TABLE RONDE INTERRELIGIEUSE


La table ronde finale, qui a réuni chrétiens, musulmans, juifs, et (ce fut une nouveauté) bouddhistes, a permis de comparer la manière dont chacun pose le problème de la souffrance, du corps. Bien au-delà d’une logique de supermarché de la spiritualité, le propos était de contribuer à une information, à une compréhension mutuelle, et de permettre aux différentes composantes du public de reconstruire des références, de reprendre conscience de la spécificité de leurs croyances voire de leur histoire, précisément en s’ouvrant à d’autres croyances, à d’autres histoires. Le public de la « Quinzaine » 2000, « Quel avenir pour le christianisme ? », se souvient d’un échange entre Mgr Perrier et l’Imam Oubrou sur la manière de lire les textes bibliques, qui avait mis en lumière la spécificité de l’attitude chrétienne parmi d’autres religions du Livre. L’échange inter-religieux interpelle les habitudes du croyant, et l’amène à s’interroger : « Mais au fond, quelle est mon attitude réelle par rapport à telle proposition spirituelle ? » Il est une voie par laquelle chaque croyant peut reprendre en sens sa manière de vivre sa foi, parce qu’il aura mieux compris celle des autres. 


COMMENT RELIGIONS ET SPIRITUALITÉS PARLENT-ELLES DU CORPS ?



Présentation des intervenants : 

Mlle Myriam GACHEDOUAT, présentant le point de vue de la religion Juive , qu’elle étudie depuis plusieurs années et dans lequel elle reconnaît les racines vivantes de l’Evangile, est catholique, consacrée. Son texte avait été élaboré avec un rabbin.

Mme Corinne PROTAIS, responsable de la Communauté catholique et œcuménique du Chemin Neuf, anime depuis 6 ans une pastorale familiale, et travaille avec couples et célibataires sur des problèmes d’éthique et de sexualité

M. le Pasteur Jean-Jacques BONNEVILLE, pasteur de Pau depuis l’automne 1999, président du consistoire régional Béarn, Pays de l’Adour, Landes et Hautes-Pyrénées .

M. l’Imam Habib KAANICHE, Aumônier musulman du Sud-Est, secrétaire national au conseil supérieur des mosquées de France. Il anime diverses formations d’imams sur le Sud Est.

Le Vénérable Losang YESHI, du monastère Bouddhiste de Nalanda près de Lavaur (Tarn). Après des études de théologie, de psychologie et de comparaison des religions, il enseigne la spiritualité bouddhiste en France, en Espagne, et dans d’autres pays.

L’ordre de parole avait été déterminé d’après la chronologie historique : religion Juive, puis spiritualité Bouddhiste, puis religions catholique, musulmane et enfin protestante.

La table ronde était animée par Jean-Paul Bernié, de l’équipe du Narthex.


Mlle GACHEDOUAT

Le midrash raconte ceci : « Au moment de créer l’homme, le saint –béni soit-il- Dieu a hésité : je vais le créer, se dit-il, pur esprit, immortel. Mais alors, comme les anges, il n’aura pas de corps. Il a donc pensé : je vais le créer purement terrestre. Mais alors, comme les animaux, il va mourir sans revivre dans le monde futur, et où sera sa joie ? Je vais donc le créer en associant le céleste et le terrestre. Aussi Dieu façonna l’homme, Adam, de la poussière du sol, adama, et il insuffla en ses narines un souffle de vie, nishmat-‘haïm, et l’homme devint un néfesh ‘hayah, un être vivant, selon la Bible (Genèse, 2, 7). De ceci nous apprenons au moins deux choses. La première, c’est que le corps de l’homme est appelé à mourir, puis à ressusciter pour la vie éternelle. La deuxième, c’est qu’ici bas, son corps physique est inséparablement et merveilleusement lié à l’entité globale de son être, qui est à l’image de Dieu (Genèse, 1, 26-27). C’est la personne humaine, elle est sacrée. Chaque être humain est unique et irremplaçable. L’homme en effet est constitué à la fois d’un néfesh, d’un roua’h, l’esprit, d’une neshama, l’âme. Roua’h et neshama, c’est sa vie surnaturelle, immortelle. Néfesh, c’est sa vie animale, naturelle, mortelle. Mais son néfesh, comporte son psychisme et le néfesh de l’homme diffère en cela du néfesh des animaux. Dans l’Ancien Testament, corps se dit gouf, ce qui signifie « fondamental ». Un autre mot désigne aussi ce qui est comme le fondement physique de l’homme, c’est étsem, l’os. Il constitue sa charpente, sa solidité. L’expression « moi-même » se dit adsmi, ce qui veut dire « mon os ». Et on retrouve là peut-être le cri d’Adam lorsqu’il a accueilli Eve « l’os de mes os » (Genèse, 2, 23). Pourtant ici bas, le corps est fragile, éphémère, mais il n’est pas quelque chose de seulement ajouté à un pur esprit. Nous ne sommes pas des anges incarnés. Si j’ose dire, le corps « fait corps » avec l’âme. Dieu a créé l’homme, homme et femme, dans la différence et la complémentarité. Ils sont égaux devant lui, avec des rôles spécifiques qui se conjuguent dans l’unité du couple. Leur vocation est de former un foyer, de transmettre la vie, et d’éduquer leurs enfants qui sont fils de Dieu. La femme a une place très importante, elle est l’âme de la maison, le soutien de son mari. Dans le judaïsme, le corps est ce par quoi notre vie sur terre est un chemin vers la joie sans fin à travers le service de Dieu, en conformité à son dessein d’amour. L’être Juif est sanctifié à travers l’usage même qu’il fait de son corps, en accomplissant les commandements de Dieu, les mitsvoth. Là est son épanouissement, sa joie. Les sages du Talmud établissent une analogie entre la relation de Dieu au monde et celle de l’âme au corps. De même, aussi ,comme Dieu survit au monde, l’âme survit au corps. 

Il nous faut voir maintenant à travers quelques exemples comment se traduit, au niveau du corps, le service de Dieu et la vie de sainteté dont l’homme a reçu l’ordonnance. En Lévitique, 19, 2, Dieu dit : « Vous serez saints car moi, l’Eternel, je suis saint ». Cela va passer par quantités de gestes bien concrets. Premier exemple, la circoncision. Elle marque corporellement le Juif au 8ème jour après sa naissance en tant que fils de l’alliance entre Dieu et le peuple. Au 8ème jour, c’est-à-dire après qu’il ait vécu un Shabbat et par rapport au cycle de 7 jours qui a caractérisé la création, le 8ème marque la nouveauté d’un autre 1er jour. C’est comme une re-création. Autre exemple : le Shabbat. Chaque semaine, le Shabbat est un repos ordonné par Dieu. Repos du corps, repos de l’esprit, lucarne d’éternité. Repos de l’homme et même des bêtes. Les manifestations de deuil sont interdites, le Shabbat. L’hospitalité à la table familiale est un devoir et l’accomplir est un honneur. La danse est l’expression de la joie religieuse et non un folklore. Autre exemple, la Kashrout : l’acte le plus élémentaire qui consiste à manger ou à boire se fait en référence à la Torah, à la Bible. Le premier interdit que Dieu a donné à l’homme (Genèse, 2, 16-17) concerne une certaine sorte de nourriture. Puis des précisions seront données par l’Eternel, plus tard, au Sinaï. On ne mange pas n’importe quoi. Ce qu’il est permis de manger, on le consomme toujours après avoir rendu grâces au Créateur. Sinon, on est comme un voleur qui profite de ce qui ne lui appartient pas. La sanctification de l’homme passe par la bénédiction qu’il prononce avant de jouir des produits de la nature ou de son travail. Il ne s’agit pas de bouder les joies de la création mais au contraire d’en user avec reconnaissance et mesure. La joie d’un bon repas n’est pas une concession ! Pour Shabbat, il y a même trois repas prescrits. ET c’est une mitzva de s’y réjouir. C’est une joie qui concerne non seulement le corps, mais qui a un cachet spirituel. Par exemple, dans les conversations du repas de Shabbat, on doit échanger sur la Torah. On ne doit pas parler du travail de la semaine, ni d’argent ou de choses triviales. En dehors du Shabbat, le jeûne est certes pratiqué, mais en des temps de l’année précis et prescrits. Il n’est jamais une ascèse qui voudrait mater le corps. A Kippour, les 26 heures de jeûne sont marquées par une atmosphère de joie sobre. A la maison, les tables ont des nappes blanches. Chacun est habillé comme un jour de fête. Car ce jour se passe dans la prière et le jeûne en quêtant le pardon de Dieu qui en sera la joie. Autre exemple : la pureté familiale. Elle constitue les conditions dans lesquelles la vie conjugale est source de sainteté, selon les règles établies. Le mariage est appelé kidoushim, de la racine kadosh, qui signifie saint. La notion de pur et d’impur est essentiellement liée à la vie. L’union conjugale est bénie par Dieu qui est là, présent. Au miqvé, qui est le bain de purification rituelle, le corps tout entier doit être immergé. Un ‘hassid du siècle dernier disait : « le bain rituel n’a de vertu purificatrice que pour autant que l’immersion est complète, sans même qu’il y ait un cheveu dehors. Ainsi doit-on se plonger en Dieu ». De même que la femme appartient à son mari –c’est pourquoi elle a la tête couverte-, de même l’homme appartient directement à Dieu. C’est le sens de la kippa qu’il porte sur sa tête. Il a sur lui constamment la main paternelle de Dieu, son maître. Autre exemple : les teffilîn. Ce sont de petits boîtiers renfermant des versets de la Torah. L’homme juif les fixe au moment de la prière, en semaine, sur son bras et sur son front. D’abord sur son bras. Pourquoi ? Parce que faire la volonté de Dieu, prime sur le raisonnement. Na’assé vénishma, « nous ferons puis nous comprendrons », a dit Israël à l’Eternel au pied du Sinaï (Exode, 24, 7). Puis, après avoir fixé les teffilîn du front, le fidèle finit d’entourer les lanières des teffilîn du bras autour du médius, en récitant ce verset d’Osée où le Seigneur lui dit : « Je te fiancerai à moi pour toujours » (Osée, 2, 21-22). De même que tous les membres forment l’unité du corps, de même en accomplissant avec amour et joie tout ce qu’il peut des mitsvoth, le Juif proclame l’unité de Dieu. Si les 10 commandements de Dieu se diversifient en 613 mitsvoth, c’est par allusion aux 365 membres du corps humains. Il y a 365 commandements négatifs, c’est à dire que chaque jour de l’année, il faut veiller à ne pas désobéir à Dieu ; et 248 nerfs du corps humain : il y a 248 commandements positifs. Autre exemple : le balancement du corps pendant la prière : il relève de l’habitude, prise tout petit, pour marquer que tous les membres s’articulent dans le service de Dieu et s’orientent vers lui. La prière de la Amida se fait toujours tournée vers Jérusalem. Autres exemples : deux petits organes du corps qui ont beaucoup d’importance, l’œil et la langue. L’œil qui voit de belles choses, détermine à la louange. Il faut cependant la vigilance, car c’est souvent par l’œil, aussi, que souvent la convoitise germe. « Tu ne convoiteras pas » est un commandement très important. De même, la langue a dans le corps une importance spéciale. Elle est dans le corps le vecteur de la louange, de la bénédiction, du chant, elle prononce les actions de grâce pour la nourriture, pour la merveille du corps humain, pour un bonne nouvelle etc. Par elle passent les paroles concernant autrui : les paroles d’échange que l’on peut avoir dans les conversations mais aussi la calomnie, la médisance, l’arrogance, le mensonge, la violence verbale ; également : discrétion, parole apaisantes, encouragements ; tout cela est au pouvoir de la langue. D’où les nombreuses mitsvoth qui aident l’homme à bien user de tous ses membres. Le corps n’appartient pas à l’homme. Il n’en est pas le maître mais le gardien. D’où, dans l’éthique médicale, les conséquences suivantes. Les soins nécessaires sont un devoir. De même, la chirurgie s’il le faut : c’est au service de la vie. Mais l’avortement est interdit, le suicide est interdit, l’euthanasie est interdite, les autopsies, sauf cas précis, nécessaire, sont interdites, la crémation est interdite. Le corps est le support de la vie et la vie reflète la vie de Dieu. C’est pourquoi elle est sacrée. La léser, c’est léser Dieu lui-même, son créateur. Sauver une vie en danger par contre, pikoua’h néfesh, prime tout, même le Shabbat. Le sang signale la vie. Le respect de la vie comporte le respect du sang, on ne le consomme pas, ce serait consommer le néfesh, la vie. Le sang qui coule marque  une fuite de vie, c’est pourquoi c’est le lieu de l’impureté. L’impureté est le contraire de la vie. Donc, le contact par exemple avec un corps mort rend impur. Le fait que le sang, c’est la vie, et qu’on le respecte, amène ainsi la notion de séparation, de distance, de mise à part, de sainteté. En hébreu, « consacré » se dit : mis à part pour Dieu. Le sommeil est considéré comme le 1/60 de la mort. C’est pourquoi au réveil, le premier geste consiste à se purifier les mains. Dès que le Juif s’éveille et prend conscience de lui-même, il dit aussitôt depuis son lit : « Je te rends grâces, ô roi vivant et immuable, de m’avoir rendu mon âme avec mansuétude. Grande est ta fidélité ». La mort. Le corps est devenu mortel par le péché (Genèse, 2, 17). Mais qui me trouve, a la vie, dit le Seigneur (Proverbes, 8, 35). Les mitsvoth sont vie et joie. Celui qui les pratique vivra par elles, dit Dieu (Lévitique, 18, 5). Le corps mort est un corps sans âme, il a honte, on ne l’expose pas. A la mort, le corps retourne à la poussière et l’âme retourne à Dieu . « Grâce au Seigneur Adonaï, la mort a des issues », dit le Psaume 68, 21 ; il est dit qu’il y a 903 genres de morts, mais la mort peut aussi survenir par baiser divin, ce fut le cas par exemple d’Enoch, de Moïse, d’Elie. Le corps humain, à la différence de celui des animaux, ressuscitera : « C’est moi qui fais mourir et qui fais vivre, dit Dieu. C’est aussi un des articles de foi de Maïmonide. Le monde à venir désigne le temps de l’existence spirituelle de l’homme après son existence physique, jusqu’au temps de la résurrection. Dans le monde à venir, il est dit que les justes sont assis et jouissent de la splendeur de la Shekhina, de la présence divine. 

En conclusion, corps et âme sont inséparablement liés, ici-bas comme après la résurrection. Ici-bas, ils sont ensemble responsables des actes de l’homme, de ses mérites comme de ses fautes. On raconte l’histoire d’un estropié qui voulait cueillir des fruits dans un verger, mais ne pouvait pas se déplacer. Vint à passer un aveugle qui, lui, ne voyait pas les fruits, mais pouvait marcher. L’estropié se hissa sur les épaules de l’aveugle et le guida vers les arbres. Ainsi il put attraper les fruits. L’un a collaboré avec l’autre ; si c’était pour le bien ,ils ont acquis du mérite l’un par l’autre. Si c’était pour voler les fruits, ils ont fauté l’un par l’autre. Telle peut être l’importance du corps relié à l’âme. Je pensais finir par une  


Vénérable Losang YESHI (avec traduction simultanée de M. Saïs, professeur d’Anglais)

Le concept du corps et du bonheur dans le bouddhisme est un sujet très complexe. Ce corps qui est le nôtre est l’un des innombrables corps que nous avons à assumer au cours du temps. Le concept de bonheur dans le bouddhisme, c’est la fin de la renaissance. Cela ne signifie pas la fin de l’existence, mais la fin de cette existence qui est en proie à la souffrance. Le Bouddha a exprimé quatre nobles vérités. La première est que l’existence est, par essence, source de souffrance. Les trois autres vérités expriment quelle est la cause de la souffrance, quel est son remède, l’élimination de la cause, et quel est le moyen de parvenir à cette élimination. Il faut que nous abordions le corps de trois manières différentes. La première est de remarquer que le corps est un obstacle. La deuxième, qu’il est un véhicule. La troisième, que le corps glorifié est un aboutissement. Le corps comme obstacle est vu comme source de souffrance, corps impur. En fait, Bouddha a dit qu’il fallait s’occuper de très près de son corps. Il y a 2500 ans, les hommes et les femmes faisaient ce que nous faisons aujourd’hui, c’est-à-dire qu’ils s’occupaient de leur corps et le choyaient. La plupart des gens ont certainement la réaction que j’ai eue face au corps, comme source comme lieu d’impureté. Lorsque j’ai entendu cela il y a une trentaine d’années, j’ai trouvé que c’était une pensée absurde, parce que pour nous, le corps est propre, beau, magnifique. Mais si on regarde sous la surface du corps, on s’aperçoit que l’intérieur est différent. Tout ce que l’on voit, c’est un vernis, ce vernis de beauté qui protège, couvre notre corps. Lorsque nous nous rendons comme ce soir vers un rassemblement, nous faisons bien attention à nous présenter sous notre meilleur jour. Et si nous agissons ainsi, c’est parce que nous sommes très attachés à la façon dont nous regardons les autres, et à l’image qu’ils nous renvoient. Ainsi le Bouddhisme ne dit pas que le corps est un obstacle, mais plutôt notre attachement au corps. Le Bouddha dit : examinons de plus près les processus biologiques de notre corps. ET lorsque nous y regardons de plus près ce qui s’y passe de ce point de vue, nous cessons d’avoir cet attachement initial, qui est pour la surface de notre corps. Ce que le Bouddhisme dit, ce n’est pas de regarder le corps avec mépris, mais de regarder le corps comme quelque chose qui est là, présent. Pour essayer de vaincre cette aversion, il faut se rendre compte de la nature miraculeuse de notre corps. Si l’on regarde la circulation du sang dans notre corps, cela apparaît comme quelque chose d’absolument merveilleux, très complexe. Et arrivés à ce stade-là, notre effort est d’essayer de vaincre cette illusion que nous avons sur notre corps. Le bouddhisme dit que notre souffrance vient de notre attachement ou de notre dégoût des choses. Le corps, dans le cours de notre vie, doit prendre une place très spéciale. Le bouddhisme dit qu’à travers notre corps, dans cette vie qui est la nôtre, nous pouvons atteindre l’état de « bodéité », c’est-à-dire un état de transcendance. Entre les deux extrêmes qui sont un attachement au corps et un dégoût du corps, il faut trouver une voie de juste milieu, et il faut vaincre l’ignorance : ce faisant, on atteint l’état de « bodéité ». Nous sommes là au stade du corps comme aboutissement. Et ceci est la prise en compte de notre corps comme un amas de chair et d’os, et d’aboutir à la transfiguration de notre corps et d’atteindre ainsi l’état du Bouddha. Lorsque nous sommes dans cet état d’illumination, nous n’éprouvons que des sensations agréables. Mais ce ne sont pas des sensations telles que nous pouvons les ressentir à travers nos perceptions, mais des sensations d’une nature extraordinaire. Alors, quoi que nous disions, fassions ou percevions, tout cela est d’une nature qui nous transporte dans un état de béatitude. Donc, nous partons de ce corps qui est source de souffrance, qui nous procure des situations désagréables, et nous aboutissons à ce corps qui est une source de grande illumination et de béatitude, et c’est quelque chose que nous pouvons atteindre dans cette vie qui est la nôtre, dans notre existence même. Et pour savoir à quoi peut ressembler cet état de béatitude que j’essaie de vous écrire, il faudrait se tourner vers les écrits de Thérèse d’Avila : elle dit en gros que quand elle était capable de se concentrer dans la prière dans la communion avec Dieu, elle pouvait oublier son corps, ses souffrances et connaître un état de bonheur, de béatitude. Cet état qu’elle décrit, est celui auquel on peut parvenir lorsqu’on se débarrasse de notre attachement à ce corps qui nous fait souffrir. 

Mme Corinne PROTAIS.

Pour parler du point de vue de l’Eglise catholique, j’avais envie de partir de l’idée la plus répandue, malheureusement, que les chrétiens catholiques méprisent le corps ou dénigrent ce qui est de son domaine. Effectivement, cette idée n’est pas sans fondement. Je relisais un petit bout d’une « Constitution de l’état de religieuse » datant du XVIIIème siècle, « les religieuses ne doivent jamais regarder leur propre chair, excepté les mains, mais ce qu’elles doivent faire avec retenue et le moins qu’elle pourront ». C’est un peu la représentation que nous traînons, mais si nous nous ne contentons, nous tronquons quand même une part de la vérité. Si l’on regarde l’histoire de l’Eglise, c’est elle qui pendant des siècles a assuré les soins des malades. Il n’a jamais été question de dire que ce corps voué à la pourriture ne devait pas être soigné. Il faut aussi pensé à ce travail manuel mis en honneur par nos moines et maintenu par eux lors d’époques qui étaient plus difficiles. Je pense aussi à tout ce qui touche à la liturgie, dont on s’est un peu moqué il y a quelques décennies, mais à quoi l’on revient, et qui intègre les sens. L’encens, l’odeur, les mouvements, le corps. On prie avec son corps. Donc, tout cela, c’est aussi une partie de notre héritage chrétien. Et je citerai Thomas d’Aquin, qui dit que le plaisir est la perfection de l’acte, donc que le plaisir ressenti n’est pas un mal. En fait, l’Eglise a toujours condamné les excès de mépris de corps. Je pense à ce qui pourrait toucher le catharisme dans la région, ou aux escalades ascétiques que certains voulaient entreprendre. Mais il faut savoir aussi que dans notre histoire et dans notre culture, se mêlent une tradition non chrétienne, païenne, qui est celle de toute la philosophie en particulier grecque : platonisme, stoïcisme, où il y avait cette dualité : l’esprit, qui était bien supérieur au corps, et si on pouvait se défaire de ce dernier, au fond, c’était un bien. Et je crois que notre christianisme s’est bien teinté de paganisme et a bien étouffé cette veine évangélique. Alors si aujourd’hui on a l’impression d’entendre un discours différent, ce n’est pas qu’il ait vraiment évolué, c’est qu’il est revenu aux sources évangéliques et patristiques. J’avais envie de vous donner quelques pistes. J’ai beaucoup aimé ce qui a été dit à propos du judaïsme : nous pourrions dire certaines choses de manière très similaire. J’ai relevé trois points. 

Pour nous, le corps, comme la personne, n’est pas sacré, mais saint, appelé à la sainteté. Quelle est la différence ? C’est tout simple : il n’y a pas en nous une parcelle du divin, nous sommes des créatures, et il y a une distance entre nous et Dieu. Nous pouvons être saints parce que nous pouvons entrer en relation avec Dieu, et c’est cette relation qui nécessite une distance qui peut nous permettre d’être saints. On ne touche pas la divinité, et du coup, il n’y a pas d’idolâtrie du corps. Dans l’Ancien Testament, on condamne toujours tout ce qui est prostitution sacrée, ce n’est pas une question de mœurs sexuelles, mais religieuses, on ne touche pas à Dieu. Notre corps est tout de même appelé à la sainteté, mais cela veut dire que notre liberté et notre cœur entrent en jeu, la sainteté laisse sa place à la liberté. 

Un autre point qui me semble très important, mais cela a été dit pour le judaïsme, c’est qu’il n’y a pas de dualité corps-esprit. Dans le christianisme, c’est tout notre corps qui est appelé à ressusciter, qui est appelé à la gloire. Notre Dieu s’est incarné, a pris chair humaine. Quand le Christ est venu sauver les hommes, il a assumé toute notre humanité, il a guéri, et pourquoi, sinon parce que le corps avait toute son importance. Il n’a pas fait que sauver les âmes, il n’a pas fait que pardonner les péchés, il a aussi guéri le corps. Et s’il est devenu corps, c’est aussi que nos corps sont appelés à devenir les membres du Christ. Et le Christ qui a vécu toute notre humanité, jusque dans sa souffrance, jusque dans sa mort, fait un corps humain, une personne humaine, dans son corps, même défiguré par la souffrance, ne perd pas sa ressemblance avec Dieu ; en Jésus. Et c’est peut-être très important dans notre monde, il y a une beauté dans un corps usé par le travail d’une vie. Même s’il a des rides. Il y a de la beauté dans une femme enceinte parce qu’elle porte la vie, même si elle ne répond pas aux canons de finesse que voudrait notre monde d’aujourd’hui. Alors, c’est à cause de tout cela que les chrétiens prennent aujourd’hui très au sérieux tout ce qui est de l’ordre du corps. On ne peut pas dire que les chrétiens méprisent le corps. Peut-être ce qu’on peut leur reprocher est de le prendre trop au  sérieux, en particulier en matière de sexualité. 

Et puis un troisième point qui est essentiel, c’est que, si nous sommes corps, c’est que nous sommes faits pour la relation. Ce Que je vis avec mon corps m’engage, ce n’est pas un outil, c’est moi, et du coup, il est fait pour la relation. D’abord parce qu’il a été reçu, reçu de nos parents, reçu de Dieu, hérité. Et il va recevoir son sens, dans notre monde qui est tant en quête de sens, de la relation dans laquelle il s’engage. C’est pourquoi l’apôtre Paul peut avoir des paroles si dures, « celui qui s’unit avec une prostituée ne fait qu’un avec elle ». Et puis ce corps, il est fait pour être donné, parce que je ne deviens vraiment moi-même que si je me donne. Pour le chrétien, c’est dit aussi très clairement par l’apôtre Paul : il ne lui appartient pas. Mais c’est en me donnant que je vais devenir ce que profondément je suis : un être de relation. 

Alors, enfin, peut-être quelques pistes pour une éthique. Vous savez, les catholiques peut-être plus que d’autres attachent beaucoup d’importance aux conséquences que vont avoir dans notre vie les choses auxquelles nous croyons. Vous savez, la parabole de la maison bâtie sur le roc et de la maison bâtie sur le sable. La différence entre les deux, peut-être n’y fait-on pas assez attention, c’est que dans un cas, la maison bâtie sur le sable, on ne fait qu’écouter, et que dans l’autre cas, on écoute et on met en pratique. C’est cette mise en pratique qui est importante. On pourrait partir de cette phrase de Paul : « Tout m’est permis, mais tout n’est pas profitable ». C’est peut-être le fondement d’une éthique. Je voyais trois points. Le premier, c’est l’accueil de ma réalité. Notre monde nous fait miroiter des chimères et nous balance dans des contes de fées, par rapport au corps en particulier. Alors accueillir le réel, c’est un chemin pour nous. Nous ne sommes pas notre propre origine, nous nous recevons de nos parents, nous recevons du tout autre. Je te bénis, mon Créateur, pour la merveille que je suis, dit le Psaume. Et donc, si je me reçois d’un autre, d’un autre qui m’aime et m’a fait capable d’amour, je n’ai pas à me juger. Je suis trop petit, trop gros, trop chauve, trop fatigué, mais beau au regard de Dieu. Pas les canons de la beauté, je suis limité mais je suis aimé comme je suis. Et comme ce corps m’est donné, j’ai à le soigner, je dois exercer la justice envers lui. Il m’est donné, il est promis à la gloire, donc il a droit aux soins nécessaires. Et je n’ai pas à le rêver autre ou à le contraindre à entrer dans des canons autres, ou à l’asservir à mes besoins, par exemple à en faire un objet de séduction en perdant sa santé ou sa dignité. L’accueil du réel, c’est aussi l’accueil de son épaisseur. C’est un corps promis à la gloire, mais, et Paul nous le dit aussi, un corps de misère qui fait ce qu’il ne veut pas et qu ine fait pas ce qu’il désire. Il a ses limites, ses pulsions, ses contradictions. 

Il n’y a pas de dualité ontologique corps / âme, mais il y a quand même une dualité existentielle : avec mon être tout entier, corps et âme, je fais du bon ou je fais du mauvais. A mon petit garçon, j’ai à apprendre qu’il doit avoir une certaine distance par rapport à la nourriture. Cela ne lui est pas forcément naturel. Pour que peu à peu, notre être, par notre corps, s’oriente vers la vie et vers le bonheur. On n’a pas à faire notre salut sans notre corps, mais par notre corps qui est vraiment le lieu du salut. Faire que notre corps devienne « spirituel », c’est-à-dire animé par l’esprit, par l’amour, et c’est peut-être le sens de l’ascèse. Moi, mon ascèse de mère de famille, ce n’est pas d’accomplir je ne sais quel exploit, c’est d’accepter de me lever 10 fois au milieu d’un repas alors que je suis fatiguée. Accepter que l’amour pour mes enfants passe avant mon propre repos. C’est cela l’ascèse, c’est mettre des priorités. Et puis un troisième point, qui touche pour moi à l’unification de la personne, si nous sommes UN, corps et âme, cela veut dire que ce que je fais avec mon corps me touche jusqu’au plus profond de moi-même. Touche mon être profond. Et j’ai à apprendre à être unifié : que mon corps ne mente pas. C’est vrai en particulier quand on est avec des jeunes dans le domaine de la sexualité : notre corps peut mentir. Mais ça me fait du mal à moi, je pèche contre mon propre corps. Que j’apprenne à naviguer entre tous mes désirs, qui vont dans tous les sens, et ma liberté. Que j’apprenne à orienter à travers mon corps mon être profond vers ce pour quoi il est fait, c’est-à-dire vers le don. Et en ce sens, si le plaisir que je prends à partager un repas avec les autres m’oriente vers les autres, me tourne vers la gratitude, pourquoi pas vers la reconnaissance vers mon Seigneur, eh bien c’est très bon, cela me fait grandir spirituellement. Mais si le plaisir que je prends est un plaisir volé à d’autres, si cela me tourne vers moi-même, eh bien ce plaisir est mauvais et j’ai à apprendre à ce que mon corps peu à peu fasse le choix de la vraie vie, du vrai bonheur, de la béatitude par rapport à la jouissance immédiate.

Imam KAANICHE.

L’Islam considère l’homme, à l’instar des autres religions monothéistes, comme la créature de Dieu. La nature de l’homme, en tant que créature de Dieu, réside dans une relation directe et sans intermédiaire avec le Créateur. Dans sa description de l’acte de création, le Coran montre clairement que le libre arbitre de l’homme est la donnée essentielle de la relation qui le lie à Dieu. On peut indiquer les Sourates 2 v 30, 7 verset 116. L’homme est toujours soumis aux tentations de Satan à cause de ses défauts. C’est pourquoi il est toujours dépendant de la miséricorde de Dieu et de sa propension à pardonner. Cette miséricorde se manifeste dans le fait qu’il prend toujours soin de l’homme dans tous les aspects de la vie. Cette attention constante est signifiée par le terme « ahrab », et elle détermine l’actuelle relation de Dieu et de l’homme décrite par le terme « ahrt ». L’un des incompréhensions les plus durables concernant l’Islam est basée sur le fait que l’on oppose sans fondement la volonté divine à la volonté humaine, alors que le libre arbitre de l’homme est la condition indispensable de sa responsabilité qu’il porte à l’égard de Dieu, des autres hommes et de l’environnement. J’ai voulu commencer par des textes généraux avant de vous parler du bonheur dans la pensée musulmane. L’approche de l’idée de bonheur nécessite la connaissance préalable de ce que représente le Bien suprême, il y a les biens du corps et les biens extérieurs qui sont imparfaits parce qu’ils ne constituent pas des fins en eux-mêmes. Les premiers se ramènent à la sagesse et à l’activité intellectuelle qu’elle implique. Les seconds consistent dans la satisfaction des besoins du corps et ils peuvent être utiles et/ou nuisibles. Les troisièmes sont liés à la chance  et peuvent être utiles ou nuisibles selon le contrôle exercé par la faculté raisonnable 

On peut dire que le bonheur est d’avoir un corps sain, des sens subtils, de posséder richesse et appuis, de jouir auprès de tous d’une bonne réputation, de réussir dans ses entreprises, d’avoir un bon jugement, une pensée correcte, et de saines croyances. Celui qui réunit ces types de bonheurs est l’heureux parfait. Celui qui y arrive partiellement jouit d’une part de bonheur proportionnelle aux éléments acquis. Cependant, ce bonheur n’est qu’un bien et une perfection temporaire, et il faut chercher plus loin l’ explication du bonheur, et particulièrement dans la pensée musulmane du 10ème siècle, il est nécessaire de trancher un sujet délicat : est-ce que le bonheur est lié à l’âme seule et que celui qui possède les vertus de l’âme est nécessairement heureux même s’il est affligé de tous les maux du corps ? Ou : le bonheur de l’âme est imparfait s’il n’est accompagné du bonheur du corps est aussi de ce qui est extérieur au corps, c’est-à-dire de choses dont l’existence est liée à la bonne forme, à la bonne fortune et à la chance ? Est-ce que le bonheur suprême n’existe qu’en l’au-delà ? Nous proposons donc, comme les penseurs du 10ème siècle, un compromis qui juxtapose sans les fondre, la réalité spirituelle par laquelle l’homme se rattache aux anges et la réalité corporelle par laquelle il se rattache aux bêtes, aux êtres animés. Nous admettons que l’homme peut occuper soit le degré correspondant aux choses corporelles, il reste alors allié à leur condition dite inférieure, et jouit du bonheur qui s’attache à elles, tout en cherchant à découvrir les réalités sublimes dont il fait le but de sa curiosité, de son désir, de son cheminement, un motif de félicité. Soit le degré des choses spirituelles. Il reste alors lié à leur condition supérieure et jouit du bonheur qui s’attache à elles tout en s’intéressant aux réalités corporelles, en les prenant en considération, y méditant les marques de la toute puissance divine et les signes de la sagesse suprême se réglant sur elles et y introduisant un ordre les inondant de bien, les entraînant à sa suite dans la mesure de leurs capacités réceptives vers des rangs de plus en plus éminents. Dès le premier degré dans la vertu, l’homme dirige sa volonté et ses efforts vers tout ce qui lui est salutaire, dans le monde sensible. Il veille à libérer l’âme des choses sensibles, qui font peser sur elles la menace des passions et des appétits excessifs. L’ascension ainsi commencée peut culminer à des niveaux variables selon les naturels et les habitudes des hommes, l’étendue de leur science et la puissance de leur entendement. Le bonheur suprême est réservé aux sages accomplis, il coïncide avec l’ultime degré de la vertu et consiste en ce que les actes de l’homme soient des actes purs, quasi-divins. L’Islam, c’est une pensée mais aussi une réalité quotidienne. Quand il a été révélé pour la première fois à une société pour partie bédouine et pour partie sédentaire, il a fallu une certaine réorganisation de la société, il a fallu une certaine volonté de discipliner cette société en vue de l’arrivée d’un projet qui l’impliquait. Donc, les premières choses que le Prophète avait à l’esprit lorsqu’il a eu les premières révélations, ça a été de discipliner et d’organiser cette société. Et le corps avait un rôle important. La toilette du corps 5 fois par jour dans une société où l’eau manque, les prières quotidiennes 5 fois par jour en faisant la gymnastique que l’on connaît, le corps a un rôle important dès le départ pour discipliner l’homme : utiliser le corps et le discipliner en vue d’arriver à une spiritualité et à une organisation globale et collective. L’Islam est aussi une évolution. Si l’on prend le domaine des plaisirs et des désirs (parce quand on parle de corps et de bonheur, on parle de spiritualité, mais on parle aussi de désir pyhsique : la sexualité, les plaisirs de la vie), l’Islam n’est pas une religion de l’interdiction et nous n’avons pas 613 actes d’interdiction ou d’acceptation négatifs ou positifs. Il y a en Islam un certain nombre de principes de base qui disent que personne n’a le droit de dire que telle chose est « haram », c’est-à-dire illicite ou telle autre « hellel ». Seul Dieu dans les Ecritures, institue ce qui est licite et ce qui n’est pas illicite. En général, ce qui n’est pas textuellement institué illicite dans le Coran ne l’est pas. Les « salef », c’est-à-dire les contemporains de Mahomet, n’ont prononcé le mot « haram » que pour ce que Dieu a explicitement déclaré illicite. Quand on leur demandait leur avis sur telle ou telle chose que le Coran n’a pas rendue illicite, mais que certains membres de la société poussent à le rendre illicite par puritanisme, ces « salefs » répondaient qu’il était recommandé d’accepter ou déconseillé. La Parole en Islam représente la base qui ne doit pas être contredite. En cas de blocage, on prend le principe suivant : l’Ecriture est une création divine, la Raison est une créature divine, et quand l’Ecriture est incompréhensible, il faut faire travailler la raison.

Pasteur BONNEVILLE

A la lumière de la parole de Dieu, chacun cherche son chemin dans le partage avec les autres, mais nul ne détient la vérité, le débat de ce soir en sera un signe. Depuis les débuts du christianisme, l’hédonisme ou la doctrine de la jouissance est en concurrence avec les vertus chrétiennes, envisagées souvent comme retenue, abnégation, morale du devoir. Lorsque l’on parle des épicuriens, c’est l’image du bon vivant qui nous vient à l’esprit, l’image de ce lui qui aime la vie, sa douceur, ses plaisirs, qui savoure le bonheur de l’instant et jouit de chaque moment comme s’il était le dernier. Le philosophe grec a fait école et aujourd’hui, les nouveaux épicuriens plaident pour une redécouverte de soi, pour la jubilation du corps et de l’esprit, raillant la morale chrétienne qui enjoint, elle, d’aimer son prochain, de partager, d’avoir souci d’autrui. A l’amour du prochain que le chrétien suivrait contraint et forcé, pour mieux plaire à Dieu, ils opposent les affinités électives, c’est-à-dire des cercles d’amitiés choisies, triées, menant au calme et à la volupté pour soi. C’est là qu’ils trouvent l’antidote à la morosité de la vie, mais avec bien des préjugés sur le christianisme : haine du corps, refus du désir, idéal ascétique. Il y a certainement eu tout cela dans la tradition chrétienne mais il n’y a pas eu que cela, et les textes Bibliques ne doivent pas se confondre avec la tradition. « Il y a dans la Bible de quoi jouir et se réjouir » disait Isabelle Gresselet, une théologienne Genevoise. Même si l’on pourra me rétorquer que l’Ecriture Biblique est davantage parcourue par des bonheurs perdus que par des bonheurs acquis.

Pourtant, il y a dans la Bible des portes pour nous ouvrir la quête du bonheur. J’en vois une entre autres dans le texte des Béatitudes, ce texte du Christ qui commence par « Heureux… », même si on trouve de telles sentences dans toutes les cultures. Ce qui fait des Béatitudes une des portes du bonheur, c’est que ce sont des paroles prononcées par autrui, des paroles d’accueil, de reconnaissance, des paroles de distinction et de bénédiction. Ce n’est pas le corps qui qualifie la personne. Les Béatitudes retournent les identités des situations apparemment sans valeur. Le vrai bonheur n’apparaît pas comme le fruit d’une recherche mais comme un cadeau que peut faire autrui en me reconnaissant, dont autrui à la clé. Mais s’il y a du bonheur, il faut aussi vouloir recevoir ce bonheur. Et c’est alors que le présent peut se transformer. C’est pourquoi Chouraqui traduit la formule « Heureux ceux qui… » par « Debout.. ». C’est une très belle traduction qui met l’humain debout face à son créateur, et parle donc d’un humain qui n’a plus à supplier. C’est une parole qui mobilise, qui ranime ce qui est défaillant, elle vient de l’Autre ou du Tout Autre pour me susciter ou me ressusciter. Alors la conversion au bonheur passe par l’écoute de l’Autre, et l’Autre est aussi dans un corps. Et puis une autre scène de l’Evangile, est fascinante parce que scène de jouissance : Jésus entre dans la maison de Marthe et Marie. Vous connaissez peut-être ce texte, où Marthe se plaint du tempérament paresseux de sa sœur. Jésus lui répond : « Il ne te manque qu’une chose, ce qui te manque, ce qu’il faut est unique, c’est de te réjouir, c’est de profiter d’une relation, d’une présence ». La conversion au bonheur passe par la présence et l’acceptation de l’Autre. Et l’Autre est aussi dans un corps. Ainsi, contrairement à une philosophie épicurienne à la mode, je pense que le bonheur passe par l’Autre, par la présence de l’Autre dans sa corporéité, et par l’écoute de l’Autre. Les sens sont donc tous concernés. Le corps n’est ni bon ni mauvais. Il devient beau dans l’événement d’une rencontre. Si on l’oublie, il faut relire l’extraordinaire Cantique des Cantiques, et revoir tous les récits où Jésus remet quelqu’un debout dans son corps. Il faut encore se souvenir, on nous l’a déjà dit, que le christianisme est la religion de l’incarnation. L’Evangile montre que l’Amour de Dieu n’est limité par rien, par aucun préjugé, aucun préalable. Partant de là, les protestants disent que l’homme est sauvé par pure grâce, sans mérite de sa part. Mais selon où l’accent premier est mis, le péché ou la promesse, la morale vous le comprenez bien n’est pas la même. Si plus que le Dieu sauveur et libérateur, c’est le Dieu exigeant de la loi qu’on rencontre dans l’Evangile, le sentiment du péché devient si puissant qu’il faut multiplier les défenses et les interdits. Cette attitude, pour faire court, est celle des courants protestants évangéliques ou puritains. Si l’on met en évidence prioritairement la grâce et la promesse, ce la a pour conséquence une morale de reconnaissance, libérée de l’obsession et du souci de faire ses preuves. Cette attitude est me semble-t-il plutôt celle des réformés. Et c’est pour cela peut-être que le corps des protestants, si vous avez assisté à un culte, est peu mobile. Ce n’est pas par son corps, que ce soit la génuflexion, les gestes, qu’il provoque le salut. 

A partir de cette vision biblique du bonheur et de la conséquence que l’on tire de la grâce offerte par Dieu, je peux –enfin direz-vous peut-être- dire quelques mots sur le corps. Le corps est le seul lieu possible de l’individu devant Dieu. Comme Dieu vient toujours vers nous avec le désir de construction et de libération, on va toujours vers Dieu avec un corps de désir, car toute relation naît d’un désir. De la même manière, nous allons vers l’autre mûs par un désir, de savoir, de connaître, d’écouter, de sentir, de toucher. Les confessions de foi chrétiennes peuvent nous aider à approcher notre thème. Elles affirment la foi en un Dieu créateur, la foi en l’incarnation du Christ, la foi en la résurrection. Mais il n’y est jamais question de hiérarchie ou de dichotomie corps-âme. Néanmoins, l’homme, l’homme occidental tout du moins, cultive une position négative à l’égard du corps, et du corps seulement, et du sexe plus particulièrement. Cela parce que la notion de péché originel serait liée au sexe, ce qui est faux, en tout cas à mes yeux. Il est dit qu’Adam connut Eve, mais hors du jardin d’Eden, donc après ce que nous appelons la chute. Ce n’est pas le sexe qui est cause de la chute. C’est un verset du Psaume 51, le verset 7 je crois, qui a justifié cette doctrine du corps comme instrument du péché et plus particulièrement (désolé, Mesdames) du corps sexué féminin. Il dit : « Voici dans la faute je suis né, ma mère m’a conçu dans le péché ». Le Psalmiste reconnaît ses fautes mais ne les nomme pas alors qu’il dénonce le péché de sa mère. Et l’histoire est un éternel recommencement. Je me reconnais coupable, mais c’est la faute de quelqu’un d’autre. Et les conséquences de tout cela, c’est l’apôtre Paul qui va les tirer dans sa première Epître aux Corinthiens, en disant : « Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti ». C’est à partir de ces textes que l’on va prôner une attitude stoïcienne dans le christianisme à propos du corps. Ces deux textes bibliques vont prendre une importance démesurée alors qu’ils ont en commun d’être quasiment uniques. C’est à partir d’eux, pourtant, que l’on justifiera ascèse et mortification du corps. Je disais que le bonheur passe par la rencontre, donc aussi par la rencontre des corps, rencontre hétérosexuelle bien sûr, mais, nous le savons, pour 8% de la population, elle passe par l’homosexualité. Pour que cette rencontre ait lieu, dans un cas comme dans l’autre, il faut bien évidemment consentement, écoute, désir et sentiment. Le respect de l’Autre reste premier. La perversion, c’est de jouer avec le corps ou les sentiments du vis-à-vis ; c’est de  devenir esclave de son corps ou asservir celui de l’Autre. Or le Dieu de Jésus Christ refuse tout esclavage. Le corps enferme la vie. Cette enveloppe est nécessaire pour qu’il y ait vie. Et je repense aux Béatitudes : « Debout, vous les simples d’esprit, les estropiés, les laids etc. ». Je pense à tous ces corps souffrants qui sont en vie. Pourtant il est plus tentant d’aller vers ces corps « glorieux » que l’on voit dans les pubs. C’est donc que le corps physique, sexué, n’est pas le plus important. 

Alors encore quelques mots pour parler du visage. C’est sans doute la partie la plus importante du corps ; quatre des cinq sens s’y trouvent : les lèvres, qui donnent un baiser, peuvent tenir lieu du toucher. Le visage est sans doute le plus significatif d’une personne. Il peut signifier l’approbation ou la désapprobation. L’acceptation ou le refus, le questionnement, et tout cela, par une simple mimique, un simple mouvement. C’est le regard qui crée la rencontre, c’est par le visage qu’est signifié acceptation ou refus. Essayez de retrouver à quel point le regard de Jésus a été important dans les rencontres qu’il a faites. Et puis, pour poursuivre ce qui a été dit tout à l’heure : » goûtez et voyez combien le Seigneur est bon », dit le psalmiste « Ecoute, Israël », dit le Deutéronomiste . Les sens sont aussi associés à la connaissance de Dieu. Le visage est le message de la personne. Il n’y a que la mort qui fige les traits mais la vie n’est plus là. A ce moment-là, elle est en Dieu. Et c’est pour cela qu’un corps sans vie n’a plus d’importance, je veux dire par là qu’il peut être donné à la science, mis sous terre, incinéré : l’important reste encore et toujours celui qui reste vivant avec un corps : un visage, un cœur. C’est lui qu’il faut accompagner, écouter voir, regarder et toucher jusqu’à la fin. Lorsque Jésus dit : « Ceci est mon corps donné pour vous », il dit qu’ici, sur terre, la vie donnée est à partager de tout son être, dont le corps est la partie visible. 


Débat :

Imam Kaaniche : 

Je voudrais ajouter quelque chose à propos de ce qu’a dit notre ami Bouddhiste. Il a parlé de la « sensation extraordinaire ». Il a parlé aussi de la souffrance. Et cela m’a rappelé des textes bibliques, qui sont aussi coraniques : c’est l’histoire de Job. Les sensations extraordinaires conjuguées à la souffrance de Job. Et là, cela nous a réuni tous, toutes les religions monothéistes. Mais aussi le bouddhisme : Job était un exemple quasi parfait de relation entre sensations extraordinaires et souffrance. Je voudrais aussi dire que le bonheur, le corps, la spiritualité… Sur cette terre, nous rencontrons des problèmes, et nous agissons en fonction de nos croyances, de nos spiritualités. Aujourd’hui, il y a beaucoup de problèmes en ce monde, beaucoup de guerres, et le bonheur à mon avis ne peut pas être réel si l’homme n’arrive pas à vaincre la guerre et à instituer réellement la paix. 

Vénérable Yeshi : 

Il y a beaucoup de ressemblances entre les différentes religions du monde. Nous avons tous des concepts moraux selon lesquels il nous faudrait vivre pour bâtir une société juste.  Et nous pensons que cette existence n’est pas suffisante pour apporter le bonheur. Il y a beaucoup de parallèles à faire entre les différentes présentations, mais nous n’essayons pas de dire que toutes sont exactement identiques. L’histoire de Job donnée comme exemple à la fois dans la Bible et dans le Coran est un vivant exemple. C’est peut-être quelque chose de très édifiant que de voir dans ce livre Job éprouver une grande souffrance sans pour autant renoncer à sa foi en Dieu. Et on ne peut que l’admirer quelle que soit la religion à laquelle on appartient. Dans le bouddhisme par contre ; on dirait que sa souffrance provient de ce que lui-même a créé dans sa vie. Il est responsable de sa propre souffrance. Personne ne peut enlever votre souffrance ou vous imposer la souffrance. Et ce que vous ressentez soit de triste soit de malheureux provient de ce que vous avez accompli soit dans cette vie, soit dans une vie antérieure. C’est là l’essence de la doctrine mal comprise du Karma. Ce que le Karma dit, c’est ce qu dit la Bible : on récolte ce qu’on sème. Nous ne voulons pas faire un seul pudding composé des saveurs des différentes religions du monde, mais nous voulons avoir notre propre pudding avec notre propre parfum.

Mathias Terrier (Radio Présence) au vénérable Yeshi : 

Vous avez le crâne rasé, vous montrez l’une de vos épaules, qu’est-ce que cela signifie au juste ? En parlant de votre corps tel que vous le montrez aujourd’hui. 

Vénérable Yeshi :

De toute façon, le fait que je porte les cheveux rasés est l’aboutissement d’un processus naturel (rires). Les vêtements que je porte sont des vêtements traditionnels qui ont été portés dans les différentes traditions du bouddhisme à travers le temps. Chacun des pays a trois vêtements différents selon les traditions. Le vêtement dépend aussi du climat, au Tibet, il fait froid, et le vêtement y est plus lourd et plus chaud. Et si on examine une statue du Bouddha, on peut remarquer que son bras droit est toujours découvert. Le bouddha dit qu’il faut prendre soin du corps mais pas nécessairement le choyer. Il a vécu pendant 6 ans une vie très austère et à la fin il a dit que le moyen d’arriver au bonheur, à l’éveil, ce n’est pas en passant par une vie austère, par la mortification du corps. C’est la raison pour laquelle, quand il fait froid, je mets un manteau ! (rires).

Question : 

On a beaucoup parlé de l’union du corps et de l’esprit dans la relation à Dieu, mais pas des gestes de la liturgie ou alors un peu en négatif, M. Bonneville et Mme Protais, mais je pensais à un lieu d’union du corps et de l’esprit : le chant, dont personne n’a parlé. Je crois que le chant est important dans toutes les liturgies, y compris dans la spiritualité bouddhiste, et je voulais savoir quelle place vous lui donnez : on a les cordes vocales et le souffle…

Mlle Gachedouat :

C’est sûr que dans le judaïsme, le chant prend beaucoup de place. La danse aussi. Ce n’est pas le corps qui prie, bien sûr, c’est ce qui anime l’home qui rejoint le Seigneur, mais cela passe par des gestes très concrets, et toute la vie dans le judaïsme est liturgie, si l’on peut dire, et le chant est l’expression de cette liturgie. Et pas forcément parce qu’on a envie de chanter. On a envie de chanter parce qu’on  vit devant le Seigneur. 

Imam Kaaniche :

En Islam, il y a un courant de spiritualité important, qu’on appelle les soufis, qui effectivement utilisent l’équivalent d’un chant religieux chrétien. Ils arrivent avec ça à une certaine unification avec ce qu’ils appellent l’Etre Suprême. Ils arrivent à une relation tellement seconde qu’ils produisent des actes extraordinaires, par exemple danser et chanter pendant plusieurs heures de suite sans se reposer. Effectivement cela a un rôle important dans ce courant. Réciter le Coran en chantant a aussi une certaine importance dans la spiritualité musulmane, et on le fait à chaque prière, particulièrement dans les prières de groupe.

Pasteur Bonneville :

Je crois que le chant ne s’adresse à un sens, l’ouïe, c’est une autre forme de parole. Et c’est ce que je disais : dans les églises protestantes, la parole a une grande place mais les autres sens sont peu stimulés : pas d’encens, donc l’odorat reste à l’écart. Il y a peu de gestes ou de signes de prière, donc le toucher ne se manifester. Il n’y a pas de gestes de paix, ou c’est rare. Mais il me semble que le chant est très important, je ne vais pas vous raconter les chorals de Bach. Mais cela reste du domaine de la parole. 

Question : 

« Connais-toi toi-même, et tu connaîtras Dieu ». Est-ce que la connaissance de soi peut mener à Dieu, et comment, et quel Dieu ?

Pasteur Bonneville :

Je vais essayer de répondre. Je crois que celui qui me connaît en premier, c’est Dieu, et c’est dans ce sens-là que la connaissance est possible. Me connaître moi-même, je peux y arriver un peu grâce aux autres et grâce à Dieu. Ce n’est pas d’abord chercher à savoir ce que je suis moi, si je suis bien ou pas, etc., parce qu’il va me falloir des critères, qui me viennent d’où ? C’est pourquoi je dis qu’il y en a d’abord un qui me connaît, c’est Dieu, le Dieu de Jésus-Christ, et que les autres me permettent de découvrir qui est ce Dieu et ensuite effectivement j’arrive à me connaître moi-même et je peux vivre en relations avec les autres. 

Mme Protais :

Je peux ajouter aussi qu’il me semble que pour nous chrétiens, notre Dieu est relation, il et Trinité, Père, Fils et Esprit, il se dit dans une relation d’amour. L’amour, c’est une circulation, ce n’est pas quelque chose de figé, et c’est quand je suis dans une relation d’amour avec l’autre que je peux connaître Dieu, et d’ailleurs dans la Genèse, il est dit : quand Dieu nous fit à son image, homme et femme il les créa. Donc c’est quand je suis dans une relation d’amour, là je goûte quelque chose de ce qu’est Dieu. 

Père Rapion (Radio Présence) : 

C’est Monod qui a dit : « L’homme, ce petit Dieu » , Alors en se connaissant, on risque de connaître en petit, il vaut mieux voir grand et regarder un pue d’où on vient, et comme le disait le Pasteur, les autres m’obligent un peu à relativiser. A ma connaissance, personne ne s’est encore fait tout seul, on ne va pas en rester à l’histoire de l’œuf et de la poule…

Pasteur Bonneville :

 Monod disait cela à propos de l’homme et du jugement que l’homme porte sur l’Autre, en disant que celui qui pouvait nous juger c’était Dieu.. Je ne sais pas s’il aurait poussé aussi loin.

Vénérable Yeshi :

La question que vous avez posée est l’une des clés du bouddhisme, c’est-à-dire : connais-toi toi-même et tu connaîtras Dieu. Si vous vous comprenez vous-mêmes, et si vous savez qui vous êtes, vous arriverez à comprendre la nature de la vraie réalité. Mais comme l’a dit un autre intervenant, si vous n’éprouvez aucune compassion, aucun amour de votre prochain, il est impossible que vous arriviez à une quelconque connaissance de vous-même. 

Père J.-M. Puyau (équipe du Narthex) : 

Je ne connais pas le Bouddhisme, mais on dit volontiers que le bouddhisme n’est pas une religion, c’est pour cela que dans le titre il y avait « religions et spiritualités »., et que le bouddhisme ne connaît pas Dieu. Or, vous en parlez … ?

Vénérable Yeshi : 

Cela me rappelle les discussions que nous avions en faculté de théologie quand on étudiant la comparaison des religions. Parmi toutes les conférences, il était question des différentes perceptions de Dieu selon les différentes conceptions religieuses. Dans le christianisme, il y a une notion de l’existence de Dieu que nous n’avons pas. Là où on peut trouver un terrain d’entente, c’est en considérant ce concept comme une source d’où jaillit la compassion et la bonté. Si on définit la religion comme l’adoration de Dieu, mais le mot religion signifie mettre en rapport les uns avec les autres, et il faut aller dans ce sens là.

J.P. Bernié (animateur de la table ronde) : 

Une question me semble avoir été posée de fait sans que le débat l’ait encore formulée frontalement. Derrière les interventions de Mme Protais et du Pasteur Bonneville, il y a eu une remise en cause des traditions dualistes dont on nous a dit qu’elles étaient étrangères au message chrétien, et on a bien compris que c’était en rapport direct avec la conception d’un Dieu incarné, avec le concept d’incarnation. Il serait intéressant d’avoir le point de vue des autres religions sur la question. Est-ce que de fait elles ne se situent pas plus ou moins dans une perspective dualiste ? Est-ce que les rapports entre l’âme et le corps qu’elles ont indiqué ne seraient pas marquées par cette tradition-là puisque la notion centrale d’incarnation n’est pas partagée par toutes ?

Imam Kaaniche :

L’âme et le corps sont deux entités unies dans un être. La pensée musulmane est claire là-dessus. Les penseurs du Xème siècle insistent bien sur l’unité de cette entité à deux composantes. Et ce n’est pas un hasard si Job avec son âme priait Dieu, et avec son corps souffrait le martyre.

Question : 

J’ai l’impression d’entendre toujours les mots « souffrance », les mots « abstinence », les mots « ascèse », à travers tout ce qu’on dit. Je suis chrétien, et on m’a toujours dit qu’il fallait que je me prive de ceci, qu’il fallait que je me prive parce que j’avais fait des bêtises, qu’un tel a été malade parce il a dû faire des bêtises. J’entends dire aussi que c’est dépassé, que c’était avant, mais enfin, avant, il y avait déjà les mêmes religions et on n’a pas change notre façon de voir en l’espace de 30 ans. Alors, cette notion de souffrance pour atteindre Dieu, elle existe, oui ou non ?

JP Bernié : 

Il serait intéressant que, pour vous répondre, Mme Protais reprenne pour le développer le thème de l’ascèse qu’elle a abordé vers la fin de son intervention, en parlant par exemple de celle de la mère de famille qui se lève vingt fois par repas.

Mme Protais : 

Je vais aussi repartir d’un fait très concret. J’ai un petit garçon à l’hôpital, ce n’est pas très grave, mais on voit la souffrance, si on en parle, ce n’est pas pour se gargariser avec des mots, ce n’est pas parce que la souffrance est bonne, c’est tout simplement par ce qu’elle est là dans notre vie, c’est parce qu’on ne peut pas faire l’impasse dessus, on ne peut pas parler de Dieu et de l’amour de Dieu sans ne parler. Cela ne veut pas dire que la souffrance soit bonne. On parlait du livre de Job, Job a bien parlé parce qu’il a bien dit qu’il n’était pour rien dans cette souffrance, il a bien dit qu’il n’avait rien fait pour mériter cela ; et Dieu a dit que c’était lui qui avait bien parlé, pas les autres. Pourquoi la souffrance, nous n’en savons rien, en tant que chrétienne je ne sais pas, c’est un mystère, si ce n’est la part due à notre péché commun qui fait qu’il y a la guerre, mais il y a une souffrance qui nous dépasse, et ce que je peux dire, c’est que quand je souffre, le Christ lui aussi a souffert, et qu’il est à côté de moi. Cela ne donne pas d’explication, mais un sens, parce que le Christ qui a souffert est à côté de celui qui souffre, par du côté de celui qui est entrain de se frotter les mains en se disant « C’est bon mon petit gars ». Et puis la souffrance du Christ, elle a été un passage vers la vie. Et cette souffrance que vit notre humanité, je ne sais pas d’où elle vient , mais en tant que chrétienne, j’ai l’espérance qu’elle va déboucher sur plus de vie. Pourquoi parle-t-on d’ascèse, c’est tout simple, comme pour la mère de famille : dans notre vie, il y a toujours des choix à faire, et c’est toujours choisir l’essentiel qui est important. Il y a du tri à faire. Mon petit garçon, il a envie de bonbons, et peut-être aussi de faire plaisir à son frère, alors qu’est-ce qu’il choisit ? Apprendre qu’il y a des choses qui sont plus importantes que d’autres, c’est un apprentissage qui se fait tout au long de notre vie, qui se fait chez notre enfant, c’est l’éducation, et chez l’adulte : sans cesse on peut être amené à faire des choses qui nous déplaisent : ça me déplaît de ne pas faire plaisir aux autres, de pas être en relation vraie avec les autres. Alors, qu’est-ce que je peux faire pour apprendre à vivre de ce bonheur, pour connaître ce bonheur que j’ai envie de connaître. Cela passe par de petits gestes, si les chrétiens jeûnent par moments, c’est pour se dire : il y a des gens qui ne mangent pas toujours à leur faim, peut-être que je peux moi aussi à un moment donné me dire : la nourriture peut être partagée, et puis aussi il y a des choses essentielles dans la vie, comme la parole de Dieu, est-ce que je ne peux pas laisser un peu d’espace pour autre chose que les besoins immédiats de mon ventre ? L’ascèse, c’est pas pour nous faire du mal et du coup gagner quelque chose en nous faisant du mal, dans ce sens là, je suis tout à fait d’accord avec mon frère protestant, on ne gagne rien par l’ascèse, si ce n’est qu’on grandit vers plus de vie, plus d’amour, donc vers plus de bonheur.

Mlle Gachedouat : 

Je crois pouvoir dire que la souffrance reste toujours un point d’interrogation, c’est commun à tout le monde. Dans le judaïsme, il n’y a pas de réponse magique, et on reconnaît cependant qu’on peut mettre parfois la responsabilité sur Dieu, mais avec un point d’interrogation, c’est important parce que le plus important c’est de croire à son amour, et tous les pères de l’Ancien Testament ont eu des moments de souffrance dans leur vie, mais comme le disait Mme Protais, sans se révolter, comme Job, on vit ce qu’il y a à vivre au fur et à mesure, jour après jour, et en sachant qu’on est aimé. Il n’y a pas de problème, il y a une difficulté, et ce qui sauve, c’est la foi en Dieu.

Imam Kaaniche :

La souffrance existe dans la réalité quotidienne. Quand je perds un membre de ma famille, je souffre. La souffrance existe, et donc les religions en parlent. Ce sont des réalités humaines, tout simplement.

Vénérable Yeshi :

Je suis à peu près d’accord avec tout ce qui a été dit. La souffrance fait partie de notre vie, elle est là. Le Bouddha a dit que l’existence était souffrance, mais il n’a pas dit qu’elle devait être souffrance. Il a dit que votre souffrance provenait de notre convoitise ou de nos aversions et de la colère qu’elle provoquent entre nous. Essayer de vaincre tout cela et vous mettrez fin à la souffrance. Personne ne va le faire à votre place. Nous sommes les seuls responsables de tout ce qui nous arrive dans notre vie. Mais il faut prendre de la distance pour comprendre cela. Si vous regardez seulement dans cette vie, et si toutes les causes viennent de cette vie seulement, vous ne vous  retrouverez pas. Mais si vous pensez que vous créez les conditions qui se développeront dans l’avenir, de la même façon que vous avez créé des causes qui arrivent maintenant à maturité, on peut comprendre que ce que vous créez maintenant portera ses fruits dans une vie future. Le bouddhisme pense que les vies futures peuvent contenir des renaissances de l’homme. Dans les autres religions, cette renaissance est exprimée en termes de paradis ou d’enfer selon les traditions, en fait tout est en votre main. SI vous ne voulez pas souffrir, il suffit de penser à éliminer les causes de la souffrance.

Pasteur Bonneville :

Si l’on fait le total d’une vie, il y a des temps de souffrance physique qui sont difficiles à vivre pour tous. Mais il y a une autre souffrance qui est difficile à supporter c’est la souffrance morale, qui est rupture de relations. Mais quand on fait le compte d’une vie, la vie est quand même belle : regardez ce soir, on peut se rencontrer, discuter, parler, se regarder, se toucher… (applaudissements).

Question au Vénérable Yeshi

Comment voulez-vous faire abstraction de vos affections ? J’aime mes parents, il meurent, je souffre, c’est une évidence. A moins d’être insensible à toute chose, je ne vois pas comment je pourrais faire abstraction des affections qui sont les miennes, ni vivre sans aucune affection et par conséquent rester impassible. Tout à l’heure, vous parliez de compassion : mais s’il y a une compassion, c’est que vous avez une sensation, une affection, et donc si vous pensez que la compassion est une valeur morale, comment pouvez-vous joindre l’impassibilité des émotions avec le mot « compassion » ? Je pense qu’il y a une contradiction de fond dans votre discours.

Vénérable Yeshi :

Il y a une différence entre compassion et commisération. La seconde, c’est quand vous voyez un accident de la circulation et que vous dites : « Oh, comme c’est terrible ! ». La compassion, c’est quand vous voyez que quelqu’un a été blessé dans cet accident, vous ne perdez pas votre temps à dire « comme c’est terrible », vous agissez. Vous sortez la personne blessée de la voiture, vous lui insufflez la vie par le bouche à bouche, vous appelez une ambulance, et vous n’avez jamais le temps de dire « Oh, c’est épouvantable ». La compassion n’est pas un sentiment, c’est une prise en mains en actes des situations. Un de mes amis est allé à Calcutta travailler avec mère Teresa, il s’attendait à trouver une personne très douce, c’est ainsi qu’il voyait la compassion, en fait elle était très rigoureuse, très stricte, très dure, elle lui a dit : « En ce moment, il faut que vous vidiez l’urinoir ».