PREMIÈRE CONFÉRENCE : JEUDI 3 MAI 2001


Prononcée par le philosophe P. Dupouey, venu de l’horizon de l’incroyance, avait pour objectif de nous mettre devant l’envers de cette espèce d’obligation du bonheur, tout au moins de certaines formes, de nous aider à la remettre en cause, avec tout un ensemble d’idées reçues que nous pouvons avoir sur les rapports entre le corps et le bonheur, y compris héritées d’une certaine tradition chrétienne que le philosophe interpelle. Divers aspects de la conférence du P. Ugeux, une semaine plus tard, lui feront écho.


Texte de la conférence :


Le bonheur : un nouvel ordre moral ?

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Je remercie mes amis de l’association du Narthex de m’avoir invité ce soir pour vous parler du bonheur. Mais précisément pour les en remercier, je dois commencer par parler du malheur. Il y a un an, disparaissait Daniel Roze, de l’équipe du Narthex. Je ne l’ai pas connu très longtemps, ni rencontré très souvent. Mais je crois qu’il ne nous a manqué qu’un peu de temps pour que nous devenions des amis. C’est à lui que je veux dédier les quelques réflexions que vous entendrez ce soir sur la question du bonheur.


Quand l’association du Narthex m’a proposé, comme intitulé de cette soirée, « Le bonheur, un nouvel ordre moral ? », j’ai accepté, à la condition que ne soit pas omis dans l’énoncé du titre le point d’interrogation final. Et si je tiens au point d’interrogation, c’est que relativement à cette affirmation – selon laquelle la recherche du bonheur nous serait aujourd'hui imposée comme une forme nouvelle d’ « ordre moral » – je réserve mon jugement. Cette thèse est brillamment défendue par Pascal Bruckner, dans L’euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur (Grasset, 2000). Je vais tâcher de résumer brièvement la thèse de Bruckner, afin de dégager la part de vérité qu’elle me paraît contenir. Ensuite de quoi, je ferai part de quelques unes mes réserves.

Pascal Bruckner : contre l’euphorie obligatoire

A priori, cette idée du bonheur comme ordre moral est plutôt paradoxale. Par ordre moral, on entend la normalisation autoritaire des comportements privés. L’ordre moral se traduit par la multiplication des prescriptions et des interdictions – surtout des interdictions – et la répression des désirs, principalement dans l’ordre de la sexualité. A l’origine de l’ordre moral, souvent les forces politiques réactionnaires ou l’obscurantisme religieux. Mais il y a aussi, à gauche – éventuellement même dans des partis révolutionnaires – comme chez les mécréants, des pères la pudeur. Enfin d’où qu’il vienne, l’ordre moral est a priori hostile au bonheur, surtout à cette part du bonheur qui vient de ce qu’on appelle les plaisirs. Part dont il serait difficile de nier l’importance. Bref, l’ordre moral, c’est le triomphe social de l’idéal ascétique. Et l’on voit mal comment l’aspiration au bonheur pourrait constituer la matière d’un ordre moral.

Il est banal d’identifier notre temps comme celui de l’effacement des religions. Il n’est guère moins banal de mettre l’accent sur Le crépuscule du devoir. Ces jugements seraient à nuancer : les religions s’effacent, mais le religieux s’accroche. La morale est ringarde, mais on n’a jamais autant parlé d’éthique.

En dénonçant le bonheur comme nouvel ordre moral, on veut dire ceci : que la société n’a cessé d’exercer sur les individus la tyrannie du devoir moral ou du salut religieux que pour les soumettre à un nouveau despotisme, plus doux en apparence, mais en réalité tout aussi contraignant, et peut-être plus dévastateur encore pour leur santé psychique. En quoi consiste ce despotisme ? En une injonction faite à chacun d’atteindre à toutes les formes de réussite et d’accomplissement de soi que la société est supposée rendre possible, et dont la publicité nous fait miroiter les mille facettes : réussite économique, professionnelle, scolaire, sportive, familiale, conjugale, sexuelle. Ce despotisme pèse de deux manières.

Il impose premièrement des normes stéréotypées du plaisir et du bonheur, des procédés tout faits pour y accéder. De ces normes stéréotypées, les canons de la beauté corporelle offrent l’exemple le plus typique. Nous sommes condamnés par là à un bonheur préfabriqué, un bonheur standardisé, un bonheur « clés en mains » et donc un bonheur édulcoré. La critique de ce premier niveau du despotisme a heureusement été faite. Il faut seulement ajouter qu’elle est toujours à refaire, au fur et à mesure que le renouvellement des modes engendre de nouveaux stéréotypes.

Mais le poids de ce despotisme s’exerce à second niveau, plus profond. La société ne se contente pas de nous demander d’atteindre certaines fins, de correspondre à une certaine image. Elle étale sous nos yeux les moyens innombrables de parvenir à ces fins, et sinon de coïncider avec cette image, du moins d’y ressembler. Ici intervient la technique. Notre modernité se veut l’époque de la technique toute puissante. A chaque désir humain correspond une technique efficace. Qu’est-ce que la vitrine d’une pharmacie ? L’étalage des techniques disponibles pour posséder une belle peau bien bronzée, des dents éclatantes, un ventre plat, des fesses sans cellulite. Qu’est-ce qu’une FNAC ? La concentration en un seul lieu de tous les moyens, du livre à Internet en passant par le CD-ROM et le téléphone mobile, qui permettent à un être humain de satisfaire son désir légitime de communiquer avec ses semblables, dans l’espace et dans le temps. De même un magasin Décathlon.

Chacun souhaite des loisirs enrichissants et fertiles en émotions : il y a les agences de voyage et les clubs de loisirs. Tout le monde a envie d’être bien dans sa peau : rendez-vous au rayon « développement personnel » des librairies. Aucun être humain ne peut négliger sa vie spirituelle : vous avez le bouddhisme ou le café-philo. Enfin, last but not least, qui ne souhaite rencontrer l’amour ? Mais si vous avez su mettre à profit tous les moyens que je viens d’énumérer, vous êtes à coup sûr tout ce qu’il y a de plus aimable.

Et par conséquent, si tous les moyens techniques existent d’atteindre aux fins présentées comme suprêmement désirables, cela signifie que nous ne sommes séparés du suprêmement désirable que par notre volonté d’en jouir. On objectera que tous ces moyens exigent de posséder le moyen suprême, le moyen universel – tellement universel qu’il en devient lui-même une fin – qui est l’argent. Mais ici encore, des techniques existent pour en gagner : savoir se vendre auprès d’une entreprise, surmonter ses inhibitions. Et si vous ne pouvez compter sur le mérite, il vous reste le hasard. Car chacun sait, comme le dit la pub pour le loto, que « tous les gagnants ont tenté leur chance ».

Bref notre société excite en permanence notre soif de bonheur en en étalant partout la représentation, soumettant tous ses membres à un perpétuel supplice de Tantale. Mais en même temps, elle mutile la richesse possible de ce bonheur en le réduisant à des schémas stéréotypés. Enfin, elle engendre culpabilité et frustration en nous persuadant qu’il ne dépend que de nous-mêmes d’atteindre l’idéal qu’elle impose. Aux yeux de Pascal Bruckner, ce dernier aspect même est le plus important : « Quand le souhaitable devient possible, il est aussitôt intégré à la catégorie du nécessaire » (p. 68). Nécessaire en deux sens. Indispensable : personne ne peut plus se passer des objets fétiches. Obligatoire : manquer d’atteindre la fin quand on met à votre disposition tous les moyens, cela témoigne d’un insupportable manque de savoir-vivre. Si vous n’êtes pas heureux, vous n’avez vraiment à vous en prendre qu’à vous-mêmes !

La réflexion de Pascal Bruckner débouche sur une définition (p. 17) :

« Par devoir de bonheur, j’entends donc cette idéologie propre à la deuxième moitié du XXe siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas »

Bruckner parle d’hédonisme, c’est-à-dire d’un culte du plaisir (hédonè = plaisir). Il importe toutefois de souligner que cette idéologie n’est pas centrée sur le seul plaisir. C’est bien de bonheur qu’il s’agit, et non seulement de satisfactions matérielles ou de jouissances corporelles. La dimension spirituelle y tient une grande place. Ce qui fait problème, ce n’est donc pas le supposé « matérialisme » de nos sociétés contemporaines, et dont on nous rebat les oreilles. Ce qui fait problème, c’est que ce bonheur – aussi complet, aussi riche soit-il – est devenu l’objet d’un impératif.

 « L’interdit d’hier [est devenu] la norme du jour » (p. 60). Et cette « coercition charitable » (p. 67) impose à chacun un effort permanent d’ajustement à un modèle préfabriqué. Effort épuisant, dont les livres de Michel Houellebecq décrivent les effets sur l’individu et sur la société. Dans ce petit chef-d’œuvre que constitue Extension du domaine de la lutte (p. 135), je relève cet aveu, livré par le personnage principal – on ne saurait parler de « héros » – sur qui l’on vient de porter le diagnostic de dépression :

« […] c'est une dépression. Officiellement, donc, je suis en dépression. La formule me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c'est plutôt le monde autour de moi qui me paraît haut ».

La culpabilité induite par les interdits religieux fabriquait plutôt des névrosés. La frustration née de l’obligation du bonheur produit des dépressifs. Ce que Alain Ehrenberg a appelé La fatigue d’être soi. Chaque siècle a les maladies qu’il mérite. Reich, non sans quelques bons arguments, avait identifié dans la névrose une matrice du fascisme. Quel avenir politique nous réserve la dépression ?

Bien. Le bonheur est-il alors « le nouvel ordre moral » ?

La première remarque qui s’impose est celle-ci : si vraiment l’impératif du bonheur universel et permanent s’avérait être la nouvelle tyrannie, avouons que l’humanité en a subi de plus pesantes. On est en droit de se demander si le plus urgent est vraiment de dénoncer cette tyrannie là où elle s’exerce. Ne serait-ce pas plutôt de l’étendre dans un premier temps à toute l’humanité, qui pour le moment, n’en sent guère le poids !

La critique de l’ordre moral

Je n’aime pas l’ordre moral. Mais je n’aime pas davantage l’hypocrisie d’une certaine dénonciation de l’ordre moral. L’ordre moral est un épouvantail idéal, taillé sur mesures pour les marchands de toutes les drogues, licites ou illicites : l’alcool, le tabac, la vitesse ; ces marchands qui voudraient nous faire croire que toute préoccupation de santé publique vise à la prohibition. Protéger la jeunesse contre le tabagisme en faisant respecter la loi Evin dans les cafés ou les établissements scolaires, ce serait restaurer l’ordre moral. De la même façon, chez les publicitaires et même les artistes, on ressort périodiquement du placard le spectre de l’ordre moral, pour récuser l’idée même de limites à l’expression publique de la « création ». Lorsque la dénonciation de l’ordre moral sert de masque au libéralisme sauvage, il faut tranquillement répéter ceci : qu’il n’est pas interdit d’interdire.

La dénonciation de Pascal Bruckner ne relève pas de cette hypocrisie, puisque elle vise également certaines formes de pensée libertaire. Pour l’essentiel, elle me paraît juste.

Je pourrais même, si j’en avais le temps, en rajouter sur certains points. On pourrait par exemple montrer comment l’idéologie que Bruckner dénonce ne conduit pas seulement à une certaine manière de conduire sa vie, mais aussi à une certaine façon de regarder le monde. Les affiches publicitaires de l’UCPA (un organisme qui vend des loisirs sportifs de pleine nature) arbore le slogan : « La planète est ton terrain de jeu ». Je passe sur le tutoiement, et même sur l’indécence qu’il y a, vu l’état dans lequel se trouve aujourd'hui la planète, à la regarder comme un terrain de jeu. Ce qui me paraît faire problème, c’est cette manière de considérer la réalité naturelle comme un instrument disponible pour la satisfaction de nos désirs. Je ne suis pas un heideggerien fanatique, mais enfin, on ne peut pas s’empêcher de reconnaître une certaine pertinence à la thématique de l’arraisonnement. Heidegger désignait par ce terme (Gestell) une certaine manière de «commettre» la nature à nos fins, de la regarder comme un registre de forces disponibles, comme un fonds exploitable. Le fleuve sur lequel on a construit une centrale électrique devient l'objet d'une commande qu'on lui passe. Le tourisme participe du même esprit ; Heidegger aurait déclaré en privé, lors d'un séminaire, qu'il faudrait interdire le tourisme. Le mode de l'arraisonnement ne concerne pas d'ailleurs exclusivement la nature. Passant par Venise pour se rendre en Grèce, Heidegger note qu'elle n'est plus qu'«objet d'étude pour historiens» et «dispositif industriel pour exploiter les étrangers de passage». L'arraisonnement est en passe de devenir le mode exclusif de notre rapport aux choses.

Mais précisément pour cette raison que la critique de Bruckner est juste, elle mérite d’être protégée contre toute récupération. Or, ce risque de récupération me paraît exister. D’où pourrait-il venir ?

La récupération religieuse

On pense d’abord aux religions, spécialement aux religions révélées, qui nous ont toujours plus ou moins demandé de renoncer au bonheur terrestre, et de regarder ce monde, selon l’expression de Bossuet, comme « notre exil commun ». Là-dessus, aucun doute n’est permis, et l’on aurait tort de faire dans la nuance. Les Eglises n’ont pas le droit de dire le contraire, et la catholique moins que toutes les autres : des siècles durant, les religions révélées ont enseigné la fatalité du malheur, la valeur de la souffrance, les mérites de la résignation. Des siècles durant, les religions révélées ont enseigné la malédiction du plaisir, et l’enseignent aujourd'hui encore partout où elles en ont institutionnellement le pouvoir. Et non seulement elles l’enseignent, mais elles l’imposent par la force. Des siècles durant, les Eglises ont entretenu les esprits dans la frustration, la culpabilité et la terreur des châtiments. 

Le christianisme a changé de visage. La menace et l’anathème ont laissé la place à plus de compréhension et de compassion. Sans doute un homosexuel ne se satisfait-il pas de la pitié qu’on veut bien désormais lui accorder, mais assurément, il la préfère au bûcher. La sexualité hors du mariage et de la procréation, la masturbation, le suicide sont toujours des péchés, mais enfin un certain chemin a été parcouru. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de dire si cette métamorphose est un retour à l’authenticité originelle. J’incline plutôt à y voir un recul sous la menace de mort. C’était ça, ou fermer la boutique. Je prends acte, sinon de la conversion, du moins du virage. Mais qu’on ne nous dise pas qu’on avait mal compris.

C’est la parole de Luther aux serfs révoltés : « Souffrir ! Souffrir ! C’est la loi du Christ, il n’y en a pas d’autre ». On en sort, et c’est heureux.

Ne cherchons pas plus loin le succès du bouddhisme en Europe. Etonnante religion : d’un côté elle promet la même béatitude que les anciennes, et même elle annonce quelque chose qui ressemble d’assez près à l’immortalité. Bien entendu, quiconque a la moindre notion de bouddhisme sait que l’incarnation n’a rien à voir avec l’immortalité ou la résurrection du christianisme, mais on ne va pas aller y regarder de si près ! De l’autre côté, on ne vous demande plus de renoncer aux plaisirs terrestres. Par-dessus le marché, on est dispensé de toute allégeance à une autorité. C’est du cumul ! Mais je ferme la parenthèse.

La première force du bouddhisme est donc bien sûr d’épouser l’hédonisme dominant. La dénonciation de cet hédonisme ne peut en revanche que réjouir l’Eglise chrétienne. J’accepte la critique des dérives hédonistes de la société contemporaine, d’où qu’elles viennent, mais je refuse l’ascétisme et le culte de la souffrance.

1. Jean-Paul II, Le sens chrétien de la souffrance, Pierre Tequi, 1984 :

« Lorsque le corps est profondément atteint par la maladie, réduit à l’incapacité, lorsque la personne humaine se trouve presque dans l’impossibilité de vivre et d’agir, la maturité intérieure et la grandeur spirituelle deviennent d’autant plus évidentes et elles constituent une leçon émouvante pour les personnes qui jouissent d’une santé normale ».

2. Spinoza, Ethique, IV, 38 :

« Ce qui prédispose le Corps humain à être modifié de nombreuses manières, ou le rend capable de modifier les corps extérieurs selon de nombreuses manières, est utile à l’homme, et cela d’autant plus que le Corps est par là rendu plus apte à être modifié et à modifier d’autres corps selon des modalités plus nombreuses ; est nuisible au contraire ce qui réduit cette aptitude du Corps ».

Je crains que la critique de notre obsession hédoniste ne soit récupérée au profit d’une dénonciation du plaisir en tant que tel. Aucun philosophe ne nie qu’il y ait un mauvais usage du plaisir. Mais même le révérend Père Malebranche, le rappelait contre certains courants du christianisme : « il faut dire les choses comme elles sont : le plaisir est toujours un bien, et la douleur toujours un mal », même s’ « il n’est pas toujours avantageux de jouir du plaisir, et [s’] il est quelquefois avantageux de souffrir la douleur ».

Spinoza concluait (IV, 45, scolie) :

« Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? […] Aucune divinité, ni personne d'autre que l'envieux ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte, etc., qui sont signes d'une âme impuissante. Au contraire, plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, plus nous participons nécessairement de la nature divine. C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux de gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps, dans sa totalité, soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature».

Contre l’idéal ascétique, même Nietzsche ne dira rien de plus clair. Et de ceux qui aujourd'hui répètent les sempiternelles condamnations du plaisir, je dirai comme Montaigne qu’« il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot [de volupté] qui leur est si fort à contrecœur ». Je conçois difficilement, je l’avoue, qu’on puisse regarder comme un péché le simple fait que deux personnes adultes, responsables et consentantes, se donnent mutuellement du plaisir par l’exercice de leurs facultés sexuelles, dès lors que ce plaisir n’est pas légitimé par les liens du mariage ou ordonné aux impératifs de la procréation. Pas plus que je n’arrive à concevoir qu’on regarde le mariage comme un pis-aller, bon pour ceux qui, comme dit Saint-Paul, « ne peuvent pas se contenir », puisque s’il est bon de demeurer célibataire, « mieux vaut se marier que brûler » (Corinthiens, 7, 8 – 9).

Je refuse d’autant plus l’ascétisme religieux qu’il n’est finalement qu’une variante de l’aspiration au bonheur. Nietzsche avait bien vu que le christianisme n’est qu’une forme raffinée, et même spécialement perverse, de l’hédonisme ; la logique du salut est gouvernée par ce que Freud appellera « le principe de plaisir » :

« J’ai appris à comprendre […] le chrétien, qui en fait n’est qu’une espèce d’épicurien et se conforme au […] principe de l’hédonisme, aussi loin que possible »

Nietzsche contre Wagner, « Nous autres antipodes » 

La religion du salut est deux fois hédoniste.

1. L’espérance repose sur un marché : il ne s’agit jamais que d’acheter l’assurance d’une félicité intense et définitive au prix des souffrances présentes. Logique épicurienne : la loi du plaisir commande à qui sait calculer d’en éviter certains, et même d’accepter la douleur. Platon dénonçait déjà cette relation mercantile et intéressée à la divinité. On sait à quels marchandages, à quels trafics, à quels chantages cette relation a donné lieu dans l’histoire de l’Eglise. Et ce n’est pas fini, puisque la bulle pontificale de l’an 2000 accorde aux pénitents, contre l’abstention de certains plaisirs (boire, fumer), des indulgences plénières en faveur des âmes du purgatoire.

2. La foi repose elle aussi sur le principe de plaisir, puisque le croyant la place dans ce qui lui fait plaisir. Dès lors que le plaisir devient un argument, l’esprit est perdu. 

Je ne crois pas, cependant, que la principale menace de récupération de la thèse de Bruckner vienne aujourd'hui de la religion. Paradoxalement, la critique que Bruckner oppose à l’idéologie du devoir de bonheur pourrait bien être récupérée par les forces  même qui ont engendré cette idéologie. Je m’explique.

La récupération économique

Il est évident que cette idéologie du devoir de bonheur doit beaucoup – tout ? – au développement de la société capitaliste de consommation. L’injonction perpétuellement renouvelée de correspondre aux normes en vigueur de la félicité, ce n’est rien d’autre que le commandement d’acheter, de jeter et de remplacer. L’ascension de la bourgeoisie s’est accompagnée d’une promotion du bonheur en deux étapes. Première étape : l’établissement de son pouvoir exigeait d’évacuer la critique religieuse du bonheur terrestre, liée à un ordre social dépassé. C’est le fameux mot d’ordre de Saint-Just : le bonheur est une idée neuve en Europe (l’idée vieille, c’est le salut). Deuxième étape : le passage à la consommation et au gaspillage de masse exigeait d’étendre cette exigence au plus grand nombre. Cette fois-ci, c’est le slogan publicitaire : «Castorama, partenaire de votre bonheur ». Il est vrai que cette idéologie du bonheur a trouvé des collaborateurs inattendus, par exemple dans le grand mouvement de libération des désirs : Mai 68 (« Vivre sans temps mort, jouir sans entraves »). Comme écrit joliment Pascal Bruckner : « L’intention était libertaire, le résultat fut publicitaire » (p. 66).

Le capitalisme a donc un besoin vital que nous soyons obsédés du bonheur. Mais je me demande s’il n’a pas exactement autant besoin que nous regardions cette obsession comme suspecte. Pour deux raisons. 1. Le capitalisme distribuant le bonheur très inégalement, une certaine dose de mépris à l’égard du bonheur nous aide à combattre l’envie que fait naître en nous celui des autres. 2. La consommation effrénée ne débouchant pas à tous les coups sur le bonheur, une société qui les a assimilés et qui entend bien que nous ne cessions pas de consommer, doit aussi convaincre que le bonheur, ce n’est peut-être pas l’essentiel, que le bonheur, ça ne fait pas le bonheur !

Il en va du bonheur comme de l’argent. Une société fondée sur l’argent a besoin d’en cultiver l’adoration. Mais elle n’a pas moins besoin d’en entretenir discrètement le mépris. Je ne soupçonne pas Pascal Bruckner de complicité avec le capitalisme libéral. Mais je ne voudrais pas non plus que la dénonciation de L’euphorie perpétuelle serve à nous faire accepter l’incapacité de la société et du système à tenir les promesses qu’ils nous font. 

J’irai même plus loin. Sans doute, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les publicitaires, le bonheur n’est pas affaire de moyens techniques. Des moyens techniques peuvent à la rigueur assurer certains plaisirs, jamais ils ne suffiront au bonheur. Mais dès lors que certaines techniques existent – par exemple médicales – je ne vois pas de quel droit on décréterait qu’il n’est pas opportun d’en profiter. A fortiori si ces techniques, en raison de leur coût, ne doivent profiter qu’à quelques uns.

Légitimité de l’aspiration au bonheur terrestre

Je répugne à parler du bonheur comme d’un ordre moral, parce qu’il me semble que l’aspiration au bonheur est chose absolument légitime, normale et souhaitable, chez tous les représentants de l’espèce humaine.

Quand je parle de l’aspiration au bonheur comme de quelque chose de normal et légitime, je ne dis pas que c’est une tendance absolue et universelle. Je ne dis pas, comme Pascal, que « Tous les hommes recherchent d’être heureux », que « cela est sans exception », ni qu’en chacun de nous, « la volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet ». Je n’en sais rien, et cette question mériterait sans doute de longues discussions, qui nous conduiraient jusqu’à la question de la nature de l’homme.

Je ne prétend pas non plus que le bonheur soit pour l’homme la plus haute valeur. Peut-être le devoir, la vertu, l’honneur, ou encore le bonheur des autres, ou bien encore le salut, valent-ils mieux que le bonheur. Toute la philosophie est pleine de ces discussions, depuis l’Antiquité jusqu’aux réflexions les plus contemporaines.

Enfin, j’évite de parler d’un droit au bonheur car il serait ridicule de revendiquer un droit pour quelque chose qui dépend d’innombrables facteurs qui échappent au pouvoir de quiconque. Il n’y a pas plus de droit au bonheur qu’il n’y a de droit à la vie ou de droit à la santé. Le malheur n’est pas en soi une injustice. Nous considérons même comme légitime d’en faire l’instrument de la justice (la peine judiciaire). En revanche, s’il n’y a pas de droit au bonheur, il y a un droit à jouir de certaines conditions élémentaires requises pour être heureux. De même, qu’il n’y ait pas de droit à la vie n’empêche pas qu’il y a un droit à la sécurité. Pas de droit à la santé, mais un droit aux soins.

Pour cette même raison que le bonheur dépend d’une multitude de circonstances qui ne dépendent pas de nous, il est absurde d’en décréter l’obligation universelle. On a donc raison de dénoncer la cruauté d’une société qui culpabilise tous ceux qui échouent à réaliser l’image de la félicité que cette société propage.

Certains pourraient s’étonner d’entendre cette conclusion dans la bouche d’un philosophe. La philosophie n’est-elle pas ce discours qui nous enseigne que notre bonheur dépend de nous seuls ? Sans aucun doute, et c’est très exactement ce qu’on appelle la sagesse. Quelle meilleure définition  du sage que celle-ci : est sage celui qui a su se rendre maître des conditions de son propre bonheur ? Toutes les grandes sagesses ont essayé de parcourir ce chemin.

On est pourtant là aux antipodes de cette idéologie d’un devoir d’être heureux. La sagesse philosophique tente de restituer à chacun non seulement le choix des moyens, mais aussi la détermination des fins, sur la base d’un travail personnel de réflexion. La société de consommation ne nous demande aucun travail ; du moins dans ce domaine, car en d’autres, si nous faisons partie des élus qu’elle n’a pas jugés indignes d’un emploi, elle nous en demande en général beaucoup. Le travail spirituel qu’exige de nous la sagesse philosophique est celui d’une mise à distance des objets du désir. Mise à distance ne signifie pas qu’on y renonce, mais qu’on ne veut prendre que ce qu’on a jugé digne d’être pris. C’est une attitude absolument contraire que suscite le consumérisme actuel. Il nous demande une adhésion inconditionnelle à des modèles fabriqués à l’extérieur de nous-mêmes, par des forces où n’entre aucun projet humain, mais seulement le souci de réaliser du profit.

La philosophie et l’idée d’un devoir d’être heureux

La sagesse philosophique ne rejetterait d’ailleurs pas nécessairement l’idée d’un devoir de bonheur. Mais elle lui donnerait à coup sûr un autre sens. Kant refusait de faire du bonheur le souverain bien. Pour Kant, le bien suprême, c’est d’accomplir son devoir. Kant refusait même de faire consister le bien dans la recherche du bonheur d’autrui. Le devoir n’est pas d’être heureux, mais de se rendre digne du bonheur, en faisant son devoir. L’union de la vertu morale et du bonheur, cela serait le bien complet, le bien parfait, mais Kant doutait que cela fût possible en cette vie. En revanche, il regardait comme une obligation morale de travailler à se rendre soi-même heureux. Si vous n’êtes pas heureux, disait-il, vous serez plus préoccupé de soigner vos tourments, et donc moins disponibles pour faire votre devoir. Travailler à son propre bonheur est donc un devoir, mais indirect.

Dans L’euphorie perpétuelle, Pascal Bruckner retrace la généalogie de l’idée de bonheur obligatoire. Au nombre des responsables de cette idée du « bonheur comme impératif » (p. 64), Bruckner compte un autre philosophe : Alain, et ses Propos sur le bonheur. Ici, je pense qu’il vise à côté. Certes, Alain écrit certes que « c’est un devoir aussi d’être heureux ». Mais il n’y a chez Alain aucun optimisme béat, encore moins de soumission aux modes sociales. Alain ne méprise pas la souffrance : « le pouvoir de souffrir est signe de la puissance », car « On souffre  […] en proportion de ce qu’on exige ». Pour comprendre ce que signifie, chez Alain, cette idée d’un devoir de bonheur, il faut d’abord souligner que lorsqu’il parle d’un devoir d’être heureux, il souligne que c’est surtout un devoir envers les autres. Il faut surtout comprendre que l’auteur des Propos sur le bonheur ne parle pas du souverain bien ou de la plus haute sagesse ; il n’est question ni de l’ataraxie des anciens, ni de la béatitude spinoziste. Mais du bonheur quotidien, des joies et des peines intimes, des plaisirs et déplaisirs sociaux, bref de la saveur de l’existence.

L’idée d’un devoir de bonheur s’alimente chez Alain à plusieurs sources. La première est platonicienne : de Platon, Alain a retenu qu’il est indigne d’un homme d’être commandé par les circonstances extérieures : « la vie est un travail qu’il faut faire debout ». Même le bonheur, il n’est pas digne de l’attendre.

On demandera alors ce que la volonté peut sur le bonheur. C’est ici qu’Alain puise à l’autre source, qui est cartésienne. En lisant le Traité des passions, Alain a appris ce que peut la machine corporelle sur les affections de l’esprit. « On ne peut penser i quand on a la bouche ouverte » ; de même, on n’est pas en colère assis, ou les bras ouverts, paumes en dehors : « si vous ouvrez la main, vous laissez échapper toutes les pensées irritantes que vous teniez dans votre poing fermé ». Contre les tourments des émotions ou des passions, nous pouvons beaucoup, à condition de ne pas les combattre par des raisonnements,

« car votre raisonnement se tournera en pointes contre vous-même ; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras que l’on apprend maintenant dans toutes les écoles ; le résultat vous étonnera. Ainsi le maître philosophie vous renvoie au maître de gymnastique »

Le devoir d’être heureux est adossé à un art d’être heureux. Le bonheur n’est pas la conséquence, la suite de cet art, il est l’exercice même de cet art. Alain fait partie de ces philosophes qui ont compris que le bonheur n’était pas dans un état à atteindre, mais dans l’action : « Faire et non pas subir, tel est le fond de l’agréable ». La troisième source du devoir d’être heureux, c’est l’idée de la politesse.

La politesse, cela nous paraît bien loin du bonheur, et pourtant, c’est le commencement du bonheur d’autrui et du mien, comme c’est le commencement de la morale. Alain refuse de ne voir dans la politesse que simagrées hypocrites et grimaces sociales. La politesse est d‘abord cet art de la discipline, que pratique celui qui a conscience de la toute-puissance des signes dans l’univers humain. Une posture ou un mouvement du corps, une intonation de voix, un silence peuvent beaucoup de choses pour le bonheur ou le malheur de nos semblables. La politesse est l’art de ne rien laisser échapper de tout cela sans l’avoir voulu. Politesse, c’est tact, qui veut dire toucher. L’homme poli n’est pas celui qui ne touche personne, c’est celui qui ne touche que celui qu’il a décidé de frapper. « Il n’en touche que mieux », dit Alain.

Première recette du bonheur, donc : ne rien faire involontairement. Si l’on peut y ajouter le sourire, qui est volontaire (car il n’y a rien de plus horripilant qu’un visage sur lequel le sourire est figé à demeure), on frôlera la perfection.