Texte de la Conférence de Patrick VIVERET

FRATERNITÉ ET FRAGILITÉS

 

     Ce clin d'œil passeur-cueilleur parce qu’on est dans un changement d'ère qui est comparable par son importance à ce qu'il s'était passé entre le paléolithique et le néolithique. En jouant sur la sonorité chasseurs-cueilleurs, comme je préfère les passeurs aux chasseurs…, j'ai été effectivement conduit au cours de ma vie à tenter d’établir des passerelles entre des univers qui étaient souvent cloisonnés ou en profonde divergence. Une des choses qui m'intéressaient était justement d’établir des passerelles et parfois d’organiser ce que j'appelle la construction de désaccords. C'était vrai aussi bien entre des disciplines diverses à l’époque où j’étais rédacteur de la revue Transversales Science Culture , c’est là que j’ai eu l’occasion de rencontrer Edgar Morin, Henri Laborit, des personnes qui étaient vraiment dans une approche pluridisciplinaire. Faire le lien entre  des univers institutionnels et la société civile, ce qui était le cas quand j'étais en charge de missions sur l'évaluation des politiques publiques demandée par Michel Rocard, celle sur une autre approche de la richesse à l’époque du gouvernement de Lionel Jospin commandée par Guy Escouet secrétaire d’état à l’économie solidaire, le lien entre des approches plus philosophiques et des approches plus économiques quand j'étais à la Cour des Comptes à la suite de mon travail sur l'évaluation des politiques publiques ou le rapport entre l'univers associatif et l'univers de l'entreprise à travers une approche que j'appelle la comptabilité bénéfique. Et bien sûr des passerelles sur le plan International dans le cadre des des réseaux des forums sociaux mondiaux et de ces dialogues en humanité qui viennent d’être évoqués.

     Voilà pour « passeur-ceuilleur » et cela me permet de revisiter un mot très fort qui est le mot métier car vous avez pu repérer que j'ai eu plusieurs types d'emploi. Le mot métier c'est un des plus vieux mot de la langue française puisqu’il nous vient du XIIe siècle. Il a été créé par le compagnonnage à partir de la contraction deux mots latins qui étaient le ministère et le mystère. Un métier c'est un ministère mystérieux. Pourquoi mystérieux? Parce que si c'est un métier manuel, à travers la transformation de la matière, cela renvoie au mystère du rapport à la nature est si c'est un métier relationnel, cela renvoie au mystère du rapport à autrui. On peut avoir un tas de jobs, mais nos métiers sont des activités qui sont sur l'axe de nos projets de vie, qui répondent à la question non pas « que faites-vous dans la vie ? » qui est la question de l'état civil, mais « que faisons-nous de notre vie? ». Et de ce point de vue là je pense qu'il s'agit d'une question éminemment actuelle que de revisiter la notion de métier parce que très souvent nous nous rendons compte que nos métiers en profondeur ne correspondent pas forcément à nos jobs. Ainsi ai-je un ami qui vient de prendre sa retraite et qui dit: «j'ai fini mon job, je vais enfin pouvoir exercer mon métier ». Je crois que cela est très important et j'aurais l'occasion d'y revenir lors de la question de la fraternité au cœur d’un nouveau pacte social parce que cela veut dire qu'il y a quantité de potentialités créatrices chez les êtres humains qui ne s'expriment pas par la modalité économique traditionnellle.


     Pour rentrer dans le vif du sujet de ce soir « Fraternité et fragilités » je voudrais d'abord mettre en scène que c'est un couple fraternité/fragilité qui touche aussi bien l'intime de nos vies que les questions les plus globales, en tous cas celles qui concernent l’ensemble du devenir de notre famille humaine et de son rapport avec notre planète terre. Et pour ça, j’aurai l’occasion (je viens de le faire avec le mot métier, je vais le faire avec le mot Fraternité) de revisiter le sens originel des mots et montrer en quoi ce sens est susceptible d’ouvrir nos imaginaires. Les mots sont souvent le premier habitat émotionnel. La façon dont on se donne le droit de revisiter les mots que nous employons, pas forcement pour nous en tenir à leur sens initial, mais au moins pour nous donner le droit de visiter leur sens, est important.

     Or le mot FRATER est un mot très fort puisque en latin, frater veut dire le genre humain, la famille humaine. Donc, quand la déclaration des droits de l’homme dans son article premier parle de l’esprit de fraternité, ça ne veut pas dire on étend à l’ensemble de la famille humaine ce qui serait la petite famille nucléaire, avec en plus l’inégalité de genre que semble véhiculer le fait que l’on parle des frères et non pas des sœurs. Non, le mot Frater, c’est la famille humaine. Donc nous sommes d’emblée confrontés à une question fondamentale qui est celle du devenir de notre famille humaine. Et ce devenir, il n’est pas exagéré de dire que nous sommes à un rendez-vous critique de l’histoire de notre famille humaine.


Regardons les défis colossaux auquels nous sommes confrontés :

- Le défi climatique et plus largement le défi écologique (les atteintes à la biodiversité sont tels que les spécialistes craignent une sixième grande extinction des espèces, il y en a eu cinq lors de la longue histoire du vivant et au rythme actuel on pourrait en connaitre une sixième)

- Le défi social : selon les chiffres donnés par l’ONG Oxfam, la fortune personnelle de 67 personnes possèdent l’équivalent des revenus de 3,5 miliards d’êtres humains. C’est le plus grand défi social. Nous ne pouvons pas organiser un vivre ensemble du frater, de la famille humaine si nous continuons à avoir une telle fracture sociale.

- Le défi économique et financier : lorsque nous sommes dans une situation où sur les 4.000 miliards de dollards qui s’échangent quotidiennement sur les marchés financiers, il n’y en a que 2% qui correspondent à des biens et des services réels. Nous sommes au cœur d’une démesure qui est celle de l’économie spéculative qui a donné de nombreuses crises, notament la crise de 2008; mais comme on a pas traité les causes de cette crise (la démesure spéculative), on risque une nouvelle crise financière.

     Ce sont des rendez-vous critiques sur le plan écologique, social, financier, mais ce sont aussi des rendez-vous critiques sur le plan éthique et spirituel (j’entends le mot spirituel dans son sens large, qui ne se réduit pas à des spiritualités de tradition transcendante. Il y a des spiritualités agnostiques, il y a des spiritualités athées - à certains égards le boudhisme est une grande spiritualité athée). La spiritualité c’est tout ce qui fait que des êtres humains se posent des questions fondamentales sur le sens de leur vie, de leur mort, sur les rapports avec les autres êtres humains situés dans cette perspective de la conscience de notre finitude. Nous sentons bien qu’il y a des défis spirituels. Que devient notre famille humaine quand elle est confrontée par exemple à une question aussi importante que celle des réfugiés ? Qu’est-ce que la question des conflits ou des dialogues entre différentes civilisations ? Voilà des enjeux spirituels. Et voilà aussi des enjeux éthiques : Qu’est-ce-qui fait qu’il y a des choix qui s’opèrent, caractérisés plutôt par du repli identitaire ou par de l’ouverture? Donc vous voyez que le frater est à un rendez-vous critique de son histoire.


     Et il est aussi à un rendez-vous critique de son histoire parce que la petite planète sur laquelle nous vivons notre aventure humaine est elle-même confrontée à des situations où le rythme effréné de production, de consommation, de déjections que nous lui avons imposés fait que un certain nombre d’équilibres risquent ou ont déjà commencé à basculer.

C’est tout le débat sur le climat : Les travaux du GIEC (groupe international d’étude sur le climat) nous alerte sur le fait que nous risquons d’avoir en une centaine d’année des boulversements climatiques qui juque là s’exprimaient en milliers d’années. Des variations du type de celles que nous risquons d’avoir nous les avons connues dans l’histoire, mais il faut remonter à la dernière glaciation par exemple pour voir des variations de cette importance. Nous risquons nous de les connaitre en quelques générations. Haut savoyard d’origine, j’ai vécu toute mon enfance dans la vallée de Chamonix. Je vois fondre chaque année de façon spectaculaire la mer de glace et le glacier des Bossons. Chacun d’entre nous peut avoir des repaires différents, mais c’est un mouvement qui est extrêmement fort. Nous sommes dans une situation où ce n’est pas simplement le frater -la famille humaine- qui est confronté à des rendez-vous critiques, c’est notre propre terre. Quand vous regardez la terre vue du ciel, vous observez immédiatement qu’il y a deux biens communs qui sont absoluement déterminants et dont vont dépendre les ressources écologiques -à commencer par l’air et l’eau- ces deux biens communs sont d’un coté les océans, de l’autre coté notre fragile couche athmosphérique. Quand on regarde la terre vue du ciel, ce qui frappe c’est que c’est une planète bleue, les océans étant bien plus importants que les terres, et c’est cette toute toute petite pellicule qu’est notre athmosphère.

     Ça c’est ce que l’on peut apeller la question des biens communs. Or, il suffit de poser la question des océans et la question de l’athmosphère pour toucher du doigt un des rendez-vous critiques du frater qui est le rendez-vous de son vivre ensemble et sur la manière d’organiser son vivre ensemble, c’est-à-dire la question politique au sens fort du mot politique. Le mot de police nous vient des grecs (la question de la cité, là il s’agit de la cité mondiale). Quand vous considérez les océans et l’athmosphère, éléments-clés du devenir de l’équilibre dans notre rapport à la terre, on se rend compte qu’un logiciel politique fondé sur des états-nation n’est pas adapté à une situation de ce type. Soit il ne prend pas en compte ces questions-là, soit lorsqu’il les prend en compte, c’est uniquement dans une perspective discutable voire destructrice. Par exemple quand les états-nation cherchent à élargir leurs zones de pêche ou les zones sur lesquelles ils vont pratiquer des recherches de pétrole offshore ou si la fonte des glaces permet d’ouvrir de nouvelles routes du côté de la Sibérie, de l’arctique ou l’antarctique, c’est toujours d’un point de vue de la propriété, d’un point de vue de la rivalité. Or nous avons vu que nous avons impérativement besoin, du point de vue et de l’humanité et de la planète, de traiter la question dans sa globalité et en fonction du bien commun. Ce n’est pas par l’approche des états-natioin et encore moins l’approche économique par les grandes entreprises multinationales qui nous le permet.


     Ce fait là nous introduit tout de suite à la question de la FRAGILITÉ, puisque l’on m’a demandé d’établir ce lien entre fratenité et fragilité. Nous voyons d’entrée de jeu que l’humanité est confrontée à une fragilité de sa propre espèce, de sa propre condition humaine. Nous risquons, si nous sommes aveugles et irresponsables, d’en finir prématurément avec notre brêve aventure dans l’univers. L’espèce humaine par rapport à d’autres espèces vivante est une espèce extrèmement récente. Le rameau de notre mal nommé le sapiens/sapiens (que comme disait Edgar Morin on aurait mieux fait de nommer sapiens/demens, parce que la partie folie est au moins égale à notre partie génie), ce rameau-là, s’il a 200.000 ans, qu’est-ce-que c’est par rapport à d’autres espèces ? D’une certaine façon, ce rameau-là peut disparaitre… Nous avons même l’embarras du choix sur la façon d’en finir avec sa brève aventure dans la longue histoire de l’univers. Nous pouvons au choix détruire nos écho-systèmes nourrissiers, nous détruire nous-mêmes par armes de destruction massive (je vous rapelle que le stock des armes nucléaires est suffisant pour nous anéantir trois ou quatre fois) nous pouvons avoir ce cocktail explosif de l’humiliation et de la misère qui résulte du creusement des inégalités sociales, nous pouvons avoir de nouvelles guerres de civilisation et de religion. J’arrète la liste mais vous pouvez la continuer sans problème. Nous avons l’embarras du choix dans la façon d’en finir avec notre propre histoire. Nous sommes donc une espèce fragile.

     Mais notre terre elle-même, si elle est moins fragile que nous, est structurée par des écho-systèmes tels que les océans et tel que l’athmosphère qui eux-mêmes sont en train d’atteindre des seuils de fragilité. Il existe par exemple des problèmes considérables sur la vie dans les océans. Or l’un des éléments-clés de la vie dans les océans s’appelle le phyto-plancton, et le phyto-plancton est la source principale de la production d’oxygène, beaucoup plus que les forêts. Les forêts ne représentent que 15% de la production d’oxygène. L’essentiel de la production d’oxygène, c’est le phyto-plancton dans les océans. L’acidification des océans menace le phyto-plancton. Et si se produit une disparition ou une réduction massive du phyto-plancton, c’est à terme, la question même de la teneur en oxygène de notre athmosphère qui pourrait être menacée.


      La question de la fragilité concerne notre famille humaine -le frater-, mais elle concerne pour notre oikos-logos (là aussi les mots nous aident). Normalement le mot économie que veut dire l’oikos-logos, l’organisation de nos petites maisons devrait être encastrée dans la question plus large de l’oikos-logos (logos c’est la théorie, la grande théorie de la grande maison qui est notre maison planétaire). Aujourd’hui, si nous avons une économie qui n’est pas respectueuse de la grande maison planétaire à travers l’écologie, si nous avons un type d’économie qui est destructrice de l’écologie, nous allons toucher des zones de fragilité telles que des ressources non renouvelables, telles que des biens communs menacés comme les océans et l’athmosphère. Cette question de la fragilité est essentielle quand nous considérons l’échelle la plus globale qui soit, c’est-à-dire le devenir de notre famille humaine dans son rapport avec les enjeux planétaires.

     Cette fragilité nous la retrouvons au plus intime de notre histoire puisque la grande caractéristique de notre condition humaine c’est l’état d’extrême fragilité dans laquelle nous apparaissons dans la vie. Albert Jacquart faisait remarquer que même si nous naissons à 9 mois, nous sommes tous des prématurés. C’est-à-dire que la modalité que l’évolution a trouvée pour nous faire naître avec notre gros cerveau, sans pour autant qu’il y ait une mutation biologique majeure du bassin des femmes, c’est de nous faire d’une manière prématurée pour que l’essentiel de notre maturation se passe après la naissance. N’importe quel autre mammifère va acquerir son autonomie en quelques jours et même souvent en quelques heures. Rien que pour notre autonomie physique, il va nous falloir un à deux ans. Quant à l’autonomie psychique… on peut considérer que l’adolescence va souvent jusqu’à 25 ans, voire davantage. Ça veut dire que nous sommes confrontés à une situation tout à fait inédite par rapport aux autres espèces : notre capacité d’acquisition d’un nombre considérable de connaissances, notamment grace à notre néo-cortex, se paie d’une très grande fragilité liée à cette prématuration. Nous ne sommes pas simplement des prématurés, nous sommes des prématurés conscients. Cela complique encore le problème : l’émergence de la conscience, de la conscience reflexive (c’est-à-dire celle qui me permet de dire « j’ai conscience de prendre ce verre »). La conscience est à la fois quelque chose d’extraordinairedans l’histoire de 4,5 milliards d’années du vivant, mais ce cadeau peut être très empoisonné : si par un coup de baguette magique j’avais la possibilité de doter cette bouteille de la conscience, il est probable qu’elle arriverait dans notre débat en disant « qui suis-je ? où vais-je ? d’où viens-je? y-a-t-il d’autres bouteilles dans la salle ? suis-je la plus belle ? » Le phénomène de ce que nombre de philosophes ont appellé la « conscience malheureuse » peut être un élément très fort de notre fragilité. Nous sommes des prématurés, et des prématurés conscients, avec, comme nous le montrera plus tard la psychanalyse, une énorme partie d’inconscient. Cela veut dire que le métier d’être humain, le ministère d’humanité (au sens que j’ai donné tout à l’heure à ce mot), est certainement un des plus passionnant dans l’histoire de l’univers, mais c’est aussi un des plus difficile. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle une bonne partie de l’humanité (et l’on peut se l’appliquer à nous-même) aimerait bien des fois en sortir… de la condition humaine. Parce que vivre en sachant que l’on va mourir, vivre avec notre fragilité, vivre avec cette conscience qui souvent est une conscience malheureuse, et organiser le vivre ensemble avec nos autres compagnons de route en humanité, ça fait beaucoup de choses à la fois.

   

     Et cela donne ce que nous appellons souvent de façon humoristique la question des deux P.S.H. : Le premier PSH, c’est le putain de facteur humain. On le trouve partout : vous pouvez avoir les projets les plus grandioses, les volontés les plus magnifiques, ça peut être dans des grands groupes mais aussi dans une petite association : à un moment ça coince. Ça coince parce que les comportements des uns, des autres, de soi-même, ne permettent pas d’assurer dans des conditions satisfaisantes…et ça c’est le putain de facteur humain qui est très souvent négligé ou oublié.

     Mais heureusement il n’y a pas qu’un seul PSH. Il y a aussi le deuxième PSH, qui est le précieux facteur humain. Le précieux facteur humain est celui qui va pouvoir s’appuyer sur le meilleur de note humanité et non sur le pire de notre inhumanité, et déployer ces potentialités créatrices extraordinaires liées au fait que notre fragilité est aussi à la racine d’une formidable faculté de progression. Là où un animal va atteindre sa maturité très rapidement, et où nous allons mettre infiniement plus de temps, nous allons aussi avoir une capacité de progression infiniement plus importante. Ainsi nous n’allons pas simplement être guidés par nos instincts. Nous allons pouvoir non seulement passer du stade des instincts à celui de nos émotions, et nous allons pouvoir inscrire nos émotions dans des systèmes de valeur, dans des représentations aussi bien personnelles que politiques et qui font que quantité de connaissances, quantité de transformations inconnues du règne animal ou du règne végétal sont ouvertes à la condition humaine. 


     Cette fragilité-là, à condition de ne pas être dans le déni, de la reconnaitre et de l’assumer, peut devenir une source de force. Tout déni de fragilité se traduit par le fait que, au lieu de construire des squelettes, donc de la force intérieure, l’humanité va construire des carapaces. et l’essentiel du premier PFH, du putain de facteur humain, c’est que par rapport aux peurs, par rapport aux fragilités, on a des collectifs humains ou des individus qui n’ont cessé de construire des carapaces.  Or évidemment le choc des carapaces, ça s’appelle la rivalité, dans les formes les plus graves ça s’appelle la guerre, et l’on se retrouve avec des éléments destructeurs pour l’ensemble du frater. Il n’y a de possibilité d’avancer sur une force qui ne soit pas une force de domination mais une force de puissance créatrice, que si cette puissance créatrice reconnait notre fragilité.


     La question de la fragilité c’est ce couple entre fragilité et puissance, mais puissance créatrice, pas puissance dominatrice. La puissance dominatrice n’est pas du côté du squelette. Elle est du côté de la carapace. Remarquez au passage, puisque le sens des mots nous aide, que le mot richesse qui vient du mot sanscrit rech, qui a donné richesse, mais aussi reich en allemand, ça veut dire puissance, mais pas puissance dominatrice, puissance créatrice. Donc il y a un lien entre la reconnaissance de la fragilité et notre puissance créatrice. Nous pouvons développer notre puissance créatrice quand nous ne sommes pas dans le déni de notre fragilité. Quand nous sommes dans le déni de notre fragilité, nous développons une autre forme de puissance qui est une puissance dominatrice et non créatrice. C’est quelque chose que l’on peut remarquer dans l’usage de mots tels que le mot pouvoir. Normalement le verbe pouvoir est un verbe auxiliaire qui s’écrit en lettres minuscules et qui n’a de sens qu’avec des compléments. C’est un pouvoir de… et on attend la suite. C’est un pouvoir de création qui est démultiplié par la coopération : on se donne du pouvoir. Mais si au lieu d’écrire ce verbe auxilliaire en minuscule, on en fait un substentif écrit en majuscule, tout change. C’est LE POUVOIR. C’est un substentif qui se suffit à lui-même. Là on n’est pas du tout dans le couple création/coopération, on est dans le couple domination et peur. Peur des dominés face aux dominants, mais aussi peur des dominants entre eux parce que ce pouvoir qu’ils ont tant de mal à conquérir, ils ont peur de se le faire ravir. Vous sentez bien qu’il y a une différence de nature suivant que nous reconnaissons notre part de fragilité et qu’alors nous sommes confrontés à la question : comment développer les pleines potentialités créatrices qui viennent en grande partie de notre fragilité originelle, ou comment nous nions cette fragilité et alors nous construisons des carapaces et nous rentrons dans des rivalités de domination avec autrui.

     Il y a un boulversement très important qui s’est produit au cours de la deuxième partie du XX° siècle et qui vient du fait que des acteurs qui étaient par exellence dans la logique de rivalité, je veux parler de pilotes de chasse (le pilote de chasse c’est la figure par exellence de la guerre qui se mène en surplomb. On va lacher des bombes sur des gens que l’on connait à peine, au comble de la logique guerrière et de la logique de domination). Que se passe-t-il lorsque ces pilotes de chasse sont devenus astronautes ? Lorsqu’ils ont vu la terre depuis le ciel, leur témoignage est une véritable conversion, au sens spirituel et conversion du regard : tout à coup, voyant la terre du ciel, ce qui était la rivalité au cœur de la conception spaciale du politique défini par le fait qu’il y a des étrangers, des barbares, des infidèles qui menacent l’espace que l’on veut défendre, c’est la logique de rivalité qui prime, la logique de domination soit pour se protéger soit pour conquérir ces nouveaux territoires… Voyant la terre depuis le ciel, quel est le premier élément qui frappe ces astronautes ? C’est le sentiment de la beauté et de l’émerveillement. Vous pouvez lire tous les ouvrages de géopolitique, vous pouvez lire Machiavel, vous pouvez lire Karl Schmitt, vous pouvez lire Raymond Aron, etc… vous n’en verrez pas beaucoup employer les mots d’émerveillement et de beauté, cela ne fait pas vraiment partie du vocabulaire de la réal-politique. Or le vrai réalisme c’est de constater d’abord la beauté de cette planète bleue. Le deuxième élément, c’est le sentiment de la singularité. Dans l’univers que nous connaissons pour le moment, nous la connaissons uniquement sous cette forme-là. Le troisième élément, c’est justement la fragilité, c’est de se dire "cette petite couche d’athmosphère est vraiment infime. Pourvu que l’espèce dominante sur cette petite planète bleue ne fasse pas de bétise, c’est-à-dire soit capable d’être suffisamment responsable à la fois pour préserver sa planète et pour se préserver elle-même". Il ya a une façon de se faire la guerre à elle-même (surtout avec des armes de destruction massive) tout à fait de nature à détruire ou à endommager gravement cette planète bleue .

     Considérant les mots-clés - beauté et émerveillement, singularité, sentiment de fragilité - et du même coup quelle responsabilité de la famille humaine, c’est-à-dire du frater, deviennent les conditions d’une nouvelle approche du politique. C’est le politique centré sur une vision spaciale limitée et centré sur une approche de rivalité qui parait complètement inapte à traiter le problème du devenir de l’humanité et de son rapport à cette planète. Je le dis sur le plan politique, on peut le dire évidemment sur le plan économique. L’économie n’a de sens que si elle est au service de ce que Montequieu appelait le « doux commerce ». Il nous faut relire «l’esprit des lois » de Montesquieu, pour deux raisons majeures : d’une part, il nous parle du doux commerce (aujourd’hui on emploierait davantage le terme de commerce équitable), et il montre à quel point la question-clé de l’économie est d’être pacificatrice (je vous rapelle que le mot payer vient du latin pacare, faire la paix). L’économie n’a de sens que si elle pacificatrice.

     Si l’économie oublie que sa fonction première est d’être pacificatrice c’est-à-dire de créer du doux commerce comme alternative  aux logiques de guerre et à la rivalité, l’économie rentre en contradiction avec sa fonction sociale prioritaire. Et si l’économie devient elle-même guerrière, les logiques de guerre économique auquelle l’obssession compétitive finit par nous conduire, non seulement l’économie n’est plus pacificatrice, mais au lieu d’aider le politique et le religieux à se pacifier, c’est le contraire qui se passe. L’économie devient elle-même une source de guerre et les vaincus de la guerre économique vont d’autant plus se retourner du côté de ce que l’on appellera les fondamentalismes identitaires, pour compenser le fait qu’ils ont été battus sur le plan économique. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à cela. Nous sommes confrontés à ce que Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, a appelé la question des deux fondamentalismes : Il y a des fondamentalismes identitaires, et ils ne sont pas que religieux, par exemple les fondamentalismes identitaires politiques (on peut dire qu’en France le front national incarne un fondamentalisme identitaire non religieux). Dans les fondamentalismes religieux, il n’y a pas que le fondamentalisme de l’islam : il y a un fondamentalisme juif, il y a un fondamentalisme chrétien, il y a un fondamentalisme indou, il y a un fondamentalisme bouddhiste etc… Il faut comprendre que la racine des fondamentailmes identitaires, c’est ce que Joseph Stiglitz appelle le fondamentalisme marchand.

Que se passe-t-il dans une société quand tout devient marchandise, quand l’économie de marché se transforme en société de marché, quand tous les ordres de relation humaine deviennent marchandisables ?  Par exemple quand le politique devient marchandisable, ça s’appelle la corruption. Quand les relations amoureuses deviennent marchandisables, ça s’appelle la prostitution. C’est ce que Joseph Stiglitz appelle le fondamentalisme marchand. Le fondamentalisme marchand produit deux effets redoutables :

   - d’une part la chosification, chosification des rapports à la nature, chosification du vivant, mais à terme chosification des humains eux-mêmes, y compris par la marchandisation à tout prix

   - et il produit d’autre part le fait que les vaincus du fondamentalisme marchand, ceux qui ne seront pas les premiers de la compétitivité, de la productivité, de la rentabilité, de la course à la croissance, etc… Par rapport à ces deux besoins fondamentaux qui sont la demande de sens et la demande de reconnaissance, les vaincus du fondamentalisme marchand seront d’autant plus séduits par les sirènes du fondamentalisme identitaire. La force des faits totalitaires de l’entre-deux guerres c’est celle-là : vous êtes chômeur, vous êtes rejetté, vous êtes baffoué, vous humilié etc… Nous, nous allons vous donner une place dans une histoire qui fait sens. Et l’on ne comprend ni le nazisme ni le stalinisme ni le fachisme ni aucun des grands faits totalitaires si on ne voit pas ce phénomène. Aujourd’hui cela peut être le jiadisme, ça peut être les fondamentalismes identitaires non religieux, mais c’est la même histoire.


     Cela me permet, après avoir indiqué que nous avions amené à tavers ce couple fraternité/fragilité à avoir une autre approche du politique, à avoir une autre approche de l’économie, à regarder aussi la necessité d’avoir une autre approche de la question spirituelle. Parceque ce que je disais à l’instant du politique, d’un politique au départ fondé sur une vision spaciale limitée où l’on cherche à protéger ou à étendre un territoire par rapport à des rivaux que l’on va nommer étrangers ou barbares, on le retrouve aussi dans les grandes traditions religieuses : c’est la notion de terre promise et la notion de peuple élu. Et ça, cela ne caractérise pas seulement la tradition juive. L’islam a fait la même chose avec un nouveau peuple élu et avec une nouvelle terre. On aurait pu dire que le christianisme a un temps échappé à ça parce que vous avez cette véritable révolution culturelle qui est exprimée par le fameux texte de Paul dans l’épitre aux Corinthiens, quand Paul dit « il n’y aura plus ni juif ni gentil, ni esclave ni homme libre, ni paien et croyant ». On pourrait dire là il y a une sorte d’ouverture vers l’ensemble de la famille humaine. Mais très rapidement le christianisme lui-même se refabriquera des comportements comparables aux autres traditions religieuses : le saint empire romain germanique, la civilisation chrétienne, etc… Ainsi, les traditions religieuses sont elles-même marquées par cette logique, avec le fait que cette fois le barbare c’est celui qui est infidèle, c’est celui qui étranger à la communauté de croyance. Quand nous regardons les défis actuels de notre famille humaine -notre frater- nous sentons bien que de la même façon qu’il nous faut bouger dans notre rapport au politique, passer de la vision du pilote de chasse à celle de l’astronaute, bouger dans notre rapport à l’économique, nous souvenir que la question de l’économie c’est la question du doux commerce comme alternative à la guerre, il nous faut aussi bouger dans nos comportements spirituels. Il nous faut avoir une capacité de dire pleinement à la fois que les questions du sens sont des questions fondamentales pour les êtres humains et qu’il est légitime que ces questions du sens puissent avoir leur pleine place dans l’espace publique -la question du sens est trop lourde à porter pour des individus isolés-, mais que ces traditions de sens ont le devoir absolu de respecter les autres traditions de sens, de ne pas rentrer dans une logique excluante, et les phrases du type « hors de mon église point de salut » sont évidemment totalement inacceptables du point de vue de cette nouvelle spiritualité dont nous avons impérativement besoin. Il est intéressant de voir comment, à l’occasion de cette enjeu planétaire qu’est le débat sur le climat, il y a des avancées significatives faites dans ce sens. Bien sûr, le fait qu’un pape ait fait une encyclique qui change profondément la conception classique sinon du christianisme en tout cas du lien entre judaisme et christianisme sur le rapport à la nature pour passer de la conception domination de la nature à la conception de François d’Assise qui est une conception à la fois contemplative et préservatrice, c’est un sacré changement ! Un vrai chemin spirituel pour toute une tradition. Mais vous avez remarqué que quelques semaines après il y a eu une déclaration de même nature du côté de l’Islam. Et puis il s‘est passé un phénomène tout à fait intéressant dont on a peu entendu parler dans les médias, c’est ce que l’on a appelé le sommet des consciences. Pendant l’été s’est déroulée une grande réunion à Paris où toutes les traditions spirituelles -qu’elles soient religieuses, athées, agnostiques- étaient présentes autour de la question : Quelle mobilisation de conscience autour de cet enjeu majeur du devenir de l’humanité et question du dérèglement climatique ? C’était un phénomène nouveau, y compris parce que c’était la France, pays laïque qui accueillait l’ensemble de ces traditions. A cette occasion, c’était une façon de dire la laïcité n’est pas une laïcité fermée qui refuse que les traditions spirituelles soient présentes dans l’espace public, et qui renvoie dans le seul espace privé toutes les questions du sens. Non, là, c’était dans la troisième assemblée de la République (c’était au palais d’Iéna, siège du conseil économique social et environnemental que ce sommet des consciences était accueilli et ouvert par les autorités de l’état à commencer par le président de la République) c’était une laïcité ouverte et exigente. En acceuillant l’ensemble de ces traditions, elle leur disait en même temps « vous ne pouvez pas vous enfermer dans un discours autoréférentiel». Le fait même que vous soyez présents à côté d’orthodoxes, à côté de protestants, à côté de bouddhistes,  à côté d’indouhistes, à côté de francs-maçons, à côté de souffistes…etc, fait que chaque tradition spirituelle a aussi un chemin de travail sur soi-même à réaliser.

Comment sortir d’une conception où le religieux est défini par le tryptique peur/soumission/sacrifice pour aller vers le meilleur de la quête spirituelle définie par la question de l’amour, tension dynamique trouvée au cœur de toutes les traditions religieuses? Là je suis plus précis, c’est plus précisément les traditions religieuses. Pourquoi ? Parce que le fait religieux est lui-même hybride : Vous avez la partie lumineuse du religieux qui est du côté de la quête spirituelle, mais vous avez sa partie ombre qui nous vient de la peur. On comprend bien l’origine de cette peur : quand nombre de phénomènes naturels qui suscitaient la crainte chez les humains et qui à l’époque n’étaient pas explicables de façon rationelles, ça déclanchait le fait que par exemple si un éclair tombe, c’est que le dieu foudre est courroussé. Donc la peur. Comment va-t-on faire pour réduire le courroux du dieu foudre ? On va se mettre dans un rapport de soumission et de crainte et on va lui donner ce que l’on a de plus cher pour apaiser son courroux. C’est la logique sacrificielle. Pensons à la mort récente de Roger Girard qui a beaucoup travaillé sur la question de la violence et du sacré et comment la question du sacrifice est une sorte de virus intérieur extrêmement dangereux pour le fait religieux qui va mettre en place une série de comportements éloignés de la quête spirituelle : la crainte, la soumission, le sacrifice. Et puis la quête spirituelle, que vous trouvez chez tous les grands réformateurs religieux (exemples typiques, mais on pourrait en citer d’autres, Jésus et Bouddha), et qui dit vous vous trompez sur le cœur mêlme de votre croyance. Dieu n’est pas un père fouettard à craindre et qui vous demande de renoncer au meilleur de ce que vous avez, c’est une puissance créatrice d’amour et qui est intérieure à vous-même. Le royaume des cieux est en vous. Comme le dit par exemple saint Jean : « Nul n’a jamais vu Dieu, mais c’est quand nous sommes dans l’amour que nous nous en approchons le plus ». Changement radical de perspective. La phrase-clé est celle qui est adressée à Abraham : « Va vers toi-même ». Le passage du rapport sacrifice/soumission/crainte au rapport amour/royaume des cieux intérieur/va vers toi-même est un boulversement qui traverse le cœur même du religieux. On peut même dire que le cœur d’un travail spirituel du religieux sur lui-même, c’est justement de dire « Qu’est-ce qui se passe quand on croit pour de bon que ce qui s’appele le divin est du côté de l’amour  et en étant conséquent sur cette question—- non pas en terme phylosophique——-

Tout ce qui n’est pas amour ne relève pas de —Nettoyage intégral par le vide. Toutes les alliances du trône et de l’autel disparaissent dans cette perspective. Ainsi que toutes les logiques fondées sur la crainte et le sacrifice, y compris le sacrifice de la sexualité qui n’est qu’une des modalités sacrificielles que les sociétés humaines ont inventées. Ça fait un sacré nettoyage dans le religieux lui-même. En partant de ce lien entre fraternité et fragilité, non seulement on revisite notre approche globale mais aussi notre approche intime, on revisite notre approche politique, on revisite notre approche économique, mais on revisite aussi notre approche spirituelle. Et quel est l‘élément-clé qui nous permet de nous mettre sur ce chemin ? C’est un élément que l’on trouve présent dans toutes les traditions de sagesse, dans toutes les traditions spirituelles et qui s’appele la joie de vivre. La fameuse phrase « Le royaume des cieux est en vous » renvoie au fait que tout être humain a en lui-même une source créatrice, une nappe phréatique d’eau vive dans laquelle il peut puiser pour aller retrouver sa propre force intérieure qui n’est pas en terme de domination qui est en terme de puissance créatrice. Le problème est que cette nappe phréatique est tellement polluée et a tellement de sédimentation qu’il faut forer, c’est-à-dire travailler sur soi. Il s’agit d’un travail personnel, mais c’est aussi le travail sur soi que doit faire le frater. C’est-à-dire quand notre humanité est confrontée à ces rendez-vous et critiques avec elle-même, elle a aussi a se poser la question « qu’est-ce que ça veut dire qu’être humain ? qu’est-ce que ça veut dire que ce ministère de l’humanité dans l’univers ? » Là on tombe sur des questions qui sont absoluement passionnantes parce que à la fois nous sommes liliputiens, infimes et en même temps nous avons une faculté absoluement incroyable qui est la faculté de transformer les deux briques originelles de l’univers que sont l’énergie et l’information et nous avons cette faculté de transformer de l’information en conscience et de transformer l’énergie d’aimantation, parce que toutes les formes énergétiques sont d’une certaine façon en terme d’aimantation ou de répulsion (que ce soit la gravitation, la force nucléaire forte, la force nucléaire faible, l’électro-magnétisme, etc…c’est toujours d’une certaine façon de l’aimantation), nous avons cette faculté de transformer l’aimantation en amour. Ça veut dire que si il y a un ministère de l’humanité dans l’univers, c’est dans ce ????? de l’univers et d’amour… Ça mérite examen avant d’envisager de gaité de cœur la disparition de ce frater-là. Mais cela nous crée aussi l’obligation de nous élever en qualité de conscience et en qualité d’aimance. Ça nous oblige comme le disait Martin Luther King à dire : « il nous faut apprendre à mieux nous aimer comme des frères ou nous préparer à périr comme des imbéciles ». Cette phrase de Martin Luther King est très intéressante parcequ’elle fait bien le lien entre la question de l’amour et la question de l’apprentissage. Ça ne va pas de soi de monter en qualité d’amour, et ça met le doigt sur le fait que notre risque majeur est le couple de la bêtise et de la méchanceté. Ce couple de la bêtise et de la méchanceté est directement lié à nos peurs et aux carapaces que nous mettons en place. Ce n’est pas simplement les affreux, bêtes et méchants, c’est quelque chose de très fort ce double repli qui vient de la fermeture des cœurs et qui crée aussi une fermeture des consciences. Du même coup, dans le chantier du frater et au cœur du frater et de la fragilité on a effectivement un grand chantier qui est le chantier de l’art d’aimer, ce qui est un sacré chantier. Si l’on considère les expressions populaires l’amour est en général associé à la chute : on tombe amoureux, on tombe en amour, on tombe enceinte. Le bonheur, lui est associé à l’idée de l’ennui : les peuples heureux n’ont pas d’histoire, ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants…fin de l’histoire, il ne se passe plus rien. Et le sens est associé à la guerre : les guerres du sens, les guerres de religion, etc…On comprend bien que si cette triple demande fondamentale chez les êtres humains -la demande d’amour, la demande de bonheur, la demande de sens- est souterrainement associée à l’idée de la chute, à l’idée de l’ennui et à l’idée de la guerre… vive le divertissement !…comme le dirait Pascal. Vive la chosification, vive le monde du futile et des marchandises parce qu’au moins cela nous évite cette triple tragédie de la chute de l’ennui et de la guerre. Donc nous ne pouvons véritablement répondre à ces rendez-vous critiques du frater précisément parce que l’ère du divertissement par le passage par les objets les techniques les machines est en train non seulement d’épuiser son propre sens, mais de faire tellement de dégats écologiques que nous ne pouvons plus continuer dans cette voie. Nous ne pouvons reprendre ces rendez-vous critiques que si nous reprenons ces trois chantiers et que nous disons  : Non, ce n’est pas une fatalité d’associer l’amour à la chute, le bonheur à l’ennui et le sens à la guerre. Nous pouvons apprendre non pas à tomber en amour, mais à nous élever en qualité d’amour. Nous pouvons vivre à la bonne heure c’est-à-dire considérer que le bonheur n’est pas un capital que l’on cherche à conquérir et que l’on a peur de perdre ou un coup de chance. Le bonheur c’est une qualité de densité et de présence (c’est cela vivre à la bonne heure). Et le sens, c’est une chance pour l’humanité d’avoir un pluralisme de traditions de sens justement pour approcher de façons différentes ce mystère du rapport à l’univers, ce mystère que certains vont appeler le divin, d’autres vont lui donner d’autres termes, mais c’est ce rapport-là qui va fonder la légitimité d’une pluralité de sens. Et c’est une chance que d’avoir cette pluralité, mais ça ouvre alors un dialogue de cultures et de civilisations qui ne vaut pas simplement à l’échelle planétaire mais qui est aussi un élément décisif dans nos propres cités. J’habite Nanterre et je peux vous dire que l’un des moyens des plus simples pour faire la paix et d’éviter la montée des fondamentalismes identitaires, c’est par exemple les repas de quartier : à l’occasion d’un repas de quartier, c’est un échange de dialogues interculturels et intercivilisationnel et où tout d’un coup, parce que les éléments de curiosité, de dégustation vont l’emporter sur les éléments de peur et les éléments de rivalité, on va retrouver une capacité de faire la paix et de construire un dialogue interculturel, un dialogue de sens, parfois un dialogue interreligieux dans ces occasions-là. Vous sentez bien que l’énergie qui nous permet d’aller vers cette capacité de vivre à la bonne heure, de considérer qu’autrui n’est pas un rival menaçant mais un compagnon de route en humanité, de considérer que la pluralité des traditions de sens est une chance et non une menace, c’est justement cela qui caractérise la joie de vivre. C’est le fait de sortir du rapport excitation/dépression  qui est au cœur de la fracture financière, ce que le wall street journal appelle le couple euphorie/panique (il n’y a pas besoin de lire la presse alternative pour s’en convaincre). wall street ne connait que ces deux sentiments : l’euphorie ou la panique. (au passage, c’était la définition de ce que l’on a appelée pendant longtemps la psychose maniaco-dépressive et c’est la raison pour laquelle nous sommes plusieurs à proposer que ce soit l’Organisation Mondiale de la Santé qui s’occupe des marchés financiers). Quand vous avez le couple euphorie/panique, c’est le couple excitation/dépression, la même chose se produit dans l’univers médiatique, dans l’univers politique, dans l’univers sportif quand il est gangréné par le dopage et l’addiction à l’argent. Et tout l’enjeu de la joie de vivre c’est sortir aussi bien personnellement que collectivement du couple excitation/dépression pour aller vers un autre couple qu’est le couple intensité/sérénité. Parce que quand on est dans la beauté, quand on est dans l’amour, quand dans la recherche de sens etc…on peut être au cœur de l’intensité. On n’a pas l’impression de vivre à moitié, on n’a pas l’impression de végéter. On est dans la pleine intensité, mais cette intensité-là, elle ne nous déséquilibre pas, elle ne nous déporte pas. Il y a des différences de l’excitation qui crée un état de déséquilibre, qui conduit à la dépression et qui fait que l’on ne ressort de la dépression que par une excitation supplémentaire menant à une société de l’addiction (il n’y a pas que le dopage qui caractérise cette addiction, il n’y a pas que la drogue. Vous pouvez être addict au pouvoir, à la richesse monaitaire..etc. Il y a des tas de formes d’addiction) Là c’est le couple excitation/dépression. La joie de vivre c’est le couple intensité/sérénité, et ce couple intensité/sérénité est fondamental dans l’intime de chacune de nos vies, mais c’est aussi en grande partie sur ce terrain que se joue l’avenir de notre frater, de notre communauté humaine. Parce que c’est cette capacité de notre communauté humaine à monter en qualité de conscience, en qualité d’amour, en reconnaissant sa fragilité et en arrétant de la nier, et en comprenant que cette fragilité est la source d’une puissance qui n’est pas une puissance de domlination, qui est une puissance de création. A ce moment-là on comprend bien que la joie de vivre est un moteur fondamental. Nous sentons bien alors que nous sommes dans la création de valeur, au vrai sens du mot valeur. J’ai eu l’occasion de dire combien   —-de revisiter les mots est un élément essentiel. Nous sommes dans des sociétés où la novlangue de l’économisme dominant a transformé l’un des plus beau mot de la langue latine qui est le mot valeur : valor, ça veut dire la force de vie et l’on a transformé cela en value for money. N’a de la valeur que celle qui est exprimée sous forme monétaire…Donc tout ce qui n’est pas exprimé sous forme monétaire au mieux n’a pas de valeur et au pire se trouve du côté des charges. Quand j’avais fait le rapport « reconsidérer la richesse » j’avais mis en évidence cette contradiction majeure doublée du fait que dans l’expression monétaire de la valeur quantité d’activités destructrices de la valeur de force de vie naturelles ou humaines sont considérées comme du value for money. Vous pouvez être dans l’économie du crime, dans la vente d’armes, dans la prostitution, la drogue etc… Cela va être enregistré, s’il y a des flux monétaires, comme des valeurs ajoutées monétaires. Vous savez par exemple que l’Angleterre est repassée devant la France en terme de PIB parce que, sans aucun état d’âme, ils ont intégré la drogue et la prostitution dans leur PIB. Il n’y a aucun problème si l’on ne se préoccupe que du value for money. Donc se souvenir que le cœur de la création de valeur est lié à la joie de vivre, et se souvenir aussi , puisque nous sommes à un moment où le rapport à nos origines (la question de la Grèce est une question capitale pour l’Europe), se souvenir de la façon dont le mot « force de vie », l’équivalent de « valor », se dit en Grec « Eros ». C’est bien la question fondamentale des forces de vie face aux logiques mortifères, d’Eros face à Tanatos, et c’est la raison pour laquelle je dis souvent « Vive la stratégie érotique mondiale ! »

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