La quinzaine 2002 : 

« VIOLENCES »


Première soirée : LUNDI 13 MAI 2002


CONFERENCE d’Alain BOUREGBA, Psychanalyste


     Monsieur Alain Bouregba est Directeur d’une fédération de relais enfants-parents qui regroupe quinze associations dont l’objectif est d’aider au maintien des relations entre enfants et parents dans tous les cas où ce lien est menacé et notamment dans les cas de détention, détention de l’un des parents.

Cette association anime des permanences dans une trentaine d’établissements pénitentiaires en France et le travail de Mr Bouregba, outre la direction de cette association, consiste à s’entretenir avec les parents et à suivre des parents détenus et, depuis quelque temps, des mineurs, des enfants de parents détenus. Nous avons raté de quelques jours l’occasion de faire figurer sur la table de presse l’ouvrage qu’il publie chez Dunod et qui va sortir incessamment.  Il s’intitule «Les troubles de la parentalité».


Texte de la conférence :


Les Racines de la Violence

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    Je vais effectivement tâcher de vous parler des racines de la violence à partir de mon expérience, à partir de ma rencontre avec  des auteurs de délits et d’infractions qui peuvent être des adultes mais aussi des enfants,  comme on vous l’a dit.  Nous avons depuis trois ans des permanences auprès de mineurs incarcérés. 

L’autre éclairage utile pour essayer de rendre compte de la violence et de son origine c’est celui du support que m’a permis la psychanalyse et notamment la référence au père de la psychanalyse, Sigmund Freud. 

Je calerai mon propos à la fois sur mon expérience clinique et sur l’apport que permet la lecture de Freud. Mais,  avant même de commencer, il faut revenir un peu sur l’intitulé, sur le thème des racines de la violence.

Les violences sont aujourd’hui plus douloureusement ressenties qu’elles ne l’étaient il y a encore quelques années. Doit-on  craindre une évolution pour nos sociétés vers je ne sais quel rivage miné par la terreur et le chaos ? La réponse à cette question n’est pas simple. 

Je ne suis pas sociologue mais c’est en béotien qu’il me semble malgré tout nécessaire, en préambule, de rappeler que l’histoire nous administre largement la preuve d’époques qui furent  bien plus violentes que la nôtre, qu’il s’agisse dans le sombre Moyen-Age de la déportation et la vente des enfants croisés qui ont été vendus par des armateurs de Venise qui pouvaient,  en même temps, construire la place Saint -Marc, quelle merveille, et en même temps vendre des enfants qui n’avaient d’autre but que la délivrance du Saint Sépulcre à des marchands tunisiens. Violence, plus proche de nous encore de la Shoah. Violence dans ce massacre par l’empereur de Byzance, Tibourgue qui, non content de les avoir massacrés,  avant que d’en finir, les avait tous aveuglés. 

L’histoire est jonchée de massacres. Les fanatiques ont habité toutes les époques. Aucune culture ne peut se prévaloir d’une quelconque innocence. Elles ont toutes été capables du pire et du meilleur. 

Alors pourquoi est-on aujourd’hui plus en alerte qu’on ne le fut autrefois ? Doit-on être légitimement alarmé  comme nous le sommes ? 

Je vous l’ai dit, la réponse à cette question ne me semble pas simple parce qu’il y a quelque chose de radicalement différent dans les violences d’aujourd’hui par rapport aux violences de celles qui précèdent c’est que, dans les siècles qui précédaient, la violence était surtout celle des adultes. Les adultes aujourd’hui sont plutôt pacifiés, dans notre société s’entend. La violence vient des enfants. Et cela, me semble-t-il, c’est quelque chose d’assez nouveau. 

Autrefois, elle venait plus facilement des institutions elles même et des adultes. Aujourd’hui, alors même que nos sociétés policées, civilisées ont abandonné la violence, la terreur, le despotisme, comme mode d’exercice du pouvoir, on voit chez certaines têtes  blondes ou brunes des violences comme elles ne l’ont jamais été. 

La violence faite aux enfants était à ce point la règle, aux siècles qui précèdent, qu’on n’en faisait pas mention. Je vais vous en donner un témoignage qui est, malgré tout, assez pathétique et assez beau, c’est celui d’un discours de Lamartine à la Chambre. Lamartine a été un poète, bien sûr, mais aussi un député qui s’est un jour offusqué de la déportation d’enfants. Il avait été témoin d’une scène assez étonnante. Dans la région du Nord de la France,  les mères les  plus déshéritées avaient pour habitude de déposer l’enfant sur le tourniquet. L’enfant était recueilli par une institution de Bon Secours et proposé ensuite à quelque nourrice qui pouvait l’allaiter et les mères se présentaient le lendemain comme nourrices. Elles recueillaient donc l’enfant qu’elles avaient déposé. Comme nourrices de cette institution, elles avaient quelques sous. Mais un préfet avait flairé l’astuce et considérait qu’on volait là l’argent du contribuable et donc, pour forcer les mères à reconnaître leur enfant, il exigeait que tous les orphelins de son département devraient lâcher leur nourrice et devraient être déportés dans un autre département. Donc, un jour, à heure fixée, les enfants avaient dû être déportés dans un autre département. Alors les mères s’étaient précipitées pour déclarer qu'elles n’étaient pas nourrices mais bien la mère de l’enfant et d’autres, parce qu’elles n’avaient rien, avaient dû laisser partir leur petit.

Lamartine avait été témoin de cela et avait tenu des propos, à la Chambre, dénonçant le préjudice subi. C’est la seule mention, dans l’histoire des assemblées,  de la violence faite à des enfants   au  cours de siècles qui précèdent. Je ne vous citerai pas de session parlementaire, au cours des dix dernières années,  où il n’a pas été question de violence faite à l’enfant. On parle aujourd’hui et c’est heureux des violences sexuelles. En 1880, quand les premières évaluations ont été tentées, à Nancy, le médecin qui les tentait trouvait que 15% des jeunes filles qui consultaient avaient été victimes dans leur enfance de violences sexuelles. Il a présenté ces chiffres à Charcot, à Paris, qui lui a dit «Cela ne veut rien dire c’est sûrement des mauvaises habitudes lorraines. Les Lorrains sont des gens très pervers» et il est passé à autre chose. 

Aujourd'hui, non seulement, et c’est heureux, les choses sont dites et condamnées les pères sont poursuivis, on en parle, et c’est très bien. (Les violences à l’enfant étaient l’ordinaire au 19ème siècle, ça ne l’est plus aujourd'hui). Mais dans cette société d’adultes responsables de parents généralement aimants et attentifs, compatissants, voilà que l’harmonie qui semblait devoir s’installer, pour le meilleur, est comme malmenée par des violences qui viennent des enfants eux-mêmes. De position de victimes les voilà, pour certains, transfigurés en coupables. Les voilà épinglés par les feux des gazettes comme le foment prêt à ébranler tout notre édifice social. Il semblerait que la puissance de ces adolescents, de ces sauvageons,  comme disait un ministre, soit capable d’ébranler notre société si policée, si harmonieuse. 

Cela, il faut le dire, c’est assez nouveau. Je crois que c’est fait pour interpeller tous les professionnels des sciences sociales et des sciences humaines, du sociologue, de l’historien,  du psychologue, du psychanalyste et du psychiatre.

Le psychanalyste, que peut-il introduire comme idée nouvelle par rapport à tout ça ? Pourquoi nos enfants ne sont-ils pas aussi policés que nous le sommes ?  Qu’est-ce-que ça met en jeu ? Qu’est-ce-que  ça doit ébranler dans nos représentations ? Sur quel décor à l’italienne nous représentions-nous notre société ? Pourquoi ne peut-on pas à force de civilisation, à force de raison, à force d’éducation éliminer la violence ? La violence de l’enfant ne nous ramène-t-elle pas  quelque chose en nous de profondément animal qu’aucune société ne pourra jamais totalement policer ni totalement annihiler ?  N’est-on pas renvoyé finalement à une violence  fondamentale, irréductible ? C’est une question qui croise à la fois la réflexion  du philosophe et celle du psychanalyste. Je ferai des allers et retours dans les deux disciplines.

Cela pose des problèmes psychanalytiques importants. «Les racines de la violence», on peut l’appréhender de deux manières :

- on peut y réfléchir en pensant à l’origine de la violence dans le développement psychique de l’enfant, dans une perspective onto-génétique - d’où nous vient la violence ? - 

- mais je peux aussi prendre l’intitulé comme  - quels sont les fondements de la violence dans l’humanité elle-même ? - Existe-t-il en nous une portion irréductible que l’enfant exprimerait plus naturellement que l’adulte et aujourd’hui avec plus de clarté que l’adulte a cessé d’être violent à l’inverse des sociétés qui nous ont précédés ? Ce sont toutes ces questions qui, aujourd’hui, sont débattues.

Alors, bien entendu, toutes ces questions-là ont d’abord été le champ clos du philosophe. L’analyste est venu bien après. Et, d’ailleurs, il faut bien le dire, il a pris le train en marche et Freud a, parfois malhabilement, repris ce qui précède de la philosophie ancienne et qui oppose, c’est un classique, l’état de nature à l’état de culture. Il faut reprendre cette phrase de Rousseau :»Je me console d’être humain en me voyant citoyen», en d’autre termes, l’état initial est un état de violence que la raison, l’éducation, le contrat citoyen me permet de transcender, de dépasser. Je suis le premier à être policé par cette obligation, cette nécessité  de vie en société. 


L’idée ne date pas de Rousseau, elle est très ancienne. Finalement, l’un des premiers à l’avoir introduite était un philosophe qu’on a plutôt tendance à considérer comme mineur, c’est Machiavel. Machiavel est un philosophe majeur, ce n’est pas le machiavélisme. Cela n’a rien de sournois. C’est une série de recommandations faites au Prince à partir d’un empirisme qui a forgé l’esprit occidental. 

Cet empirisme est le suivant : L’homme est profondément violent et agressif et donc ceux qui le gouvernent doivent faire avec cette violence et avec cette nature profondément viciée, profondément inhumaine et profondément animale. C’est un pragmatisme auquel Machiavel invite le Prince et le Prince doit faire preuve de brutalité parce que il a à gérer une nature humaine profondément animale. 

Cet empirisme a été largement développé par les empiristes anglais, Hobbes, à qui l’on doit l’intitulé «L’homme est un loup pour l’homme». Dans l’empirisme anglais, les choses sont radicalement opposées : la nature humaine est une nature violente, brutale, sans limites, naturellement agressive de son prochain ; elle ne peut évoluer qu’à être politisée, c’est-à-dire à être introduite dans les obligations de contrat social, de négociation sociale etc.... Spinoza apporte quelques nuances qui sont fondamentales - si l’homme peut être un loup il peut être également un dieu pour l’homme - mais il reste assez marginal. L’idée qui va dominer au siècle suivant c’est celle d’une nature humaine entachée de brutalité, de bestialité. 

L’idée qui a été largement débattue par les psychanalystes eux-mêmes, c’est de savoir si cet empirisme était radicalement  nouveau ou si il ne reprenait pas à son compte la théologie de la « peccabilité» à savoir l’idée que l’homme naît naturellement pêcheur et donc naturellement mauvais. 

C’est un peu compliqué parce que il y a quand même quelque chose qui différencie profondément l’empirisme anglais de la tradition d’une morale de la faute, pour ne pas me lancer dans des discours théologiques dans lesquels je n’ai pas de compétences particulières, je reprendrai simplement la formule de Innocent III :»Comment voulez-vous que l’homme soit bon dès lors où ‘il est né de sa substance immonde» C’est cela la théologie de la peccabilité. L’homme est radicalement mauvais et le siège de la faute c’est le corps donc il faut malmener le corps pour élever l’esprit.

On peut penser que Freud a fait une erreur d’interprétation : la justice du Moyen-Age n’est pas une justice sadique, car le théologien est profondément convaincu que plus il mortifie, plus il élève. Et, quand on a fauté, être réparé c’est être endommagé physiquement. Quand on est voleur de poules on a droit à un endommagement très limité, on est un peu écorché et puis quand la faute est jugée plus grave on peut être dépecé et quand on a fait commerce avec le diable,  alors là, c’est très grave, et la seule manière de réparer l’âme c’est de brûler le corps. On ne brûle pas pour faire mal, on brûle pour réparer. C’est important cela ! Si on l’oublie, on fait des erreurs d’interprétation dommageables.  

Ce que l’empirisme anglais lui, évacue c’est l’idée de la transcendance. 

C’est pourquoi on ne peut pas caler tout à fait, d’un point philosophique, la théorie empirique d’une opposition entre une nature humaine brutale à une nature sociale et  civilisée - à la théorie ancienne d’une opposition entre un corps et une âme animée par le péché et une âme qui doit être réparée - deux choses qui sont radicalement différentes, même si il existe des ponts entre les deux. Je vous rappelle tout ceci parce que cela a profondément marqué notre pensée quelle qu’elle soit et quelques soient les disciplines qui s’intéressent à l’humain, elles ont toutes été forgées par ce  modèle unique de représentation. 

Freud en a été profondément inspiré. C’est pourquoi il peut écrire ce que je vais vous lire - c’est la seule lecture que je vous ferai ce soir -. Dans «Malaise dans la civilisation», Freud écrivait : «L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, ou de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer.» Homo homine lupus est, on peut reprendre ici textuellement la proposition d’Hobbes. Qui aurait le courage en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette tendance à l’agression qui peut être décelée en nous-même et donc, nous supposons, avoir droit à l’existence chez tous, constitue le principal facteur des perturbations de nos rapports avec autrui. C’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. « Ainsi, on voit comment Freud est profondément imprégné de l’empirisme anglais - opposition entre une nature humaine  profondément brutale, déterminée à la brutalité et déterminée à la violence  à laquelle la civilisation doit opposer toujours plus de ruse, toujours plus de savoir faire pour endiguer ce qui domine de cette nature initiale. 

Freud écrit «Malaise dans la civilisation» en 1920. Il faut peut-être dire que c’est historiquement très marqué, très marqué d’abord de l’histoire de l’Europe.

L’Europe vient de se déchirer dans un conflit terrible qui a laissé des séquelles et notamment en Autriche, le pays dont est originaire Freud d’un univers austro-hongrois où dominait l’empire, la toute-puissance, l’opulence alors il est tout à coup  confiné dans la  situation la plus  étriquée, réduit géographiquement par rapport au monde que Freud avait connu qui s’est effondré, qui s’est effrité. 

Freud est aussi un homme vieillissant, malade. On le verra d’ailleurs, au gré des années, tenir des propos de plus en plus noirs comme si l’âge et l’histoire le déterminaient à toujours plus de méfiance au regard de la nature humaine. La deuxième topique, celle de la pulsion de mort, de thanatos opposée à la pulsion de vie, date de ces années noires. Freud ne l’a jamais mieux formulé que à l’époque où il est lui-même atteint d’un cancer de la mâchoire qui le fait tellement souffrir et où la fin de sa vie est marquée par la montée du nazisme. Il doit quitter son Autriche natale. Beaucoup de ses amis ont été interdits. Il a lui-même été arrêté. Il ne doit son salut qu’à l’intervention de Mussolini, celui de la première période, pas la période de la politique raciale comme le fut le nazisme. Il fut, d’ailleurs plutôt critique par rapport au racisme. Mussolini écrivait, par rapport à Hitler, que si cet homme était sensé, s’il voulait que les gens du nord soient plus futés que les gens du sud, il aurait placé le siège de l’intelligence en Laponie !  Vous voyez que les deux mouvements n’étaient pas de même nature. Freud avait pensé un temps d’ailleurs qu’il pouvait espérer, dans le fascisme italien, un rempart au nazisme allemand. C’est pourquoi, il aurait dit de Mussolini qu’il était «l’étincelle qui avait éclairé la civilisation». Là, il s’est franchement trompé. En fait, Freud doit à cette parole malheureuse d’avoir survécu et de ne pas avoir été tué. Donc, il a quitté l’Autriche puis s’est arrêté quelque temps à Paris puis est passé en Angleterre puis aux Etats Unis. 

A une époque où tout s’effondre autour de lui, Freud tient ses propos les plus sombres, les plus franchement hostiles à la nature humaine, il y a dans son propos une évolution vers une opposition radicale entre une nature humaine profondément marquée du sceau de l’agressivité et les efforts qui doivent toujours être renouvelés pour endiguer cette agressivité. 

Y a-t-il une violence fondamentale toujours prête à submerger quelques digues péniblement érigées contre elle. Peut-on se satisfaire de cette vision assez apocalyptique ? Peut-être pas. Peut-être pas, je dirais, à la lecture plus rigoureuse de l’oeuvre de Freud elle-même.

En revenant à la première période, avant que d’avoir ces propos assez sombres, Freud a parlé de l’agressivité. Dans la première période, Freud évite d’en faire un instinct, une pulsion spécifique. Pourquoi ? Parce qu’il pense qu’elle est finalement  au coeur du mouvement pulsionnel lui-même. La pulsion c’est une tension, une exigence qui balaie toutes les résistances et quelle que soit la pulsion, elle est bordée par quelque chose qui la rend similaire à ce que nous appelons agressivité du moins à ce qu’un philosophe a dit être la souce de la violence - à savoir» la résistance à».

Pour la voir dans toutes les pulsions, Freud refusait de lui donner un statut spécifique. Par ailleurs, à cette époque, Freud opposait la pulsion sexuelle et la pulsion d’auto-conservation et non pas, comme il le dit plus tard, thanatos, la pulsion de mort à la pulsion de vie à la pulsion sexuelle. 

La première forme d’agression qui se développe, il l’attribue plutôt à la pulsion d’auto-conservation dans ce qu’il a appelé la «pulsion d’emprise». La pulsion d’emprise c’est  la pulsion très primitive, très initiale de l’enfant qui veut s’emparer de l’objet, qui veut s’en saisir qui veut le maîtriser qui veut le contenir. La pulsion est qualifiée par Freud de «musculaire» parce qu’il faut qu’on se saisisse de l’objet. C’est ça» l’emprise». Marquer de son empreinte, marquer de son sceau.

Quand on revient à la notion d’emprise, on a quelque chose d’assez fort qui nous ramène à une violence fondamentale, assurément, mais une violence qui, curieusement, n’est pas dirigée vers autrui au sens où on l’entend habituellement. Elle n’a pas pour objet de nuire à autrui, elle a pour objet de s’en saisir, ce qui est différent. Comme si , finalement, le dommage à autrui n’était, par rapport à cette pulsion, qu’un dommage collatéral. Ce n’est pas le dommage qui est intentionnel. Dans cette notion d’emprise ce qui domine c’est l’acharnement, notamment du tout petit, à se saisir de l’objet et à s’en saisir avec tellement de force tellement de prise que, assurément il l’endommage. Mais je dirais qu’il l’endommage par négligence de la souffrance qu’il provoque. La souffrance provoquée n’est pas le motif de l’agression. Ceci, du point de vue clinique est tout-à-fait instructif, j’y reviendrai plus tard. Le mouvement qui amène à l’agression n’a pas pour cause ce qu’il induit. L’effet n’est pas la cause. L’effet ne dit pas grand chose de la cause. 

L’autre élément qui est tout-à-fait aussi important, quand on veut prendre les analyses freudiennes de premier rang, c’était que la pulsion d’emprise est originellement déliée de la pulsion sexuelle. Freud, la lie à la «pulsion d’auto-conservation» et non pas à la pulsion sexuelle. Ce n’est qu’ultérieurement qu’elle va se lier à la pulsion sexuelle. Initialement, elle ne l’est pas. Initialement, c’est la crainte du tout-petit d’être dessaisi de l’objet.

Nous sommes des êtres profondément immatures par rapport au petit d’animal, le petit d’homme est  incapable de survivre, (les petits chiots sont capables de se déplacer et de diriger vers le mamelon) le petit d’homme, lui, est profondément immature. Sa construction est l’une des plus longues du règne animal. On le sait, son système nerveux central n’est pas complètement fonctionnel. L’enfant naît pratiquement avec tout son stock neurologique mais, par contre, cet énorme réseau électrique a comme particularité de ne pas être entièrement câblé. Les fils électrique qui permettent l’influx nerveux ne sont pas suffisamment gainés et donc, la nature est bien faite, les neurones ne sont pas gainés et donc ne sont pas activés. Son système nerveux n’est pas en place donc il y a une immaturité profonde du petit d’homme. 

Cette immaturité qui dure l’aliène considérablement à l’objet, et pas à n’importe quel objet, sa mère. Il y a une «fusion - confusion»  entre la mère et l’enfant, nécessaire, ce n’est pas une maladie, c’est une nécessité sans laquelle aucun enfant ne survivrait. Il faut que la mère soit capable de rétablir une certaine continuité psychique sans laquelle l’enfant est incapable de survivre. Qu’est-ce-que cela veut dire ? Pour essayer de vous en faire saisir l’importance, je vous donnerai deux axes qui peuvent vous aider à appréhender ce qu’est l’univers du petit. 

Le tout-petit n’a pas la capacité psychique d’’intuitiver la durée. Pour le faire, il faudra qu’il se meuve. Comme toute mesure, celle du temps a besoin d’un étalon. On sait que le temps est un rapport entre une énergie et une distance. Pour pouvoir en avoir l’intuition, il me faut un marqueur, il me faut un déplacement que je puisse prendre, qui soit mien, dont je puisse appréhender l’énergie qu’il m’a fallu pour, qu’il me faut me déplacer, me mouvoir, pour que je puisse intuitiver naturellement. Sans le mouvement, il n’y a pas de temporalité. 

Le problème est que le mouvement n’est pas autonome chez l’enfant. Il lui faut une certaine évolution pour être capable de se fixer un but. Sans parler de la totalité du but ne serait-ce que de la main, il faut que soient intervenues suffisamment de modifications dans le tonus musculaire pour qu’il puisse avoir le contrôle de sa tête à partir de quoi il peut allier l’oeil et la main. L’oeil et la main il va passer un certain temps à en voir le déplacement et cela lui permet d’imprimer un certain nombre de schèmes cognitifs, intellectuels, tout à fait fondamentaux. En alliant l’oeil et la main il va devenir spectateur d’un mouvement dont il est l’auteur et c’est à partir de ce mouvement, de ce déplacement, du but qu’il s’est fixé, du but qu’il atteint, de l’énergie qu’il lui faut pour atteindre ce but qu’il peut intégrer la notion de temps.

Il l’intégrera aussi, avec la main et le lien Ïil - main, l’idée de cause. C’est lui qui est la cause du déplacement. Les Hindous font de la main le siège de l’âme et la main est un symbole assez commun à beaucoup de grandes religions. On dit encore aujourd’hui «manier les idées». On parle avec les mains. Donc la main est capitale. Mais cela demande un certain temps. Avant l’enfant n’est pas capable de cela.

Quelle est la conséquence de l’impossibilité dans laquelle il est de structurer son environnement en fonction du temps qui court ? Un enfant n’est pas capable de se rappeler. Il est capable de mémoriser, comme le dit Françoise Dolto, il garde en stock, mais pour pouvoir se rappeler il faut savoir où l’on a rangé les choses. Moi je perds tout parce que je ne note pas sur les disquettes ce qui y figure. Je suis donc obligé de passer toutes mes disquettes en revue pour trouver mon document ! C’est absolument fastidieux ! Je n’ai pas d’ordre ou insuffisamment. 

Notre ordre intérieur, c’est le temps. C’est l’avant, l’avant de l’avant, l’avant de l’avant de l’avant. Tant que nous n’avons pas cette capacité à ranger en fonction d’une durée, nous ne sommes pas capables de nous rappeler. Donc l’enfant peut emmagasiner, il ne peut pas se rappeler. 

Par ailleurs, l’incapacité dans laquelle il est de penser le temps qui court lui interdit tout projection dans le futur. Maintenant essayez d’imaginer un instant que vous soyez incapable alors que vous êtes là, assis, d’imaginer un temps où vous ne l’étiez pas et de projeter un temps où vous ne le serez plus. Imaginez que vous ne soyez pas dans l’état de pouvoir penser que mon propos allait s’interrompre. Cela serait insupportable ! C’est parce que vous en savez un terme que vous le supportez. Mais l’enfant, lui, n’imagine pas de terme. Imaginez une douleur au dos si vous vous ne puissiez imaginer le temps où vous allez pouvoir prendre un antalgique ou, mieux, un anti-inflammatoire pour vous soulager. On passerait de la douleur  à la souffrance, au soufre, à l’enfer, c’est-à-dire à l’idée que la douleur durera éternellement. Et à l’inverse, saisi d’une sensation agréable, vous ne seriez pas dans un état de bonheur, d’heure bonne, vous seriez dans un état de béatitude c’est-à-dire un état heureux qui n’est pas entaché par l’idée de sa finitude. 

C’est pourquoi le tout-petit passe d’un épisode où il est miné par le sentiment d’être envahi par quelque chose de douloureux, d’éternellement douloureux à un épisode où il est précipité, comme disait Le Boyer,  dans un monde paradisiaque, dans un eden que nous avons toujours tendance à penser à l’origine de l’espèce alors qu’il est à l’origine de notre vie. Il passe de l’un à l’autre faute de pouvoir ordonner son univers

Par ailleurs, pour le tout-petit, toute chose est radicalement nouvelle. Il ne peut associer une chose avec une autre, ce sont les mots que nous utilisons pour dire le monde qui font croire que le monde est fait de choses semblables. Vous connaissez peut-être la phrase de Claudel : «Tu m’appelles la rose mais la rose dit : si tu savais mon vrai nom !» Aucune rose ne ressemble à une rose et si nous les trouvons identiques c’est que nous avons pris l’habitude de ranger tout une série d’objets dans une classe que nous nommons la rose. 

L’enfant n’a pas les mots pour lui refléter un univers continu. L’univers auquel il est confronté est un univers discontinu, dissocié,  morcelé. C’est un univers dans lequel il passe du pire au meilleur. Il n’y survivrait pas si sa mère ne lui restituait pas une image continue et adoucie du monde. C’est pourquoi Freud dit que la mère sert à l’enfant de moi-auxiliaire. Elle lui restitue du monde une image plus continue, plus apaisée afin qu’il ne soit pas basculé et précipité dans les affres d’une représentation infernale et dantesque qui l’anéantirait.

Cet état de fusion du moi à ce moi-auxiliaire qu’est le moi de la mère, crée une dépendance psychique tout à fait fondamentale. On comprend comment l’enfant n’a de cesse que de vouloir se saisir de cet objet auquel il doit de subsister. «L’emprise» c’est donc bien, initialement, du côté de la pulsion de l’autoconservation et non pas de la pulsion sexuelle. 

Mais les choses, nous explique Freud, vont évoluer. Quelques étapes : d’abord, nous dit-il, on va avoir une période, dite «sadique», mais un sadisme de premier niveau où la dépendance à l’objet, la souffrance que l’on éprouve dès lors qu’il s’éloigne, fait naître le fait de vouloir  interdire cet éloignement, vouloir le posséder plus qu’on ne le possédait encore, s’en saisir plus violemment. C’est ce sadisme là qui équivaut aux morsures. Là encore, il n’a pas pour motif la souffrance de l’autre, la souffrance de «l’objet» est la conséquence de l’agressivité, ce n’est pas son motif. L’enfant mord pour se saisir d’un objet qu’il veut garder pour lui. Il ne supporte pas son éloignement. Les tout-petits, à cette époque, quand ils mordent,(ils ont quelques mois,) un enfant de leur âge, se mettent parfois à pleurer alors qu’ils sont l’auteurs de la morsure. C’est très important et c’est dire combien cette agression naît d’un état qui reste encore très indifférencié entre l’autre et soi. 

Cet état initial de sadisme est un état d’indifférenciation entre l’autre et soi. Se saisir de l’autre parce que l’on se sent incapable de se suffire à soi-même. Se saisir de l’autre parce que l’on se sent incapable de survivre à sa solitude fondamentale. C’est là l’origine du sadisme et des premières morsures. Finalement, nous explique Freud, ce n’est pas sur le versant du sadisme que la pulsion d’emprise va se sexualiser, c’est en se renversant en masochisme, c’est-à-dire en prenant son corps propre comme l’objet que l’on veut saisir. C’est à ce moment-là que la pulsion sexuelle investit l’agressivité et, secondairement, nous explique Freud, il y aura un sadisme érogène, c’est-à-dire sexuel, dans un deuxième renversement quand le masochisme initial qui est la première pulsion agressive sexuée est projetée sur autrui et qu’alors, à ce moment là, le motif de l’agression c’est bien la souffrance que l’on provoque en l’autre pour satisfaire à ses désirs. Mais, curieusement, nous explique Freud, ça part quand même d’un état d’indifférenciation. puisque il s’agit d’un renversement. Cette agression de l’autre qui est la source du plaisir c’est le prolongement du plaisir que l’on souhaite éprouver en s’agressant soi-même. 

Qu’il s’agisse d’une pulsion d’emprise initiale, primitive, d’autoconservation ou qu’il s’agisse des pulsions agressives, sexuées secondaires, on voit comment elles s’organisent autour d’un rapport de soi à l’autre qui n’est pas si simple qu’il y semblait. Où l’autre et soi peuvent être pris indifféremment l’un pour l’autre. 

Et, d’ailleurs, je dirais que le philosophe moderne ne s’y est pas trompé. Levinas, par exemple, quand il fait de la question de l’éthique une question qui est comme amarrée, nous dit-il, à cette étonnement qui me saisit quand «je vois le même dans l’autre ou l’autre dans le même». C’est là que se situe la question de l’éthique. Je suis parfois violent, à réduire l’autre à moi, à lui nier la condition d’autre. Je suis parfois violent à ne pas voir que cet autre est quand même mon semblable ! Ce sont là les deux pôles de la violence. Et , finalement, ces deux pôles dont nous parle Lévinas, le père de «L’éthique moderne», on les retrouve bien, me semble-t-il, au coeur aussi de la psychanalyse dans ce qu’elle peut dire de la genèse de la violence, de la genèse de l’agressivité. 

C’est toujours un défaut d’altérité, c’est toujours un manque de reconnaissance de l’autre. L’agression c’est toujours une auto-agression, initialement. On est violent, non pas véritablement d’un sujet qu’on a authentifié comme sujet, mais de celui qu’on a réduit à n’être que le prolongement fantasmatique de soi-même. Il n’y a jamais, d’un point de vue psychique, que des auto-agressions même si, bien entendu, personne n’en disconviendra, il y a une victime et un coupable et qu’il est naturel que le coupable soit puni et que la victime soit réparée. Il n’empêche que, d’un point de vue psychique, les choses ne sont pas aussi simples. 

Par ailleurs, l’autre enseignement de la théorie et de l’approche freudienne est que l’agressivité est toujours une force de désorganisation, de morcellement. C’est toujours aussi en écho à un sentiment de désorganisation, à un sentiment de morcellement. C'est quand le sujet se sent fissuré, quand il est narcissiquement blessé, quand son identité est atteinte, qu’il a tendance alors à confuser l’autre et soi et en devenir violent. Ces deux éléments, ces deux axes, l’auto-agressivité comme fondateur de toute violence et l’agressivité comme force de désorganisation et de morcellement aujourd’hui encore, éclairent considérablement toute clinique qui se penche sur des transgressions sociales, sur des faits criminels. Je ne peux faire autrement que de les dresser en écho avec des blessures narcissiques. Il est éminemment évident, d’un point de vue clinique, que, derrière les comportements de violence, on a toujours des ruptures, des faille narcissiques, des effondrements narcissiques. 

Un autre élément qui domine, dans tous les comportements violents, c’est l’intrication qu’il y a entre l’autre et soi, l’incapacité psychique qu’il y a à instaurer l’autre comme un sujet véritable et à s’instaurer soi-même, d’ailleurs, comme un sujet. J’en veux pour preuve de ce dernier élément, l’incroyable facilité avec laquelle on passe de la position de victime à la position de coupable. Il est quand même tout-à-fait surprenant de voir combien les coupables se parent en victimes. Alors, bien entendu, on pourrait se dire qu’ils sont monstrueux, non seulement ils ont agressé, ils ont violenté, parfois ils ont endommagé mais voilà qu’ils s’en plaignent ! C’est un mouvement naturel que de passer de la position de coupable à la position de victime. 

C’est d’autant plus naturel que, on l’oublie, mais d’un point de vue clinique, l’auteur d’une agression est, tout autant que celui qui a été agressé, sous l’effet d’un «traumatisme» parce qu’il s’est laissé submerger par un mouvement qu’il n’a pas contrôlé. C’est exactement comme cela que Freud définit le traumatisme : une excitation qui submerge l’appareil psychique et qui va entraîner ces mécanismes dont Ferenzie a parlé ultérieurement, d’identification de l’agressé à l’agresseur mais qui a écho avec l’identification de l’agresseur à l’agressé, dans un couple infernal. 

L’agressé ne sait généralement pas pourquoi il est agressé, il ne peut se représenter les raisons qui ont conduit à ce qu’il soit victime, c’est pourquoi il cherche la cause de soi à l’extérieur de lui et il la cherche où ? Il la cherche vers l’agresseur. Il attend de l’agresseur que l’agresseur lui signifie pourquoi il a été agressé. Il se laisse glisser, inféoder à l’agresseur et glisser dans sa volonté mais l’agresseur ne sait pas davantage pourquoi il a agressé et il cherchera, lui, le sens de ce pourquoi il a agressé dans le comportement de celui qu’il agresse. Et les deux sont dans une forme de soumission dialectique de l’un à l’autre qui peut tourner à quelque chose de tout-à-fait infernal. 

L’exemple le plus pertinent qu’on en ait jamais donné c’est ce film qui avait fait couler beaucoup d’encre, à sa sortie, «Portier de Nuit». C’est l’histoire d’une jeune femme qui a vécu dans les camps nazis et qui, à la fin de la guerre, alors qu’elle accompagne son virtuose de mari dans une série de récitals, se retrouve dans un palace où l’un des portiers se trouve être le tortionnaire qui l’avait prise comme maîtresse et complice dans les camps. Le film nous raconte comment l’un et l’autre vont se retrouver comme ils s’étaient quittés à l’époque des camps alors que l’une a tant souffert et que l’autre gagnerait à ne pas se faire connaître comme ancien nazi. D’ailleurs, il va être tué par d’autres anciens nazis qui voient d’un très mauvais Ïil qu’il se promène dans les rues avec l’uniforme SS. 

Ce film montre combien, dans ce rapport de l’agresseur et de l’agressé, il y a une confusion psychique qui tourne parfois au paroxysme. On a donné d’autres noms à l’identification de l’agresseur et de l’agressé, on a parlé du syndrome de Stockholm au sujet de cet otage qui avait pris fait et cause pour ceux qui les avaient pris en otage. 

Mais, ce qu’on oublie parfois de dire et qui est assez étonnant, c’est que cet état de dépendance psychique qui unit celui qui est agressé à celui qui l’agresse a pour correspondance la réciproque, c’est-à-dire la dépendance psychique très forte de celui qui agresse à celui qui est agressé. L’un et l’autre sont en attente de signification. Parce que l’un et l’autre sont dans une situation où ils ont été comme dominés par quelque chose qu’ils ne maîtrisaient pas et dont ils ne pouvaient rendre compte. Ils sont l’un et l’autre dans un état de traumatisme. L’état de traumatisme qui est à la racine des tout mouvement agressif explique comment et combien l’agresseur est rarement capable de dire pourquoi il est agresseur. C’est rarement du côté de l’éducation, il faut bien le dire, qu’on en tire quelque chose. 

Quelques mots sur ce qu’est le traumatisme. Tout notre appareil psychique est un énorme instrument à nous rendre compte du monde de façon continue et ordonnée alors que nous le ressentons de façon discontinue et désordonnée. Nous avons, du monde, un certain nombre de sensations qui ne nous disent pas grand chose tant quelles ne sont pas réfléchies par un univers de signes et de symboles qui nous en restituent une image ordonnée et c’est à cette image que nous adaptons notre comportement. Nous ne réagissons pas, ou très rarement, de façon réflexe, nous ne sommes pas de huîtres ! Nous réagissons après avoir interprété les informations telles qu’elles nous étaient parvenues et l’interprétation nous est rendue possible par la projection de la sensation dans un ordre de signes et de symboles qui nous en restituent quelque chose de construit telle que je peux me les représenter en fonction de ce que je peux en prédire. 

Si vous habitez un endroit à connotation marquée, comme La Courneuve, entre la rue Gagarine et la rue Stalingrad,  et que, 4 heures du matin, trois jeunes vous arrêtent, une casquette renversée sur la tête, et vous demandent d’arrêter votre voiture, allez-vous le faire ou allez-vous passer ? Il y a de fortes chances que vous ne vous arrêterez pas. Maintenant vous êtes dans une ville moins stigmatisée, par exemple celle de notre nouveau ministre de la sécurité, Neuilly, entre la rue Malesherbes et la rue de Lattre de Tassigny, et qu’un gendarme vous demande de vous arrêter, vous vous arrêtez. Mais il se peut que le gendarme soit un faux gendarme et il se trouvait que les jeunes en question aient besoin d’arrêter une voiture parce que l’un d’entre eux faisait un coma diabétique et qu’il avait besoin en urgence d’insuline. Vous n’avez pas réagi en fonction de la réalité, vous avez réagi en fonction de signes et de symboles. 

Qu’est-ce-que le traumatisme ? C’est une expérience, c’est  l’ intrusion du réel qui ne peut être reflété par l’appareil psychique. Quand on est agressé, il y a une intrusion qui aveugle, qui rend les signes et les symboles incapables de nous dire ce que nous avons vécu et cette incapacité à nous dire ce que nous avons vécu rend impossibles nos réactions, nous tétanise et c’est alors pourquoi on est dans un état médusé, en attente de rétablir en soi les limites entre soi et le monde, entre l’autre et soi-même et c’est pourquoi, dans cet état d’immobilisme,  il y a tellement de confusion des signes.

Ce qui est vrai de l’agressé l’est aussi de l’agresseur et c’est pourquoi ils marchent de pair. C’est pourquoi les victimes et les bourreaux se font, parfois, écho l’un de l’autre, c’est , du moins, ce qu’a évoqué Bruno Bettelheim dans «Le coeur conscient» quand il disait que, bien malgré eux, les internés des camps nazis encourageait les SS à se montrer pire qu’ils n’étaient,  en les figeant dans leur stéréotypes,  ils les renforçaient. Ce sont des choses qu’on retrouve, c’est une dialectique, finalement assez marquante. La confusion entre soi et autrui est une des racines majeures de la violence et de l’agressivité.

L’autre élément que peut, peut-être, enseigner la clinique, outre cet état d’indistinction de soi et d’autrui, comme organisateur de la pulsion violente c’est l’épisode de rupture. 

Les ruptures sont des sources de violence parce qu’elles créent un état de dépendance profond à son environnement, parce qu’elles mettent la structure psychique dans un état d’alerte, elles sont source d’agressivité et de violence. 

Qu’est-ce-que on entend par «rupture» ? La rupture n’est pas l’éloignement, ce n’est pas la séparation. La séparation, c’est l’inverse d’une rupture. Se séparer, c’est quelque chose de naturel. On est bâti pour faire une séparation. On a des enfants ils nous quittent, eh oui, comme nous avons quitté nos parents ! Ils ont beau nous dire qu’ils ne nous quitteront jamais,( j’ai une fille de huit ans qui me dit ça et je crois qu’elle est sincère ! ) mais mon métier de parent c’est de l’amener à me quitter un jour - et je ne crois pas que j’aurai beaucoup à la forcer ! - La séparation est une chose naturelle et heureuse. C’est la séparation qui nous a fait inventer le portable ! et beaucoup d’autres choses qui nous permettent de communiquer malgré l’éloignement. La séparation n’est pas une maladie. C’est quelque chose de l’humanité, qu’il s’agisse de son destin singulier ou de son destin universel.

La rupture, c’est l’inverse de la séparation. Dans quelque sens ? Dans le sens où la rupture c’est une éloignement que le sujet ne peut pas se représenter. La séparation c’est la capacité de s’éloigner parce qu’on conserve en soi.  

Un enfant peut se séparer de ses parents quand il a fait suffisamment de réserves de l’amour que ses parents lui portaient pour pouvoir suffisamment s’en éloigner sans crainte de les perdre. Tant qu’il n’a pas fait cette réserve d’attachement parental il ne peut pas s’en éloigner. 

La rupture c’est un éloignement qui n’a pas été préparé, c’est un éloignement sans mémoire. Quand un enfant rompt les liens qui l’unissaient à ses parents, il devient comme un bateau sans amarres.  Il dérive et fait  n’importe quoi. 

Parmi beaucoup de jeunes que je vois, beaucoup de jeunes délinquant, ceux dont on me dit qu’ils sont les pires, je vois énormément de ruptures et bien souvent ils ne m’évoquent pas autre chose que des bateaux  ivres.

Il y a des ruptures singulières, des ruptures individuelles qui rappellent l’histoire familiale et puis il y a des ruptures qui sont communautaires,  des ruptures liées à l’émigration par exemple. Bien sur, les enfants d’émigré ont leurs parents et leurs parents sont affectueux. Mais chez eux, il y a beaucoup de ruptures parce que leurs parents ne leur ont pas transmis.                

Il y a quelque temps un film a été financé appelé «Paroles d’immigrés», où l’on voyait des immigrés de la première génération venus de leur plein gré dans les années 70 au moment de l’expansion. Il fallait construire le pont de Normandie et d’autres choses et belles choses donc il fallait faire venir des gens de l’Afrique du Nord et du Sud - ouest surtout. 

On les comprenait mal.... un regard les réduisait à leur tâche.  On a bien du mal à penser, dans notre société, qu’on est honorable quand on n’a pas une tâche honorable. Ce regard qui  ne comprend rien de son origine culturelle, on le devine. Le premier réflexe de ces parents violentés et traumatisés ce fut de taire à leur enfant ce qu’ils avaient vécu. Le cinéaste a réussi une chose assez étonnante, il a fait parler ces pères. 

Or j’ai vu une fois ce film. Il y avait là plusieurs jeunes de ces banlieues,  ils regardaient ce film et on les voyait, en regardant ce film, complètement déchirés. Ils voyaient des  hommes qui n’étaient pas leurs pères mais qui étaient de l’âge de leur père, raconter des choses  qu’ils n’avaient jamais dites et notamment, je me souviens de l’un d’entre eux qui racontait comment il avait perdu deux de ses camarades quand il était arrivé de son Maghreb natal parce que il avait été se mettre clandestinement dans un bateau qui transportait des oignons. Or les oignons, vous savez, dégagent des gaz et , lorsqu’ils sont arrivés  il avait bien constaté que ses deux copains étaient morts ; il a raconté ça et tous ces jeunes qui écoutaient qui ne perdaient pas une miette car ils entendaient cela pour la première fois . 

Ils pouvaient tous identifier dans les propos de ces hommes ce qu’avait été le parcours de leur père et qu’ils n’avaient jamais entendu. Il y avait quelque chose d’assez pathétique de voir ces jeunes comprendre quelle était finalement l’origine de leur violence. Elle n’était pas en eux, dans une société qui était plutôt généreuse, mais elle était dans ce qu’avait vécu  leur père et qui ne leur avait pas été transmis. 

Les violences, en l’espèce, sont souvent des défauts de transmissions. Quand on ne sait pas passer le relai, quand on crée, quand on génère  de la rupture, on génère de la violence parce que l’on génère des failles identitaires. Quand on ne sait pas de quoi on est fait, on ne sait pas distinguer l’autre et soi. On n’est plus capable de se poser en sujet respectueux de l’altérité si l’on n’est pas assis sur des bases solides et, pour reprendre l’intitulé de mon propos, si l’on n’est pas suffisamment «enraciné». Il faut être très fortement «enraciné» dans son histoire, authentifié comme sujet, pour pouvoir respecter autrui.