur l’économie monétaire et réciproquement. Donc plutôt une optique symbiotique, c’est-à-dire l’idée d’une symbiose entre des formes de développement relativement classiques et des formes de développement non monétaires. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans certains domaines comme le domaine de l’économie de la fonctionnalité, c’est-à-dire ces systèmes où l’on remplace les achats d’un bien ( par exemple le Vélib ou l’Autolib…) où l’on voit bien qu’on a à la fois des développements techniques (il faut produire la voiture qui est en libre-service, ce qui offre de nouveaux business…) et puis en même temps il y a tout un développeme immatériel : il faut que les gens aient un comportement vis-à-vis de cet objet, il faut que la collectivité donne des ressources, etc… Il y a plein d’exemples semblables où c’est plutôt l’idée de synergie qui est importante plutôt que l’idée de décroissance.
Question 9 :
Autrement que par la décroissance, on pourrait s’approcher du même but différemment. Pour réduire l’empreint environnementale, réduire le travail inutile, ne serait-ce pas la standardisation industrielle, dans la mesure où elle ne porte pas atteinte à la diversité et à la liberté bien sûr ? Par exemple, pourquoi avoir des dizaines de milliers de véhicules qui répondent à la même fonction ? Ça vaut aussi pour les smartphones et d’autres objets. Plutôt que de réinventer la roue, on pourrait avoir pour le même effort intellectuel de conception et de production, un seul ou peu de modèles de véhicules différents qui deviendraient parmi les plus fiables et les pièces seraient facilement réutilisées, car identiques ou standard quand elles vont à la casse. La formation des techniciens serait réduite, l’apprentissage de la conduite serait facilitée, et j’oublie bien des avantages… Ma question, c’est : Quelles seraient les transformations nécessaires, quelque soient leur nature, pour arriver à cette standardisation volontaire, si vous pensez qu’elle a un intérêt ? La propriété intellectuelle ne va-t-elle pas contre le besoin écologique actuel ? N’a-t-elle pas été créée pour favoriser l’innovation, et va-t-elle pas à l’encontre de ce but maintenant ? Elle a été utile, mais aujourd’hui est-elle encore utile ?
Réponse de B. Perret :
Sur la standardisation ma réponse est simple : C’est un sujet absolument essentiel. Il y a eu une avancée, un exemple clair : L’Europe a réussi à imposer à un certain nombre de constructeurs de smartphones une standardisation des chargeurs (à l’exception d’Apple). C’est un bel exemple car il n’y a aucune raison d’avoir 36 modèles de chargeurs pour les téléphones portables. On pourrait dire la même chose pour piles. J’ai eu un problème de pile sur un téléphone portable. J’ai été effaré : Il existe des dizaines et des dizaines de standards différents pour les piles de téléphones portables. Il n’y a aucune raison technique à cela. Vous avez absolument raison. C’est un problème de rapport de force et de volonté politique. Le problème est que cela ne se joue ps en France mais à Bruxelles. Il est impensable aujourd’hui, vue l’ouverture du marché unique, d’avoir des normes uniquement françaises. Donc tout ce genre de choses se négocie à Bruxelles avec des lobies industriels qui sont très forts, avec des commissions de normalisation qui sont en principe très démocratiques parce que les associations écologiques, les ONG peuvent âtre présentes, tous les acteurs peuvent être présents, mais en pratique, il faut tellement de moyens financiers pour suivre leurs travaux que les industriels sont dominants dans ces commissions. Donc il y a un problème de démocratie autour des normes techniques, qui est crucial dans cette affaire-là.
Pour ce qui est de la question de la propriété intellectuelle, c’est un peu plus compliqué parce qu’il y a quand même un petit problème de rémunération de la recherche. Comme on le voit pour les médicaments génériques par exemple. On est obligé de laisser aux médicaments une exclusivité pendant un certain temps pour que les énormes investissements en matière de recherche puisse être rentabilisés. De toute façon, avec l’économie de l’immatériel et avec la facilité avec laquelle les informations sont reproduites aujourd’hui, quelque soit le souhait que l’on puisse avoir dans ce domaine-là, il est certain que la propriété intellectuelle va devenir une question problématique pour des raisons simplement techniques.
Question 10 :
J’arrive bien tard, beaucoup de questions ont été évoquées. Je me rallie tout à fait à l’idée d’une cohabitation entre l’économie marchande et économie bénévole, collaborative, etc… Ce qu’il faut quand même rappeler, c’est que l’économie marchande, elle, se trouve dans un contexte de compétition internationale, quels que soient les accords ou à travers les accords, rendant sa vie très contrainte, ce qui explique en partie les problèmes de chômage. Donc il faut se battre à la fois sur les deux fronts : Il y a celui des fonctionnements de l’économie marchande de façon à ce qu’elle puisse se développer et si possible reprendre une partie du chômage ( j’ai regardé les statistiques, les projections qui sont faites à partir des promesses des candidats de droite pour améliorer la situation des entreprises. On s’aperçoit qu’en 5 ans, au mieux, le taux de chômage va baisser de 10 à 8,5%. Je ne dis pas que c’est rien, mais il faut trouver autre chose…). Ne peut-on pas effectivement, parmi la recherche de bénévolat, faire appel à des chômeurs, sans qu’ils perdent pour autant leur statut de chômeur, de façon à ce qu’ils soient employés dans une autre forme d’économie au service des personnes et dans des secteurs où l’état est exsangue (il ne peut pas à l’infini financer les hôpitaux, les infirmières…on le voit bien). Il y a un espèce de conflit entre la demande sociale des hôpitaux et la possibilité de les financer. C’est vrai dans des tas d’autres domaines…dans le domaine culturel, on a créé des musées en provinces mais ces musées coûtent cher à entretenir et sont difficilement rentables. Il y a d’autres pays où les gardiens de musée sont des retraités bénévoles. Ce pourrait être aussi des chômeurs bénévoles qui sans pour autant perdre leur statut de chômage, allègeraient la tâche et la lourdeur pour l’état et les collectivités, ce qui ensuite permettrait d’avoir un cercle vertueux pour diminuer les charges des entreprises.
Réponse de B. Perret :
Une réponse rapide. Il y a une expérience qui va dans le sens de ce que vous venez de dire, c’est l’expérience des « territoires à zéro chômage » lancée par ATD quart-monde. Je n’en connait pas les détails, mais c’est une expérimentation qui a été lancée dans un certain nombre de départements, tout à fait dans le sens que vous dites, c’est-à-dire de systématiquement donner un revenu et des activités d’utilité sociale, de remettre dans un pot commun tout un ensemble de prestations pour financer des emplois d’utilité sociale de façon à ce que tout le monde ait une activité. Ce qui va, me semble-t-il assez largement dans le sens que vous avez indiqué. Mais il faudra voir après le bilan de cette opération.