Intervention de

 

ODILE DESPERT,

présidente de “Femmes Initiatives Laubadère“ :

 

Bonsoir tout le monde. Je suis Odile Despert et suis présidente d’une association qui s’appelle “Femmes Initiatives Laubadère“, communément connue sous ses initiales et le nom de FIL. Au cours des années, les gens disent le FIL en ayant perdu l’histoire de ce nom qui est “Femmes Initiatives Laubadère“. Cette association existe depuis une vingtaine d’années. Elle est née de façon très banale : Responsable au foyer des jeunes travailleurs, j’étais sollicitée par les travailleurs sociaux du quartier Laubadère. Elles étaient en manque de réponse par rapport à des femmes habitantes du quartier en demande d’insertion professionnelle pour lesquelles ils ne trouvaient pas de solution. Toutes les propositions tombaient à l’eau d’une façon ou d’une autre. Elles m’ont sollicité en me demandant si je ne voulais pas réfléchir à d’autres solutions pour les habitantes du quartier de Laubadère avec lesquelles elles avaient ces difficultés. J’ai accepté parce que j’aime bien trouver des nouvelles solutions, posant simplement comme conditions préalables que l’on travaille sur un projet collectif, car le collectif est quelque chose qui me tient à cœur, et sur un projet économique parce qu’il me semble qu’on ne peut imaginer une réelle insertion sans un aspect économique. Donc cela a démarré sur ces bases-là. Quatorze femmes du quartier, toutes sans emploi et sans qualification se sont portées volontaires pour participer à ce travail de réflexion que nous avons mené dans un premier temps sur une base de bénévolat pour ces personnes et moi en tant que salariée. Puis, au bout d’un certain temps de réflexion commune, une direction s’est dégagée : Elles voulaient toutes travailler sur quelque chose qui fasse du bien au quartier. Cela a été leur premier signe de ralliement : « Nous voulons quelque chose qui rapporte au quartier ». Donc on a travaillé sur les besoins du quartier, sur les manques du quartier, et nous sommes arrivées à un projet de restauration rapide puisqu’à ce moment-là c’est ce qu’elles avaient identifié comme manque sur le quartier.

A partir de ce moment-là une association s’est constituée, qui était dans un premier temps une association sans salariée dont j’étais toujours l’animatrice, mais qui avait une existence légale. Au bout de deux ans, cela a pris beaucoup de temps parce que l’on a toujours voulu travailler une vraie construction de projet , c’est-à-dire que rien n’était décidé au départ, absolument rien, ni le fonctionnement, ni les objectifs. C’est le travail en commun qui a permis d’aboutir à ce projet. Cela prend beaucoup de temps car il faut, dans un tel projet, que chacun trouve la place de sa parole. Il faut que tout le monde puisse rentrer dans la parole de l’autre, comprendre ce que l’autre veut dire, accepter ou ne pas accepter, donner son point de vue, défendre son point de vue… tout ce que vous pouvez imaginer, et qui peut prendre beaucoup de temps dans un tel groupe qui n’a pas l’habitude de ce genre d’exercice intellectuel. Au bout de deux ans nous avons abouti à ce projet de restauration rapide. Une association s’est constituée avec un conseil d’administration composé de l’OPAC (OPH maintenant), du Foyer des Jeunes Travailleurs, des institutions qui sont rentrées dans cette association pour aider ces femmes à monter leur projet. Ce qui s’est fait.

En 1997, si je me souviens bien, nous avons acheté avec des financements publics un vieux camion-frites qui s’est installé à Laubadère. Là on a proposé un contrat salarié aux personnes qui étaient dans le groupe. Sur les quatorze, il n’y en a que sept qui ont accepté de s’engager dans un contrat de travail, les autres ses sont arrêtées là. Donc nous avons commencé avec sept personnes en contrats aidés dans un camion-frites. Petit à petit cela s’est développé. Je ne vais pas trop rentrer dans les détails… sachant que le préalable de l’association était de procurer du travail à des femmes, ça vous l’avez compris, mais au fur et à mesure de la construction du projet un autre principe s’est dégagé très fortement : donner un travail pérenne à ces femmes. On s’est finalement rendu compte que des emplois précaires ne permettent pas de faire un projet de vie. Quand on a un travail à mi-temps ou même à plein temps pour 3 mois, 6 mois, un an, parfois renouvelable (c’est tout ce qu’on appelle communément les contrats-aidés, financés en grande partie par l’état), on ne peut pas faire un projet de vie. On ne peut pas acheter un appartement, on ne peut pas acheter une voiture, on ne peut pas… parce que dans 6 mois ou un an, on ne sait pas ce qu’il va se passer et on ne peut pas faire des projets à long terme. Donc le second principe de l’association a été : Ce travail qu’on vous propose doit déboucher sur un contrat pérenne, c’est-à-dire un C.D.I., tout bêtement. Vous imaginez que ce principe-là a été regardé d’une façon très bizarre par beaucoup de gens qui disaient  “comment allez-vous faire ? Vous n’allez pas vous en sortir…“ Nous, et je dis nous parce je précise qu’il y avait une équipe autour de moi, nous avons dit que nous voulions des contrats pérennes pour que ces personnes puissent faire des projets de vie, et nous ne lâcherons pas là-dessus.

On a démarré avec sept personnes en contrats-aidés et beaucoup de subventions publiques au départ. Il faut remercier toutes les collectivités qui ont soutenu ce projet depuis le début. Après deux ans, trois personnes ont arrêté et quatre sont restées. C’était la fin des contrats-aidés auxquels elles avaient droit, elles sont donc passées en contrats à durée indéterminée. Il a fallu développer de plus en plus le chiffre d’affaire. Il y a une partie économique puisque c’est de la restauration rapide… On avait commencé avec des femmes qui n’avaient aucune qualification : la plupart avaient un niveau de sixième, cinquième , certaines même un niveau de primaire, certaines ne voulaient même pas toucher l’argent tellement elles avaient peur de faire des erreurs en rendant la monnaie, etc… C’était assez compliqué de rendre une activité rentable dans ce cadre-là, mais petit à petit nous les avons qualifiées. Nous sommes passées du camion-frites à une petite maisonnette qui a été mise à notre disposition. Nous avons pratiqué de la formation interne et de la formation externe. Certaines sont parties, ont été remplacées par d’autres… enfin toute une histoire classique, normale. Il y a quand même dans l’association une personne, qui devait être là ce soir mais qui n’a pu venir pour des raisons personnelles, qui est là depuis le début et qui a un contrat à durée indéterminée depuis quinze ans dans l’association. A l’heure actuelle, il y a quatre personnes dans l’association : Deux en CDI et deux qui sont en contrats-aidés. Puisqu’il y a un certain turn-over, nous démarrons toujours en contrat-aidé. Cela constitue le cadre de l’association. Ces contrats CDI qui sont destinés à faire vivre ces femmes, il faut qu’ils aient une justification économique. Au-delà de la qualification des personnes, nous avons développé petit à petit un service de traiteur à domicile ou de traiteur dans les entreprises. Ceci pour vous situer le champ de l’association.

Nous sommes maintenant dans une maison que la mairie de Tarbes nous a construite :  Quand la cité Laubadère a été remodelée, la petite maison de l’OPAC a été détruite. Quand nous avons interpellé la mairie en disant “mais nous, comment fait-on ?“, la mairie de Tarbes nous a dit “ on vous construit un local “. Ils nous ont donc construit un local et nous logent gratuitement depuis lors, ce dont nous les remercions. Nous avons donc maintenant une partie de la restauration sur place, mais aussi une partie assez importante de livraison à l’extérieur : Nous livrons des repas collectifs pour lesquels nous avons voulu là aussi rester sur des valeurs, des valeurs de développement durable en l’occurrence. C’est-à-dire que nous ne livrons pas des plateaux-repas comme on le fait de façon très classique… car il nous semble que les plateaux-repas comportent beaucoup de plastique, ce qui ne nous plaisait pas trop, et puis le plateau-repas c’est individuel, vous avez votre ration devant vous. Vous aimez ou vous n’aimez pas, si vous n’aimez pas ça part à la poubelle eh voilà ! Cette idée-là ne nous convenait pas. Nous sommes donc parties sur la livraison de repas collectifs. Pour ceux qui sont parfois consommateurs chez nous, si vous commandez par exemple cinq repas, vous verrez arriver des repas dans des plats collectifs avec de la vaisselle et vous pourrez prendre vos repas un peu comme à la maison même si vous êtes au boulot ou en réunion d’association. Vous aurez un plat avec l’entrée, un plat avec le plat, un plat avec le dessert. Vous prendrez ce que vous aimez, ce que vous n’aimez pas, vous ne le prendrez pas et à priori il y a beaucoup moins de déchet, beaucoup moins de choses qui partent à la poubelle. Ensuite nous venons récupérer la vaisselle. Il n’y a pas de plastique qui part à la poubelle à priori ou sinon nous utilisons des contenants recyclables. Voilà pour l’aspect économique.

L’association “Femmes Initiatives Laubadère“ a bien d’autres ambitions que la partie économique. Notre ambition n’est absolument pas de faire du bénéfice et d’être cotée en bourse. L’idée c’est d’avoir une action sur le quartier. Ces femmes qui étaient là au début et celles qui sont là maintenant ont toujours le même objectif : faire du bien au quartier. Il y a quand même cette notion d’appartenance au quartier. Et ce quartier a besoin d’améliorer sa qualité de vie. Pour faire du bien au quartier la réponse est très simple : il faut faire du lien social. Ce qui est primordial pour toutes les femmes qui sont dans l’association, c’est de dire “ nous, il faut que l’on fasse du bien aux autres “ parce que dans le quartier il y a des gens qui sont pas bien, qui sont malheureux, qui sont tout seuls, et donc il faut que l’on fasse du bien aux autres. Pour cela, c’est un lieu ouvert, un lieu ouvert en permanence. Vous pouvez y venir pour discuter, vous pouvez venir pour prendre un café, vous pouvez venir juste pour passer un moment, et vous trouverez en face de vous des habitants du quartier. Pour les habitants du quartier, ce sont des gens comme eux, comme elles ce sont leurs pairs. Quand on vient au local de FIL, ce n’est pas moi qu’on trouve. Ce sont des habitantes qui sont là, des voisines… et cela est très important car cela induit un climat de confiance, dans le fait qu’il y a un partage. Tout cela n’est pas neutre par rapport au sujet de ce soir. Il y a un partage, il y a des choses qui se comprennent sans qu’on ait besoin de le dire, sans qu’on ait besoin d’expliquer. On peut venir et parler des problèmes des gosses à l’école, des choses comme ça et les salariées qui sont là comprennent parce qu’elles vivent la même chose, elles sont dedans. Cela permet d’exprimer des choses et les salariées peuvent soit nous retransmettre certaines problématiques qui sont apparues et que nous n’avons pas perçues, soit dire aux gens qui viennent “tu pourrais aller voir untel, tu pourrais à tel endroit, etc…“ Donc elles servent un peu de relai sur le quartier.

L’activité de l’association est aussi beaucoup tournée vers le partenariat associatif. Dans la quartier de Laubadère il y a un certain nombre d’associations qui sont très actives. Ce quartier a été très bien doté par les politiques de la ville depuis de très nombreuses années. Il y a beaucoup d’associations qui y ont des activités sociales, sportives, etc… qui toutes sont tournées vers le bien-être des habitants. Donc nous travaillons énormément en partenariat. Je vais vous donner un seul exemple qui me semble très représentatif : Après les évènements de janvier dernier qui ont créé un choc et qui sur le quartier de Laubadère ont provoqué des réactions difficile à vivre pour les habitants, des réactions de regards suspicieux, de rejets, des réflexions, des choses comme ça… Il y a eu un moment difficile et nous avons décidé, à plusieurs associations, de travailler ensemble ce sujet-là et d’essayer de provoquer sur le quartier de Laubadère (mais pas que…, sur l’ensemble de la ville), de provoquer une réflexion sur la différence. Depuis le mois de mars de l’année dernière, nous montons un projet avec les habitants et basé sur les habitants, sur le thème de la différence : Qu’est-ce que c’est pour vous que la différence ? Comment est-ce que vous vivez la différence ? Pour cela, il y a des enquêteurs qui sont des habitants du quartier, des jeunes, qui vont retrouver les habitants au porte-à-porte pour leur poser ces questions et dont la “cible “ sont les personnes isolées. En tant qu’habitants du quartier, ces enquêteurs savent qui est déjà dans un circuit social, qui participe déjà à des activités. Ils savent aussi ceux qui ne sortent jamais, qui sont tout seuls. Et ce sont ces personnes-là qui sont particulièrement ciblées par ces enquêtes. Ces enquêtes vont nous permettre de monter une fête de la différence qui va se dérouler au mois de mai vraisemblablement et qui va regrouper tous les partenaires de quartier et tous les habitants du quartier et, nous le souhaitons, beaucoup d’habitants hors du quartier que nous souhaitons faire venir dans Laubadère pour provoquer ces rencontres qui manquent tellement à un quartier qui est regardé avec suspicion par l’ensemble de la ville.

Voilà. Je pense que vous avez une image de l’association. Je vais embrayer sur le sujet de la soirée. Quand j’ai été sollicitée pour parler de la fraternité en tant que présidente de Femmes Initiatives Laubadère, c’était il y a au moins six mois, et j’ai dit oui bien sûr, cela me paraissait évident. En réfléchissant un peu sur le thème de la fraternité, je me suis rendu compte que lorsque j’avais dit oui spontanément, mes oreilles avaient entendu “fraternité“ mais mon cerveau avait enregistré “solidarité“. Solidarité avec ceux qui ont moins, avec ceux qui souffrent, etc… solidarité avec les gens du quartier moi qui ne suis pas du quartier, solidarité avec des gens en difficulté moi qui était responsable de formations au Foyer des Jeunes Travailleurs…donc j’étais beaucoup dans la solidarité et me disais mais tu n’es pas du tout dans la fraternité. Alors qu’est-ce-que la fraternité ? Où est la différence entre la solidarité et la fraternité ? Je me suis posé ces questions très intéressantes pour moi. Etant d’une famille très nombreuse (j’ai huit frères et sœurs), la fraternité évoque pour moi vraiment quelque chose. Je me suis dit finalement : la fraternité c’est tout-à-fait autre chose que la solidarité. Ça n’a rien à voir. La fraternité c’est vivre ensemble. C’est pas donner, c’est pas apporter une “plus-value sociale“, c’est pas réparer une injustice sociale que l’on constate, c’est pas dire celui-là a besoin d’argent ou de vêtement et je lui donne… Non, c’est vivre ensemble quelque chose la fraternité. Dans une famille, on vit ensemble. Il n’y a plus du tout l’un qui – pour l’autre. Cela n’existe pas dans une famille. On grandit tous ensemble et on est tous ensemble dans la même famille. Et l’on ne se pose pas la question de savoir s’il y en a un qui a besoin qu’on l’aime, cela se fait spontanément. Et là je me suis dit qu’il y a une dimension dans la fraternité qui va bien au-delà de la solidarité et qui était quelque chose d’inconditionnel, qui est posé comme ça. Voilà, on est frère. Alors cela va loin lorsque l’on commence socialement à poser ce genre de principe. On est frère… c’est inscrit sur les frontons de la République : “Liberté, Egalité, Fraternité“ Vous savez peut-être que le mot fraternité est arrivé un peu après… Cela a été d’abord Liberté, ensuite égalité, et puis fraternité est arrivé un peu après…il manquait quelque chose sans doute, et donc la fraternité est arrivée. Je n’ai jamais vu aucune loi qui parle de la fraternité. Il y a des lois qui parlent de l’égalité, il y a des lois qui parlent de la Liberté, mais des lois qui parlent de la Fraternité je n’en ai jamais entendues. Parce que la fraternité c’est comme ça. Et pourtant la Fraternité fait partie des trois valeurs de la République. Il y a là quelque chose que je trouve de très fort dans ce terme de fraternité qui fait que ce n’est pas quelque chose en plus de la solidarité, c’est quelque chose qui se vit comme une évidence. Pour en revenir à mon expérience, c’est vrai que je pense que je suis dans la fraternité de temps en temps, j’allais dire par éclairs. Je suis dans la solidarité lorsque je suis à l’association et puis par moments, je suis dans la fraternité et ça peut pas s’expliquer.

                                                                                                         Odile Despert

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Intervention de

 

Michel AMULET,

directeur de l'école “Joyeux Béarn“

Je suis directeur d’une petite école qui s’appelle l’école “joyeux Béarn “. Comme son nom ne l’indique pas, c’est une école privée catholique. Petite école de quartier implantée dans un quartier très populaire de Pau, le quartier Saragosse. Pour la petite histoire, avant d’être une école, pendant cent ans l’école Joyeux Béarn était un orphelinat. Un orphelinat agricole de jeunes garçons et en fait le quartier s ‘est bâti autour de l’orphelinat. C’est-à-dire que l’orphelinat est là depuis 1800 et le quartier est né sur les terres de l’orphelinat. Pendant 100 ans ce fut un orphelinat puis c’est devenu une maison d’enfants  à caractère social, c’est-à-dire que les enfants en difficulté du quartier ont remplacé les orphelins d’autrefois et à la fin des années 50, en 1959 c’est devenu une école. C’est une école congréganiste; c’est une école sous tutelle des “filles de la Charité“. C’est une école qu’on appelle Vincentienne. Vous avez ici sur Tarbes un lycée professionnel “St Vincent de Paul“. Nous faisons partie du même réseau que cet établissement-là. Nous avons à peu près 85 établissements répartis dans toute la France et qui pour la plupart sont implantés dans des quartiers, disons un peu “difficiles“.

Nous sommes une école catholique, mais nous sommes d’abord une école catholique d’enseignement. Et nous sommes une école de quartier et nous y tenons. C’est une école qui est ouverte à tous : Les enfants qui viennent chez nous ne sont pas choisis. Nous accueillons un grand nombre de familles de confession musulmane, mais depuis quelques années aussi des familles de réfugiés politiques venant il y a quelques années de Tchétchénie, dernièrement d’Ukraine et d’Irak. Notre problème ici, c’est dans une école qui accueille autant de diversité, c’est arriver, tout en respectant les origines de chacun, à se retrouver autour de valeurs partagées. Notre parti-pris c’est que l’on voulait faire de notre école un vrai lieu de culture. Un lieu de culture où l’on pourrait proposer aux enfants des connaissances qui leur donne envie de s’engager, et de s’engager ensemble. Nous avons eu il y a quelques années de gros soucis de violence dans notre établissement. J’y suis depuis huit ans. J’avais travaillé auparavant dix années en établissements spécialisés qui sont aussi des lieux où l’on peut rencontrer ce genre de violence et ce genre de difficultés, et là j’arrivait dans une école dite ordinaire mais où l’on rencontrait énormément de violences, une grande difficulté à vivre ensemble. Donc nous avons d’abord suivi une formation sur la gestion de la violence pour savoir comment anticiper, gérer, comment parler aux enfants, comment faire en sorte que les enfants se parlent. Et ensuite nous avons beaucoup réfléchi aux différents projets que l’on pouvait leur proposer. La première chose que nous avons mise en place il y a 7 ans, ce sont des ateliers de philosophie depuis la petite section de maternelle jusqu’au CM2. Je ne vous raconte pas d’histoire, de la petite section de maternelle jusqu’au CM2, l’idée n’est pas de leur parler des grands auteurs, mais c’est vraiment de faire de la philosophie, c’est-à-dire amener les enfants à penser ensemble et à accepter que ce n’est pas parce qu’un camarade ne pense pas comme moi qu’il est contre moi. On peut très bien avoir des opinions différentes mais on peut partager des mêmes valeurs d’humanité. Pour cela on s’est fait aider, parce que bien souvent il faut savoir se faire aider, tout ne vient pas de nous.

Nous avons eu la chance de rencontrer une personne extraordinaire qui s’appelle Isabelle Millon qui est directrice de l’Institut de pratique philosophique à Paris et qui exerce son métier dans le monde entier. Elle travaille dans les township de johannesburg en Iran, en Thaïlande, elle travaille beaucoup en région parisienne et elle est venue travailler avec nous au “joyeux Béarn“ ! Depuis 7 ans nous avons mis en place ces ateliers philosophiques. Au départ Mme Millon venait 6 journées par an chez nous, c’est-à-dire qu’elle arrivait le matin et repartait le soir, elle avait pris les cinq classes de l’établissement (c’est une petite école, il y a 120 élèves). Je vous donne un exemple d’un thème qui peut être traité en petite section de maternelle, car cela peut étonner : Un jour elle est arrivée et dans la dinette du coin de jeu des enfants elle a pris une tomate en plastique et une banane. Elle leur a dit : « d’après vous c’est pareil ou c’est pas pareil ? ». Une petite fille a levé la main et a dit : « C’est pareil ». Isabelle lui a dit « peux-tu dire à tes camarades pourquoi toi tu penses que c’est pareil ? ». La petite fille répond : « Ça se mange ». Isabelle s’est tournée vers ses camarades et a demandé : « est-ce-que tout le monde est d’accord avec cette petite fille ? » Un petit garçon a levé la main et a dit : « C’est pas pareil » elle lui a demandé : « pourquoi c’est pas pareil ? » Et il a dit : « C’est pas de la même couleur ». Donc l’idée c’est de faire débattre les enfants autour de thèmes très-très simples comme ça. Voilà, en respectant la parole de l’autre, en attendant que l’autre ait terminé pour pouvoir parler, pour pouvoir bouger. Dans les petites sections de maternelle on travaille beaucoup sur l’attitude… je reste assis… j’écoute… . Si je ne veux pas prendre la parole, je ne la prends pas, mais je fais l’effort d’écouter celui qui parle. Ensuite dans les plus grandes classes on peut aborder des thèmes un peu plus élaborés, par exemple “Faut-il croire en Dieu ? “. Nous avons eu droit il y a 3 ans à une séance “Faut-il croire en Dieu ? “ avec des enfants de confession musulmane, des enfants de confession catholique et des enfants qui n’ont aucune confession. Mme Millon leur demande « Faut-il croire en Dieu ? » Un petit garçon de confession musulmane lève la main, et c’est un petit bonhomme qui était en très grande difficulté au niveau de l’école. Il ne participait jamais en classe et là il a voulu prendre la parole et a dit : « Oui, il faut croire en Dieu ». Mme Millon lui demande « Pourquoi faut-il croire en Dieu ? » Et il dit : « Parce que c’est écrit dans le Coran ». Elle se tourne vers ses camarades et leur demande : « Qui est d’accord avec ce qu’il dit ? » Et ensuite le débat avance…Il y a des idées très intéressantes qui peuvent émerger. On peut parler de religion de façon très apaisée avec des enfants qui beaucoup plus de choses qu’on ne pense. L’idée de ces ateliers philosophiques c’était de mettre en avant plus le savoir être et le savoir vivre ensemble que le savoir faire. Et ce ne sont pas forcément les enfants les plus à l’aise au niveau scolaire qui sont le plus à l’aise dans ces ateliers-là. Et là on découvre aussi des enfants avec une capacité de réflexion qui peut nous surprendre, qu’on ne retrouve pas forcément sur des apprentissages scolaires classiques. Chez les enfants qui en bénéficient depuis 7 ans (certains sont partis au collège), on a pu voir sur les 7 ans l’évolution de ces enfants au niveau de la maitrise du langage, de l’analyse et du vivre ensemble. Cela a donc été un des premiers projets que nous avons mis en place et que l’on poursuivra.

Par ailleurs tous les deux ans, on investit le théâtre Saint Louis à Pau, qui est un magnifique théâtre à l’italienne. Il y a 4 ans nous avions fait un spectacle. Il s’agissait d’un un conte qui racontait la vie d’un personnage qui a réellement existé (d’où l’importance de raconter aux enfants de vraies histoires, et des histoires qui font sens). Il se trouve que cette histoire-là parlait d’un monsieur qui s’appelle Pierre Avezard (peut-être en avez-vous entendu parler), né au début des années 1900 et qui était atteint de la maladie de Franceschetti, c’est-à-dire un peu le syndrome d’éléphant-man pour ceux qui connaissent ce film, avec un visage difforme. A sept ans ce monsieur a été retiré de l’école : on a dit qu’il n’était pas suffisamment  intelligent pour aller à l’école et il est devenu garçon vacher et pendant une grande partie de sa vie, en récupérant des objets du quotidien, il a créé un manège qui est devenu un chef-d’œuvre de l’art brut. Ça c’était l’histoire de départ… raconter une véritable histoire aux enfants. Et autour de ça, on a créé un spectacle avec des musiciens de l’orchestre de Pau, avec le créateur du conte et on a créé un cœur d’enfants avec les enfants de l’école—un lycée de quartier, des enfants manouches et des enfants de notre école. Et nous avons donné une représentation au théâtre Saint Louis.

Il y a deux ans, toujours un peu dans l’esprit de travailler au théâtre Saint Louis, nous avons travaillé une œuvre, le magicien d’Oz que je pense vous connaissez tous. Cette œuvre aussi écrite en 1900 raconte l’histoire d’une petite fille du Kansas qui se trouve projetée dans un pays imaginaire et qui veut retourner chez elle. On lui dit : pour pouvoir retourner chez toi, il n’y a qu’une personne qui peut t’aider, c’est le magicien d’Oz. Et tout au long de son périple elle va rencontrer différents personnages. Elle va rencontrer un épouvantail qui pense qu’il n’a pas de cerveau et voudrait bien qu’on lui en donne un. Elle va rencontrer un bucheron de fer blanc qui pense qu’il n’a pas de cœur et elle rencontre aussi un lion poltron qui n’a pas de courage. Tous les quatre ensemble, suivis d’un musicien, vont se rendre chez le magicien d’Oz. Et ils vont se rendre compte au cours du voyage que l’épouvantail a un cerveau, le bucheron un grand cœur et le lion du courage. Lorsqu’ils arrivent devant le magicien d’Oz, ils se rendent compte que le magicien d’Oz ne peut rien pour eux, et qu’en fait, ils ont trouvé ensemble sur le chemin les solutions à leurs problèmes. Pourquoi je vous parle du magicien d’Oz ? Parce que les rôles principaux du magicien d’Oz ont été interprétés par des enfants d’origine très différentes : La petite fille Dorothée par Sarah née à Dublin en Irlande, par( ?) ---né en Côte d’Ivoire, par Midy( ?) petit enfant d’origine marocaine arrivé d’Italie deux ans avant et qui a appris le français en deux ans, par Amza d’origine marocaine et par Toto( ?) le petit chien issu d’une très belle histoire d’amour entre un monsieur béarnais et une maman marocaine. Sur scène ce soir-là on pu vraiment voir la diversité de notre école et l’on a pu voir que l’on pouvait créer quelque chose de vrai et de fraternel. C’est la première fois depuis que j’enseigne que nous avons reçu des courriers de famille qui nous ont écrit pour nous dire ce que cela avait suscité chez elles. Ces familles ne sont pas venues nous le dire ; elles ont éprouvé le besoin de nous l’écrire.

Et le dernier projet qui est en cours, est un projet qui existe depuis 40 ans au Vénézuéla : En septembre 2014, Frédéric Morando qui est le directeur artistique de l’orchestre de Pau ainsi que Valérie Artigas qui est la coordinatrice entre l’orchestre de Pau et les écoles, sont venus me trouver (c’est avec eux que nous avions fait le conte musical sur Pierre Avezard) pour me proposer de faire participer nos enfants à un projet musical qui d’abord devait concerner deux voire trois écoles du quartier. Finalement participeront neuf écoles (huit écoles publiques et une école privée). Vous voyez que l’on peut travailler en toute fraternité avec des enseignants d’horizons différents. L’idée était de créer un orchestre symphonique avec des enfants du quartier, et de donner la possibilité à des enfants qui n’auraient jamais accès à la musique classique de pouvoir jouer d’un instrument et de faire partie d’un véritable orchestre. Ce projet s’inspire d’un projet qui existe depuis 40 ans au Vénézuéla : Le promoteur de ce projet est monsieur José Antonio Abreu, chef d’orchestre qui a commencé en 1975 avec 11 élèves dans un garage. Il y a actuellement 800.000 jeunes qui ont pu bénéficier de ce projet, et l’un des tous meilleurs chefs d’orchestre au monde s’appelle Gustavo Dudamel est sorti de ce projet-là. Évidemment Pau n’est pas Caracas, mais sachez que ce projet a démarré : Tous les soirs 126 élèves répètent dans notre établissement, puisque le lieu dédié à ce projet est l’école “Joyeux Béarn“. L’école “Joyeux Béarn“ est composée de deux bâtiments : des locaux affectés à l’école et des locaux affectés à une communauté de sœurs qui a vécu là jusqu’en 2008. Depuis 2008 ces locaux étaient inutilisés. Nous avons proposé, avec l’accord des sœurs, que ces locaux soient mis à disposition de ce projet. Donc tous les lundis, mardis, jeudis les enfants viennent de 17 h à 18 h30 et les vendredis de 14 h à 17h 30. L’exigence est que les enfants doivent être là tous les jours. Ce sont essentiellement des enfants du quartier. A 17 h nous avons créé deux lignes de bus au nom du projet “el camino“ (le chemin). Deux bus vont chercher les enfants dans les écoles alentour pour le amener chez nous. Le 9 janvier les enfants vont donner leur premier concert pour l’ouverture du concert du nouvel an de l’orchestre de Pau. Pourquoi je vous ai parlé de ces projets ? Parce que la fraternité est quelque chose que l’on doit partager que l’on doit vivre ensemble. Au sein de notre établissement, on ne peut pas uniquement parler de fraternité avec les enfants, il faut vraiment faire vivre cette fraternité, et pour cela il faut leur proposer de véritables projets. Et c’est lorsque l’on propose des projets, que l’on ne se moque pas d’eux, qu’on a de l’exigence, qu’on arrive à obtenir d’eux des choses extraordinaires. J’ai assisté cet après-midi au premiers “tutti“, c’est-à-dire que les enfants répétaient par instruments, dans la chapelle (il se trouve que dans la communauté il y a une chapelle). C’est extraordinaire. Voilà. En un an et demi, vous seriez étonnés de voir les progrès qu’ont pu faire les enfants. Voilà ce que je voulais témoigner… comment on essaie de vivre la fraternité dans notre petite école composée d’enfants issus de milieux extrêmement différents. Merci.

                                                                                  Michel Amulet

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Intervention de

 

Erik PILLET

fondateur de l'antenne toulousaine de l'Arche

Bonsoir. Vous avez dit que j’étais engagé dans l’Arche depuis très longtemps, ce qui est vrai : J’ai découvert l’Arche quand j’étais étudiant il y a de nombreuses années et J’ai découvert un lieu qui était assez exceptionnel. L’arche en France accueille des adultes avec un handicap mental parfois très important avec beaucoup d’angoisse et de souffrance derrière cette expérience du handicap. Souffrance d’ailleurs souvent liée aux pathologies intrinsèques, mais aussi aux humiliations que beaucoup de personnes handicapées ont pu connaître et connaissent encore, ne serait-ce que par les regards que l’on peut porter sur l’exclusion explicite ou implicite dont elles peuvent souffrir.

Il y beaucoup de personnes blessées par la vie et donc beaucoup de souffrance, mais aussi, et c’est ce qui m’avait frappé et me frappe encore, énormément de joie, énormément de vie, énormément de belles choses et de belles rencontres, on pourrait dire énormément de fraternité. Cette découverte que j’ai faite à 21 ans, m’a amené deux ans après à passer un an dans un foyer de l’Arche en Charente, où j’ai vécu pendant un an dans une maison avec des personnes handicapées, pour partager leur vie quotidienne et aussi aller les accompagner au travail. Ensuite je suis allé poursuivre ma carrière professionnelle pour laquelle je m’étais formé. L’essentiel de ma vie professionnelle s’est passée dans des grandes entreprises, dans les ressources humaines, mais j’ai toujours gardé un lien de bénévole très engagé dans l’Arche qui a toujours été un fil rouge dans ma vie. Puis arrivé à Toulouse (je travaillais à l’époque chez Airbus) j’avais un rôle national au niveau de l’Arche. Un certain nombre de personnes nous ont approchés ma femme Véronique et moi pour nous dire “cela fait très longtemps, des années qu’on espère, qu’on prie pour qu’il y ait une communauté de l’Arche à Toulouse“. Cet appel nous a interpellé et nous avons cheminé avec ce groupe en l’élargissant. Cela a débouché sur l’association “L’Arche en pays toulousain“ en 2006 et à l’ouverture d’une communauté de l’Arche à Blagnac en mars 2012. C’est tout récent. Nous sommes une des plus récente communauté de l’Arche en France puisqu’il y en a 32 et l’Arche à Toulouse est la trente et unième. Nous faisons partie des 150 communautés de l’Arche dans le monde puisque l’Arche est présente dans un peu moins de 40 pays.

Le principe d’une communauté de l’Arche, c’est effectivement le vivre ensemble. Au départ, lorsque Jean Vannier s’est engagé il y a plus de 50 ans avec Philippe et Raphaël qui étaient deux hommes qu’il a sorti d’un asile. Ils vivaient dans un encadrement qui ne leur convenait pas du tout. Il a engagé sa vie à vivre au quotidien avec eux, sans avoir aucun projet éducatif (il n’était pas du tout éducateur) ou d’un accompagnement, mais vraiment une vie toute simple, partant de l’intuition que ce dont ont d’abord besoin les plus fragiles et les plus exclus, et je crois que l’on peut élargir à nous tous qui sommes ici, c’est d’abord de vivre en relation et de pouvoir tisser des relations d’amitié à partir desquelles on peut être vu, être reconnu comme ayant de la valeur. Jean Vannier s’est engagé comme cela, sans avoir l’idée de créer ce qu’est devenue l’Arche aujourd’hui. En tous cas ce projet a appelé beaucoup de gens à cela.

Quelques mots sur l’Arche en pays toulousain : C’est une association d’abord, c’est un établissement médico-social (nous avons donc un statut d’établissement. C’est un ESAT) avec des travailleurs handicapés. Nous avons un foyer de vie avec des personnes handicapées moins autonomes. Nous accueillons 50 adultes avec un handicap mental. Nous sommes financés par le Conseil Départemental et l’ARS. Nous avons une visée professionnelle d’accompagnement de personnes avec un handicap. Nous avons une trentaine de professionnels salariés qui travaillent. On a aussi des jeunes, un peu comme je l’ai été il y a quelques années, des jeunes volontaires du Service Civique qui viennent s’engager un an à vivre cette vie partagée dans les foyers. C’est donc leur lieu de vie et leur lieu de travail, au même titre que d’autres salariés, célibataires nécessairement qui vivent avec les personnes handicapées que nous hébergeons…qui sont hébergées, puisque c’est aussi “leur chez-eux“. Nous avons 3 foyers et des activités de travail. Nous faisons du maraichage bio avec une livraison de paniers-légumes dans la région de Toulouse. Nous avons une boutique et nous faisons le marché. On va bientôt créer un marché bio dans Blagnac. On a un restaurant où l’on on mange tous ensemble. Nous aimons beaucoup les repas à l’Arche… On sera tous d’accord pour dire que le repas est le lieu où s’exerce, où se vit peut-être encore plus la fraternité…le temps de repas a toujours été un temps important, un temps de fête, un temps de rencontre, et nous invitons par ailleurs d’autres personnes à venir nous rejoindre autour de ces repas. Nous accueillons des séminaires d’entreprise, mais aussi des voisins qui réservent au restaurant. Et puis on a un atelier de sous-traitance. Enfin pour les plus démunis, parce que nous accueillons des gens qui pour certains sont capables de vivre en autonomie chez eux et venir travailler, et d’autres ont besoin d’un accompagnement complet dans leur vie quotidienne, que ce soit pour le lever, la toilette, etc… nous avons une activité disons plus artistique de développement, on peut appeler cela un atelier occupationnel, où se vivent également de très belles choses, et notamment un café-philo (cela m’a fait penser à ce que Mr Amulet disait) où se partagent des belles choses et où l’on découvre que certains qui sont blessés dans leur intelligence ne sont peut-être pas si bêtes que ça…il y a beaucoup de sagesse. Puisque nous accueillons essentiellement des déficients intellectuels avec des troubles associés, nous avons aussi quelques personnes qui ont un handicap psychique.

A l’Arche, on a une visée professionnelle, mais la relation est au cœur. Et il est vrai qu’une des missions de l’Arche est de créer un quotidien fraternel, à travers des petites choses toutes simples, mais que dans ces gestes tous simples d’accompagnement (de partage d’un repas, de faire le ménage, de travailler) que tout cela ait du sens et que ce sens soit nourri par ces relations que nous essayons de créer entre nous. La fraternité ne s’exerce pas uniquement entre “assistants“ (c’est comme ça que nous nous appelons) et personnes accueillies, mais également entre personnes accueillies. Je suis personnellement toujours très touché et émerveillé par les relations très proches de soutien, d’amitiés improbables qui existent et peuvent se créer entre personnes très différentes. Il y a d’ailleurs quelque part dans ce désir de fraternité un défi qui pour des personnes dites “normales“ comme nous ( ?) et des personnes autres…il y a là une inégalité fondamentale. Est-ce-que la fraternité peut exister lorsque cette relation est inégalitaire en terme de capacité, et notamment vis-à-vis de personnes que nous accueillons dans toutes nos communautés, qui n’ont pas la parole, qui sont extrêmement démunies et pour lesquelles la communication est très réduite ?

Pour revenir au thème de ce soir, je vais évoquer trois points tirés de cette expérience et autour de notre thème “la fraternité au quotidien“ :

La première chose, avec notamment cette inégalité dont je parlais, la fraternité ne peut s’exercer que si l’on ne met pas la main sur l’autre.

Le deuxième point c’est que la fraternité, et vous l’avez dit madame Despert, c’est une expérience. Contrairement à la solidarité qui est un très beau mot mais qui peut avoir quelque chose d’impersonnel, qui n’engage pas sa doute autant que la fraternité, la fraternité (en tout cas celle vécue à l’Arche) expérimente la relation, se fait dans la relation, en plus quotidienne. Avec l’engagement. Il y a un engagement, et je parlerais de responsabilité.

Le troisième point est que sans doute, et là je crois que c’est au cœur des mots que nous essayons de mettre sur notre expérience, il y a dans la vraie fraternité, si l’on peut parler comme ça, une condition importante qui est de reconnaître la fragilité de l’autre (encore plus quand il est visiblement fragile), et d’accepter les siennes. Dans ce rapport de ce “je te reconnais défaillant, mais ta défaillance ou ta fragilité me rappelle mes propres fragilités“, c’est sans doute dans ce dialogue entre deux vulnérabilités, fragilités, défaillances, que va se créer des vrais liens humains. Je cite une phrase que je crois de Jean Vannier : « Ma faiblesse est la possibilité d’un lien ».

Donc ne pas mettre la main sur l’autre, notamment lorsqu’on est avec des personnes qui n’ont pas la parole, à qui on a pas forcément toujours donné la parole ou à qui on ne reconnaît pas la possibilité d’une parole, d’un désir ou d’un projet parce qu’on pense qu’elles n’en sont pas capables. Je suis frappé de voir combien de personnes (et c’est de la maladresse évidemment) après nous avoir visité disent « ils ont l’air heureux vos enfants ». Mais ce ne sont pas des enfants, ce sont des adultes ! Toute la difficulté que l’on peut avoir, c’est justement de les voir comme des adultes, qui ont des désirs, qui ont une possibilité de choisir. En tous cas il faut essayer, mais cela vaut pour tout éducateur, l’Arche n’est pas la seule concernée, et on est là dans la ligne des récentes lois de 2002 et 2005. Donc reconnaître la possibilité à l’autre d’être maître de sa vie, d’avoir des désirs, d’essayer de les faire émerger le plus possible, ce qui est parfois très compliqué. En tous cas ne pas désirer pour lui et ne pas dire “je sais ce qui est bon pour toi“. Ce qui nécessite parfois de travailler à plusieurs car on est toujours en risque de ça. Nous connaissons ça avec nos enfants…on a parfois le désir de faire le bonheur de nos enfants sans forcément leur accord. Voilà, reconnaître la pleine personnalité des personnes avec lesquelles nous sommes en relation. Et je crois que nous pouvons étendre ça avec nos amis, les personnes dont on peut dire “ils sont frères“. Il y a quelque chose de l’ordre de la liberté de chacun que l’on doit respecter.

Le deuxième point, la fraternité est une expérience, un engagement. Ça veut dire que quelque part, par ce lien créé avec l’autre, j’en deviens un peu responsable. Il y a une phrase de Jean-Paul II que j’aime beaucoup qui est : « Il n’est pas de plus beau cadeau que de vivre en relation et en responsabilité ». Je trouve cette phrase très belle parce qu’elle dit bien, d’abord le besoin de tout homme ou ce qui caractérise chaque être humain qui est d’être des êtres de relation, mais nous avons aussi besoin de nous sentir responsables, de nous-même d’abord, mais aussi d’autre chose. Avec les personnes ayant un handicap mental, les faire advenir à cette vie de relations et à un niveau de responsabilité, qui peut être tout simple. Leur reconnaître cette responsabilité et leur reconnaître peut-être la richesse de nous donner quelque chose et de ce fait d’être capable de lier des relations réciproques où il y a vraiment égalité dans le “je te donnes et je reçois“. Je crois que c’est l’expérience que nous sommes beaucoup à faire que ce soit avec des personnes handicapées, que ce soit avec des S.D.F. ou autres. On s’aperçoit que évidemment, après avoir peut-être avec générosité apporté de l’aide…si nous en restons là, on rate quelque chose. Nous connaissons tous l’adage que la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit. Et comment faire en sorte que ces deux mains se rejoignent dans une égalité commune ? Dans cette relation, la fraternité est de reconnaître me semble-t-il, cette égalité fondamentale, cette humanité commune, au-delà du facies, du handicap, des incapacités. Et au-delà des mots, c’est faire cette expérience. A ce propos, je voudrais citer une histoire que l’on m’a racontée un jour et que j’utilise assez souvent parce que je la trouve très belle : C’est l’histoire d’une femme qui allait rendre visite régulièrement à une jeune fille qui s’appelait Lorita. Lorita était ---( ?) décédée, grabataire, elle ne voyait pas, ne parlait pas, n’entendait pas et ne pouvait communiquer que par des gestes. Vraiment quelqu’un de très pauvre, de très démunie dans la communication, une pauvre petite chose pourrait-on dire. On posait la question à cette dame de l’Arche « qu’est-ce qui fait que tu as découvert Lorita ? » Elle disait « Elle m’a beaucoup touchée et j’avais envie d’y aller. J’y suis retournée et retournée… ». « Et que fais-tu avec Lorita ? ». « Ben… rien. Je reste avec Lorita, je lui tiens la main ». « Et tu ne t’embêtes pas ? ». Elle a alors cette phrase très forte et que je trouve très belle : « En présence de Lorita, j’aime la personne que je suis ». En disant cela, elle ne dit pas j’aime cette personne parce que je suis sympa, généreuse, charitable de m’occuper et d’aller passer du temps…Non… Lorita me fait découvrir quelque chose. Dans le même type d’expérience une autre personne disait : « Elle m’a fait découvrir des zones de mon cœur que je ne connaissais pas ». C’est-à-dire qu’elle dit que “Lorita  me fait découvrir une tendresse que j’ai tendance à cacher, de la patience, et autres…“ On voit combien une personne qui paraît avoir peu à donner, en fait a beaucoup à donner, dès lors qu’on a la posture, l’attitude, peut-être surtout le temps de la découvrir. Dans la fraternité il y a cette nécessité je crois de permettre à l’autre de donner et de découvrir ses talents.

Troisième point la fragilité : C’est le fait que “ma faiblesse est la possibilité d’un lien“. Il est évident qu’une fraternité qui serait une opposition ou une relation qui serait une opposition (C’est moi le petit coq…nous connaissons bien ça les hommes…) et où l’on ne va pas se laisser toucher, on ne va pas être soi-même. Et c’est ce que j’aime à l’Arche : Si je suis à l’Arche c’est que cela me fait beaucoup de bien, je me sens humanisé… c’est abrasif… Ce n’est pas toujours facile… mais il y a quelque chose qui fait du bien. Dans cette reconnaissance de nos fragilités, il y a je crois une condition importante de la construction d’une fraternité. Et quelque part dans cette relation avec les handicapés, les handicapés nous disent quelque chose de ce qu’est la véritable humanité. Il n’y a peut-être tous ces masques, ces carapaces que nous avons l’habitude de nous mettre. Je voudrais juste terminer, parce que cela tombe assez bien, à l’Arche, on a organisé des colloques sur le thème de la fragilité, “fragilité interdite“. Le premier avait eu lieu à Toulouse en 2009, puis Lyon, Nantes. Le prochain aura lieu à Paris en 2016 et le titre sera sans doute, même s’il n’est pas encore arrêté : “Liberté, Egalité, Fragilité“ et le sous-titre “revisiter la fraternité“. Cela me semble une bonne conclusion. Merci.

                                                                                             Erik Pillet

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Intervention du

 

Père JOËL

père-abbé de l'abbaye de Tournay

      La vie monastique que je mène depuis 47 ans est une vie communautaire. Elle est fondée sur trois piliers, ce qui lui permet d’être à peu près stable, la prière, cela ne vous étonnera pas, le travail qui est une donnée de base de toute vie humaine, la lecture, c’est un terme un peu général mais qui veut dire que nous avons besoin de cultiver à la fois notre esprit, notre âme, notre cœur, notre vie. Il n’y a pas de vie monastique chrétienne sans lecture et notamment la lecture priante, méditée, de la Bible qui est notre source première. Ces trois piliers, ces trois fondements, sont dans un écrin qu’est la vie fraternelle auquel nous ne pouvons pas échapper puisque nous nous engageons au jour de notre profession à vivre ensemble comme des frères. Et mon rôle de supérieur, de père-abbé (qui est une tautologie), n’est pas tant de susciter des fils. J’aurais du mal, lorsque j’ai été nommé supérieur, à considérer comme un fils quelqu’un qui avait 25 ou 30 ans de plus que moi… et puis beaucoup de jeunes d’aujourd’hui ne sont pas dans cette relation de filiation à paternité. Par contre, ce qui est essentiel dans ma mission, c’est de susciter des frères. Si l’on veut faire un certain bilan, mais on est pas à l’heure des bilans, c’est tout de même cela : est-ce que le travail du père est de susciter en permanence la fraternité. Encore faut-il s’entendre sur ce que revêt ce mot dans notre culture chrétienne, judéo-chrétienne. En 2006 les “Semaines Sociales de France“ avaient traité abondamment ce thème de la fraternité, et je cite juste une des dernières phrases du document final : Tout le monde attend une société plus fraternelle, citant l’article premier de la déclaration universelle des droits de l’homme selon lequel les hommes doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Et le texte précisait : « C’est là le résumé de la Loi fondamentale de toute société humaine, le précepte central de l’Evangile. La liberté et l’Egalité peuvent et doivent relever de la loi, la Fraternité doit se vivre ». On a évoqué tout à l’heure les mots d’expérience et d’engagement. La Fraternité doit se vivre.

Pourquoi est-ce difficile de vivre en frères ? Le vivre-ensemble est malmené dans toutes nos sociétés d’aujourd’hui et nos communautés religieuses, monastiques. Je peux vous dire, connaissant maintenant pas mal ce qu’est la vie religieuse en France et ailleurs, le vivre-ensemble est aussi difficile même si on a donné sa vie au Christ. Je disais tout à l’heure sous forme de cliché que si nous avons une clôture, c’est pour que les gens ne circulent pas dans le monastère et que l’on ne voit pas toutes les taches de sang qu’il y a sur les murs. On raconte çà comme étant un apophtegme qui se transmet de génération en génération. Pourquoi est-ce difficile de vivre en frères ? Simplement une réflexion philosophique ou anthropologique : La fraternité est une relation non choisie. C’est vrai des enfants, les enfants ne se sont pas choisis, ils sont les enfants de leur père et de leur mère. Et toute relation non choisie instille une part de violence, parce que l’être humain a besoin de réagir contre ce qu’il ne choisit pas. S’il ne veut pas être celui qui est soumis, celui qui subit, il faut qu’il choisisse. Donc toute relation non choisie comporte une part de violence. Premier exemple de la Bible, Caïn et Abel. Ils ne se sont pas choisis. Pourquoi leur fratrie a-t-elle mal tournée ? Beaucoup d’explications sont possibles, mais la question qui est restée : « Qu’as-tu fait de ton frère ? », et cette question va traverser toute la tradition judéo-chrétienne jusqu’à nos jours. Il y a quelques années la commission sociale de l’épiscopat avait posé la question à propos de l’évolution de nos sociétés, avait repris ce thème « Qu’as-tu fait de ton frère ? ». Quelle est donc l’attitude que nous demande Dieu, le Dieu révélé en Jésus-Christ ? Je voudrais faire une citation que je crois fondamentale de Catherine Challier, professeur de philosophie, auteure d’origine juive qui a écrit sur la fraternité : « La fraternité selon la Bible s’impose à nous, quels que soient nos sentiments (donc la fraternité ne va pas relever du sentiment), elle ne demande pas que nos sentiments soient disponibles, elle nous dit d’avoir un comportement très précis à l’égard du frère. ». Tout ce qu’on a pu évoquer dans une association, dans une école, dans la communauté de l’Arche : respecter l’autre dans sa différence, l’aimer. Donc la Bible nous dit d’avoir un comportement très précis à l’égard du frère.  « Tant mieux, ajoute cette auteure, si la qualité d’amour est présente, mais en tout état de cause, il ne s’agit pas de le faire dépendre de cette qualité. L’attitude fraternelle est exigée même si le sentiment n’est pas au rendez-vous. » Voilà ce que je crois nous vivons presque tous, et c’est là le chemin de conversion auquel nous sommes conviés. Passer d’une réalité non choisie (ce soir nous formons une communauté, je l’espère fraternelle, mais dans certaines situations justement la fraternité est mise à mal) à l’accueil du don de Dieu. Voilà le chemin qui nous est demandé et que dans nos communautés de moines nous essayons de vivre au jour le jour. Faire que l’autre, dans sa différence, plus on va plus on s’aperçoit que l’on est différent… accueillir cette différence non pas comme un jeu politique, mais vraiment comme un don de Dieu. Voilà le chemin. Reconnaissons que c’est un chemin ardu, un chemin quotidien et qui trace, indique déjà aujourd’hui, et c’est dans ce sens que nous croyons que nos vies pour modestes qu’elles soient peuvent être signe pour le monde. Nous croyons que c’est cette dimension de fraternité accueillie comme un don de Dieu qui est déjà le signe du Royaume. Donc nous anticipons déjà sur terre, c’est la dimension eschatologique, ce que nous vivrons dans l’éternité. Que vivrons-nous dans l’éternité ? Nous serons tous vraiment unis parce que nous aurons tous un seul et même regard d’amour vers ce Dieu qui nous aime déjà et qui nous a sauvés, et qui nous appelle à vivre en frères. Il est, ne l’oublions pas, celui que nous osons nommer “notre père“. Un exemple de quelqu’un qui menait quasiment une vie monastique, Charles de Foucault, c’est un nom j’imagine qui évoque pour beaucoup une vraie figure spirituelle… Charles de Foucault a je crois provoqué dans la conscience chrétienne une véritable mutation, un changement de paradigme. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, l’Eglise était très conquérante et, même si elle commençait à vivre des moments peu faciles, elle était dans une perspective dominatrice et “l’autre“, il fallait le ramener chez soi parce qu’on avait la vérité. L’autre n’était vraiment considéré comme un frère. Et Charles de Foucault a eu cette intuition profondément spirituelle de devenir, lui, comme Jésus, le frère universel. Il est allé vivre effectivement en milieu musulman. Il a eu cette proximité avec le peuple Touareg, etc… Et toute son intuition profondément spirituelle est là.  Je crois que c’est une intuition qui continue de traverser et qui devrait habiter nos cœurs et nos esprits. Faire que l’autre soit vraiment accueilli, reconnu comme un frère. Madame Despert parlait tout à l’heure de faire du lien social. J’ai souvenir d’une réunion à Lourdes, il y a quelques années, de tous les supérieurs religieux masculins et féminins, dans une conférence qui s’appelle la COREF (COnférence des Religieux et religieuses de France) qui se pose de temps en temps des bonnes questions et qui s’intéressait un peu à “Quel avenir dans 10 ans, dans 15 ans ?“. Il y avait eu une conférence magistrale d’une religieuse, professeur de théologie à l’Institut Catholique de Paris, qui avait cité cette phrase de Saint Paul : « Que va-t-il rester de toutes nos œuvres ? ». Bonne question. De tout ce qu’on aura fait, qu’est-ce qu’il va en rester plus tard ? et Saint Paul répond : « Ne reste que la Charité ». Elle s’était dit, ce mot, quand même, aujourd’hui n’est pas périmé, mais enfin tout le monde ne comprend pas ce qu’est  “charité“. Elle avait dit comment traduire “charité“ ? C’est “faire du lien“. Et faire du lien social, c’est-à-dire du lien fraternel, puisque la fraternité c’est une expression de la socialité. C’est peut-être même la plus belle expression, la plus belle manifestation de la socialité qui veut dire le compagnonnage, le fait de marcher ensemble. Le pape François a évoqué l’autre jour que le chemin de l’Eglise d’aujourd’hui et de demain est un chemin de synode, un chemin synodal…marcher ensemble. Marcher ensemble, c’est ne laisser personne sur le bord du chemin. Cette fraternité qui prend tout le monde, qui est universelle.

Un dernier point de repère. J’ai été frappé en lisant les journaux cette semaine. Je lis quotidiennement “La Croix“, un petit peu “Le Monde“ et rarement “La Dépêche“. J’ai été étonné du nombre de fois où le mot fraternité était employé. Pour ceux qui lisent “La Croix“, dans “La Croix“ de demain, dans le supplément spiritualité, l’entretien du frère Aloïs, le prieur de la communauté de Taizé, je lis le titre : « La fraternité est le seul chemin d’avenir ». Je vous invite à le lire.

                                                                                             Père  Joël