Texte de la conférence de

Vincens HUBAC

 

28° quinzaine du Narthex

 

"VOUS SEREZ COMME DES DIEUX"

 

          Merci bien de votre accueil. C'est la première fois que je fréquente la ville de Tarbes et je suis très heureux d'être parmi vous pour cette soirée. Les sujets que vous avez choisis sont des sujets d'actualité, qui sont de plus extrêmement pratiques. Je pense que le progrès que nous vivons aujourd'hui pose des questions politiques, économiques, sociales, éthiques, religieuses qui sont considérables.

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      Le transhumanisme s'inscrit évidemment dans cette manière de voir très globale, et je m'inscris tout à fait dans la suite de la conférence précédente de Francis Wolff qui vous a parlé de l'utopie et des mythes d'aujourd'hui. Il a écrit un livre dans lequel il décrit trois utopies, qui a l'avantage d'être très clair, facile d'accès, ce qui n'est pas toujours le cas chez les philosophes (je peux faire de la publicité pour lui puisqu'il n'est pas là). Je vous engage à le lire si vous en avez l'occasion. 

 

     Il n'y a pas de civilisation qui puisse exister sans qu'il y ait des mythes et des utopies. Dans n'importe quelle civilisation, il y a des mythes plus ou moins importants auxquels on croit plus ou moins, mais qui sont véhiculés et sont là dans l'inconscient, voire quelquefois exposés de manière tout à fait consciente. Par exemple, dans les contes de fées, sont véhiculés des mythes qui sont des vérités et méritent réflexion. La plupart des contes de fées que vous connaissez n'ont pas été écrits pour des enfants, mais pour des adultes afin de pouvoir réfléchir dessus. Ce que nous allons voir aujourd'hui, c'est évidemment une utopie puisque cela nous reporte à un horizon plus ou moins lointain et plus ou moins atteignable, mais c'est aussi un mythe moderne. C'est un mythe moderne qui a cette particularité de ne pas être tourné vers le passé comme la plupart des mythes, mais d'être tourné vers le futur. Une des particularités du transhumanisme, c'est d'effacer le passé et de se tourner résolument vers le futur. C'est pour cela que c'est intéressant parce que, en abordant le transhumanisme, on aborde un peu la prospective, ce qui peut arriver dans les années à venir. 

 

L'origine de ce courant de pensée. 

C'est un courant de pensée qui n'est pas très structuré, ça part un peu dans tous les sens, avec des tas de gens qui parlent ici et là, qui écrivent des livres, font des conférences sur le thème, sans qu'il y ait une organisation comme un centre international du transhumanisme. Cela n'existe pas encore, même si, depuis quelques mois, a été créée aux Etats-Unis une Eglise transhumaniste, même si, depuis quelques mois, un pasteur s'est dit prêt à baptiser des robots (ce n'est pas moi, je vous le dis tout de suite, je ne suis pas du tout là-dedans). C'est intéressant, car cela se passe dans les mentalités et mérite que l'on réfléchisse dessus tout à fait. 

L'origine : l'être humain a cela en lui, cette recherche de puissance, de recherche de progrès. Parce que l'être humain a deux problèmes : il sait tout faire, mais il n'est bon en rien. Il sait courir, il sait nager, il sait grimper aux arbres, etc... mais, s'il doit fuir devant un lion, il ne fait pas le poids, il n'a pas la vitesse de la gazelle, il ne grimpe pas aussi bien qu'un singe, ne nage pas aussi bien qu'un poisson et ainsi de suite. Il touche donc un peu à tout mais n'arrive pas à être vraiment performant dans quelque chose. Ensuite, l'être humain est un prématuré. Nous sommes tous des prématurés, c'est-à-dire que lorsque nous venons au monde, nous ne pouvons pas vivre. On ne peut pas vivre pendant des mois s'il n'y a pas un milieu qui nous protège, qui nous nourrisse, etc... Cela implique donc une structure autour du petit qui vient de naître, une protection... L'être humain va être confronté à ce défi de la vie et de la survie auquel il va falloir qu'il réponde.  Il va y répondre en augmentant sa puissance. C'est pour cela qu'il y a 2 à 3 millions d'années, Homo Habilis va, pour la première fois, prendre une pierre et la tailler. Après, les choses vont aller en progressant petit à petit avec l'évolution de la taille du cerveau, de la main, etc... Des hommes comme le paléoanthropologue Pascal Picq vous expliquera cela très bien. On peut dater notre aventure à partir du moment où il y a un outil, c'est-à-dire que l'on va prolonger notre corps, d'une certaine manière on va augmenter notre puissance.

Nous sommes pas mal, assez réussis. Comme le dit la Bible : nous sommes "à l'image de Dieu", mais nous ne sommes pas Dieu. Ça, c'est un sacré problème, car n'étant pas Dieu mais "à l'image de Dieu", on n'est pas loin d'être Dieu. Et on aimerait bien être Dieu : en avoir la toute-puissance, le savoir et l'éternité, à priori, ça nous arrangerait bien. Il y a des mythes qui posent ce problème de l'immortalité et de la puissance mais, en général, la mythologie met en garde. Deux grands mythes grecs vont dans ce sens :

- Le mythe de Prométhée : les dieux confient à Prométhée la création. Prométhée va déléguer cette tâche à son frère Epiméthée qui va donner des qualités à chaque animal. Mais quand il arrive à l'homme, il a distribué toutes les qualités et il ne reste rien à distribuer pour l'homme. Pour réparer cette gaffe d’Epiméthée, son frère Prométhée va aller voler la puissance des dieux pour la donner aux hommes. Vous savez que Prométhée sera puni. Il sera enchainé à un rocher, condamné à avoir le foie mangé éternellement par un aigle. Les hommes qui ont la puissance seront eux aussi punis, car on va leur envoyer Pandora qui viendra avec sa jarre. Ouvrant sa jarre, tous les fléaux du monde vont sortir et se répandre sur l'humanité. Quand elle a vu que cela tournait mal, Pandora a refermé la jarre à toute vitesse, mais il restait au fond de la jarre la dernière donnée qui était l'espérance. Voilà le mythe de Prométhée, d’Epiméthée et de Pandore.

- Le mythe d'Icare va dans le même sens. Vous savez qu'Icare et Dédale, son père, sont dans le labyrinthe et, pour s'évader, ils se font des ailes qu’ils collent avec de la cire. Icare monte et monte, s'approche du soleil, et la cire va fondre. Il va tomber et mourir. Donc, là aussi, qui veut s'élever trop risque de se perdre.

    Dans la Bible, un milieu complètement différent, dans la grande fresque de la Genèse, quelle que soit l'approche que l'on fasse de ce texte, il y a une vérité : là aussi, lorsque l'homme se prend pour Dieu, cela ne se passe pas bien. "Vous serez comme des dieux", dit le serpent à Adam et Eve. Ils vont avoir accès au fruit de l'arbre de la connaissance, du bien et du mal, mais n'auront pas accès à l'arbre de vie et ne seront pas comme des Dieux. C'est cette pesanteur qu'il y a dans l'être humain. Voilà les racines un peu structurelles de notre affaire de ce soir, du transhumanisme. 

 

     Il y a, bien sûr, après, des évolutions et des tas de choses à dire - je vais très vite - il y a la philosophie matérialiste du XVIIIème siècle. Je ne sais si vous avez lu des livres comme ceux de La Mettrie, philosophe du XIIIème, où l'être humain est vraiment une mécanique, une sorte d'automate. C'est comme cela qu'il est vu. Condorcet va dans ce sens avec cette idée de progrès qui va se développer de manière quasi-mécanique, étape après étape. Vous avez toute la philosophie hédoniste du bien-être, de la richesse, qui nous touche encore aujourd'hui. Puis vous avez les philosophies utopistes avec John Stuart Mill ou Karl Marx, qui voient les sociétés organisées par les hommes aller vers des sociétés parfaites. Ces choses sont plus ou moins mises en pratique par les révolutions. La Révolution française, par exemple, est une rupture complète avec le passé : on efface le passé, on coupe la tête à tous ceux qui étaient du passé, et l'on se tourne vers l'avenir pour fonder une société nouvelle avec des hommes nouveaux. Cela nous concerne tous, car la société française actuelle est fondée sur ces évènements-là. Tout cela mis bout à bout, ça avance, ça mature et l'on en arrive, après la guerre, avec le progrès technologique et scientifique qui avance, au New Age, c'est-à-dire ce courant d'idées développé d'abord aux Etats-Unis dans les années 60 avec des hommes comme Marcuse et qui va se développer en Europe et en France jusque dans les années 80-90.  Des gens comme Ivan Illich, par exemple, ont beaucoup marqué ce courant. Beaucoup de gens se sont penchés là-dessus. Pour donner une idée, c'est aussi au cinéma "Le cercle des poètes disparus" ou "Le grand bleu". Ce sont des choses qui doivent éveiller quelques souvenirs. Il y a dans ces films toute la philosophie du New Age, d'un homme qui renait sans cesse, qui va se perdre dans le grand tout, qui va élargir sa conscience, ce qu'il ressent, à partir des drogues hallucinogènes, à partir du LSD, etc... Tout ce que vous avez vécu pour beaucoup d'entre vous fin des années 60 et 70 ! Vous avez quelques souvenirs de prises de LSD dans quelque boîte de nuit de Tarbes, de Pau ou d'ailleurs... C'est ce qu'on appelle le New Age. Ce New Age annonce une ère nouvelle et il est vrai que le transhumanisme va là-dedans et va lancer ses idées et ce mythe à partir de là. 

 

   Que s'est-il passé ? A partir des années 50 - 60, la technologie va progresser de manière formidable à partir de ce qu'on appelle les N.B.I.C (Nanotechnologies, Biotechnologies, les technologies de l'Informatique et les sciences Cognitives), auxquelles on rajoute depuis 4 - 5 ans la robotique et l'intelligence artificielle (I.A), c'est-à-dire la surpuissance des ordinateurs. Les ordinateurs ne sont pas intelligents comme on entend l'intelligence humaine, mais ils ont de telles possibilités de calcul que cela leur donne des possibilités d'utilisation qui nous dépassent grandement.

    Avec cette convergence de ces courants scientifiques, on constate que toute la société est impactée, vraiment toute la société. Quelques exemples : 

- Dans l'armée, le soldat d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui d'il y a une vingtaine d'années. Le soldat d'aujourd'hui est une entreprise sur deux jambes. Il est relié à un terminal qui se trouve quelque part dans le désert d’Arizona, il a une vision augmentée, il a un exosquelette de telle sorte qu'il peut porter 80 kilos sur 50 kilomètres sans se fatiguer... Il porte des habits connectés l’informant sur son état de santé, pouvant le guérir s'il y a une blessure superficielle au moins, et ainsi de suite... C'est quelque chose d'extraordinaire. Grâce a des lunettes ad hoc, il a une vision que vous n'avez pas. C'est un homme qui n'existe pas, c'est un homme augmenté. Ce n'est pas un homme réparé, c'est un homme augmenté.

- L'économie est aussi impactée. Tout le système des hyper-entreprises, types Google et les Start-up, est marqué par cette technologie galopante. Je m'explique. Lorsqu'une grosse société a une idée, ça prend du temps pour que cette idée devienne un produit sur le marché. Cela peut prendre des semaines, des mois, voire des années. Le champion de la rapidité dans les grandes sociétés, c'est l'entreprise Zara, les habits bon marché : il faut 15 jours entre le moment où le produit est pensé et le moment où il arrive sur le marché ! C'est exceptionnel, cette entreprise est citée comme la championne dans le domaine. Dans le cadre du transhumanisme, de la technologie d'aujourd'hui, les choses vont très vite. Il est difficile pour une grosse entreprise d'être réactive. En revanche, les start-up le sont. L'un a une idée et, à quelques-uns, sans intermédiaire, ça va très vite sans perte de transmission comme il y en a dans les grandes sociétés. Entre l'idée et le marché, les choses vont vite. Autour des grandes sociétés du transhumanisme et de la modernité, il y a une foule de start-up qui sont là et sont rachetées quand elles ont lancé leurs produits. On entend dire aux actualités : "telle entreprise de robotique a été rachetée....".

- Toute la vie dans l'entreprise est chamboulée par la technologie. Il y a des métiers qui disparaissent et d'autres qui apparaissent, et cela peut aller très loin puisqu'on peut demander l'aide d'un robot pour embaucher quelqu'un. La machine va voir des réactions sur le candidat que l'œil humain ne voit pas, en les enregistrant, les analysant, etc... Certaines techniques d'embauche sont aujourd'hui chamboulées. 

- La médecine aussi est impactée. On va avoir une médecine qui pourra être faite à distance, les médecins travailleront avec des ordinateurs possédant une mémoire qu'ils n'ont pas eux-mêmes et ainsi de suite... sans parler de la robotique appliquée à la chirurgie. Un chirurgien américain, derrière son ordinateur, a pu ainsi opérer un patient dans une salle d'opération en Europe. Opérations à distance, par l'intermédiaire de la robotique. J'ai moi-même été opéré par un robot, ça marche pas mal...  

- Tout le domaine de l'érotisme est touché, en particulier par les robots androïdes, à forme humaine. Des articles très sérieux disent que c'est la fin de la prostitution parce que l'on va pouvoir avoir la possibilité de coucher avec un robot. J’ai vu des photos de ces robots, on ne fait pas la différence... Lorsque l'on regarde la photo d’Hiroshi Ishiguro, chef d'entreprise japonais, à coté de son robot, on ne sait pas lequel est lequel. Le docteur Laurent Alexandre dit froidement : "Dans cette assemblée, ici, il y en a qui vont vivre 1000 ans". Il dit aussi : "Ce sera encore mieux de coucher avec un robot qu'avec sa femme..." Cette technologie pose un problème, celui de l'ego. C'est-à-dire que, quand ce monsieur a une relation sexuelle, il n'y a que lui qui l'intéresse et pas sa partenaire. Il couche avec sa femme ou avec un robot, mais il ne fait pas l'amour à sa femme... L'amour, c'est d'abord une relation, une relation à l'autre. Ce n'est pas une relation à moi-même, à mon plaisir, à mon hédonisme. Vous voyez le type de problèmes que ça pose. Il y a aussi des trucs plus rigolos : il existe des habits connectés qui permettront d'envoyer des effets agréables à votre partenaire à distance, le jour où il ou elle mettra ces habits-là. 

- Cela se pratique également dans le sport : tout le sport est dans le transhumanisme. Lors du prochain match de rugby (France-Argentine), regardez bien le physique des joueurs du XV de France. Normalement, ça n'existe pas : un gars qui pèse 110 Kg  et qui court le 100 mètres en 11 secondes, et qui peut le faire durant 80 minutes, ça n'existe pas. Ce ne sont plus tout à fait des êtres humains, ce sont des armoires à pharmacie qui sont sur le terrain. Sans parler des prothèses type celle d'Oscar Pistorius qui s'est fait faire des jambes en carbone pour pouvoir courir assez vite... Depuis quelques années, on vous parle de plus en plus des handisports et des jeux paralympiques. Cela n'est absolument pas neutre. Toutes les entreprises du transhumanisme sont derrière pour dire : "Vous voyez, ces gens-là sont augmentés, ils vont aussi vite ou plus vite que les athlètes normaux". C'est-à-dire que l'homme augmenté qui définit l'homme du transhumanisme, vous l'avez sous les yeux avec ses prothèses dans le handisport et les jeux paralympiques. On pourrait citer bien d'autres exemples.

Qu'est-ce que le transhumanisme

C'est cette idée que l'on va augmenter les capacités physiques, intellectuelles, psychologiques des êtres humains par toutes ces techniques, par des implants au milliardième de mètre, par des nanorobots autonomes implantés dans le corps qui pourront travailler à nous réparer quand il le faudra, par les biotechnologies et les manipulations génétiques, la sélection embryonnaire, l'éctogénèse et ainsi de suite. Pour ce qui est des techniques de communication, l'usage des smartphones dans la salle vous a montré ce qu'il en est. Quant aux sciences cognitives, les travaux sont nombreux et les avancées sont importantes. On met des électrodes, des implants sur le cerveau pour améliorer telle ou telle partie du cerveau et essayer d'approcher par des machines ce qu'est le cerveau humain, afin de le remplacer éventuellement. Avec cet homme augmenté, on espère pouvoir atteindre, soit de très grandes longévités allant au-delà de la longévité biologique, soit arriver à des formes d'immortalité. Actuellement,, deux procédés sont en concurrence :

- la cryogénisation qui consiste à congeler une personne de telle sorte que lorsque les techniques seront au point, on puisse la décongeler et la réparer au besoin. Cela coûte très cher. Actuellement, aux Etats-Unis, plusieurs personnes sont congelées. C’est une question de foi...

- une autre technique, qui s'appelle l'uploading, qui consiste à saisir par un ordinateur tout ce qu'il y a dans l'esprit de quelqu'un et le transposer sur un ordinateur de telle sorte que, lorsque le corps de la personne sera obsolète, on aura son esprit qui continuera à fonctionner sur un ordinateur. Des expériences sont faites sur des rats. On a connecté un rat avec des implants placés dans son cerveau, on l'a mis dans une boite, on a enregistré ses déplacements et on a filmé. Ces enregistrements ont été transférés dans le cerveau d'un autre rat qui a reproduit exactement les trajets du premier rat. On a transposé l'esprit du premier rat sur un autre rat...

Tout cela est à l'état de recherches dans des laboratoires, avec des effets d'annonce : "On devrait arriver à..." avec des gros titres dans "Sciences et Avenir", mais cela n'arrive pas pour l'instant. Et les prophéties de Ray Kurzweil (un des directeurs actuels de Google) selon lesquelles la « singularité » arrivera d'ici 25 ou 30 ans ne semblent pas se réaliser. Rien ne se passe si ce n'est que lui avale 200 à 300 pilules par jour pour ne pas vieillir...

Le transhumanisme, c'est le courant de pensée qui soutient tout ça et qui prétend que, bientôt, on soignera la vieillesse vue comme une maladie et que l'on va éradiquer la mort. La mort est vue comme une maladie que l'on va faire disparaitre comme on a fait disparaitre la variole. C'est cela le grand projet du transhumanisme. Il arrivera un moment où les êtres humains qui seront immortels seront en osmose avec des machines, avec des ordinateurs et l'intelligence artificielle, ce que l'on appelle des cyborgs. On arrivera à un point où surviendra une nouvelle humanité, on ne pourra plus revenir en arrière, c'est ce que l'on appelle le point de "singularité". La singularité est un terme d'astrophysique définissant le transhumanisme. C'est le moment où, dans l'espace, on perd le contrôle d'un objet, en particulier dans l'environnement des trous noirs (les trous noirs aspirent tout ce qui passe, même la lumière). Donc à un moment donné, on perd le contrôle de l'objet qui échappe complètement. Quand vous entendez parler de singularité, d'homme augmenté ou de transhumanisme, il s’agit de domaines extrêmement voisins.

 

Cela pose des problèmes comme celui de la déchéance de l'homme et du monde. Dans le transhumanisme, l'homme n'est pas vu de manière positive. Il est vu de manière négative, comme étant malade, limité par la mort, comme faisant des bêtises, etc... Le transhumanisme aspire à  un homme meilleur. Il y a une négation de l'humain. C'est toujours embêtant lorsque l'on chosifie l'homme, quand on le réifie. 

Il y a aussi une négation du monde. Le monde est vu comme négatif, pollué. Le transhumanisme dit : dans un monde pollué, il faut augmenter les capacités de l'homme pour qu'il puisse survivre dans ce monde. Et dans un monde qui aspire à aller dans l'espace, il faut que l'homme ait des capacités augmentées pour pouvoir vivre dans l'espace, pouvoir vivre pour des voyages interstellaires qui vont durer des mois ou des années. 

Tout cela pose des problèmes considérables. 

- Des problèmes économiques avec une nouvelle société qui se met en place. L'unité de compte est le milliard de dollars. Nous ne sommes plus dans l'utopie. Le New Age qui a précédé le transhumanisme dans ses recherches expérimentales, c'était sympa, c'était gentil, mais il n'y avait pas cette puissance financière qui est derrière le transhumanisme. Un des patrons d'Alibaba, l'Amazon chinois, pèse environ 25 milliards de dollars et contrôle 80% du commerce en ligne. C'est pareil pour Google, Amazon, Facebook ou Apple. Ces entreprises du GAFA brassent des milliards de dollars. Ils font de la recherche dans ce sens. En 2008, Google a fondé une université de la singularité dont l'instigateur est le fameux Ray Kurzweil. Cette université ne recrute que des  super-diplômés dans le monde. Le stage coûte 300.000 dollars. Là aussi, il faut être extrêmement riche pour se le payer. Puis Google a fondé Calico, une entreprise qui travaille à l'éradication de la mort. Elle travaille sur le vieillissement et la mort des cellules que l'on appelle l'apoptose, etc... On travaille là-dessus avec des moyens financiers importants.

 

Nous avons vu d'autres aspects de changements sociétaux. Pour une prise de décision à la Bourse, la distance compte : si vous êtes sur place, vous gagnez un millième de seconde par rapport à celui qui sera à 5 kilomètres. Un homme ne peut pas en tenir compte, mais la machine va en tenir compte. Certains métiers vont être complètement bouleversés. C'est un exemple…

 

- Il y a des problèmes politiques. Le problème politique, c'est le totalitarisme. Le totalitarisme est en contradiction avec le transhumanisme, car celui-ci est libertaire. Les transhumanistes sont libertaires. Ils ne veulent aucune contrainte, ils veulent que tout puisse arriver, que tout puisse être fait, puisse être tenté, avec les moyens dont je vous ai parlé. Ils veulent même construire une ville au large de la Californie qui soit en dehors des eaux territoriales pour échapper à tout contrôle d'Etat. Ce n'est pas un simple fantasme. Le problème du totalitarisme est réel : actuellement, ces entreprises savent que vous êtes ici, même si vos smartphones sont éteints. Ils sont en mesure de dire que vous êtes à Tarbes. Cela pose quelques problèmes au niveau de la surveillance et de la liberté. Problèmes aussi lorsque l'on sait les manipulations qui peuvent avoir lieu sur les réseaux sociaux. Voyez ce qui s'est passé pour le Brexit en Angleterre et pour l'élection de Donald Trump. Cela ne correspond pas à la volonté des peuples concernés, mais il y a eu une telle manipulation sur les réseaux sociaux que ces votes ont malheureusement été acquis.

- De plus, ces entreprises, contrairement à ce qu'elles disent, sont extrêmement polluantes : tous vos smartphones sont pleins de métaux rares. Pour chaque smartphone, cela ne fait pas beaucoup, mais lorsqu'ils sont 2 ou 3 milliards sur terre, cela commence à faire beaucoup.

- Dans les problèmes éthiques, je retiendrai surtout l'ego. Nous sommes dans une société hédoniste et les transhumanistes ont une pensée philosophique très égocentrée. C'est l'homme qui fait ce qu'il veut de son corps, qui veut le réparer, qui veut l'augmenter.  L'être humain n'aime pas son corps, il veut le maitriser,  il veut le changer. Il y a une sorte d'ambiguïté : existent à la fois la culture du corps et, en même temps, une espèce de haine du corps. Cela s'explique surement en psychanalyse, ce que je ne saurais pas bien faire, mais ce paradoxe est présent.

- Finalement, on risque d'avoir, avec cette émergence d'une humanité nouvelle, un dualisme humain entre ceux qui sont augmentés et ceux qui resteront "normaux" ou simplement réparés. Il est très gênant de lire dans certains livres écrits par des transhumanistes que les transhumanistes représentent l'avenir, qu'ils vont vaincre la mort. Ce seront les super-héros de demain, et les autres sont considérés comme des "chimpanzés" comme cela est écrit, voire simplement de la viande. Cela va très loin parce que la question de l'humain se pose.

- Dans le transhumanisme, on a le temps de tout réaliser, de tout faire. La mort n'étant plus devant soi, le désir est émoussé, car le désir est issu du manque. Or la mort, c'est d'abord le manque de temps. Nous sommes tous limités et, contrairement au Pr. Alexandre, je ne vais pas vous dire que vous allez vivre 1000 ans, mais je vous dis qu'il n'y en a pas un qui va en réchapper dans cette salle. On va tous mourir, et dans un délai assez bref. Cela vous met en joie, c'est bien...Et vous avez raison, parce que le temps qui dure, qui ne finit pas, c'est une forme de l'enfer. Parce que l'on n'a plus de désir, tout perd du goût, tout perd du sens : il suffit d'attendre et vous l'aurez. C'est-à-dire qu'avec un temps infini on perd son temps, alors qu'avec peu de temps on gagne du temps, car on va utiliser et rentabiliser notre temps. C'est précisément ce qui nous fait vivre. Si nous ne mourons pas, nous ne pourrons pas vivre.

- Pour l'homme et la femme, c'est pareil. On a discuté dans les Eglises protestantes pour savoir ce que l'on faisait avec les couples homosexuels. Qu'est-ce que la sexualité? La mort conditionne la sexualité. On lutte contre la mort par la sexualité.

- L'homme et l'animal : aujourd'hui, il est de bon ton de dire que les animaux sont intelligents, ont des sentiments, sont comme les hommes, et de dire à l'inverse que les hommes sont comme les animaux. C'est vrai jusqu'à un certain point, mais je pense qu'il existe quelques différences fondamentales entre un être humain et un animal, jusqu'à preuve du contraire. Ne serait-ce que de réfléchir toute une soirée à Tarbes sur des choses inutiles comme le transhumanisme. Demandez à votre animal préféré ce qu'il en pense et vous serez tout de suite au courant. L'amour tel que l'homme le vit, la transcendance, l'esthétique, etc… sont des spécificités de l'être humain. Sans parler de la parole et de sa richesse. Il y a des animaux qui communiquent - même les plantes communiquent - mais il n'y a pas cette richesse de la parole humaine. C'est fondamental. Du reste, le transhumanisme a tendance à appauvrir le langage et le vocabulaire, ce qui est extrêmement grave. On lamine l'être humain qui devient une chose qu'on peut bricoler : l'homme, c'est comme la machine, c’est vraiment une sorte d'automate et, au final, l'homme peut être comme Dieu. Tout est aplani : l'homme, Dieu, les animaux. Il y a une sorte d'ennui qui risque de peser sur l'humanité avec une philosophie, une pensée pareilles. 

- Il en est de même pour l'Amour : l'Eros est égal à l'Agapé. Et pourtant, même l'Eros de Platon dans sa plus haute expression, çe n'est pas l'Agapé tel qu'on en parle dans le Nouveau Testament, ça n'est pas l'Amour de Dieu. L'Eglise est évidemment concernée par ce type de problème, il faut bien répondre. Parce que L'Eglise ne parle pas d'un homme augmenté et d'un homme vivant à l'infini, en aucun cas. Elle parle de l'amour de Dieu qui est défini par l'Agapé et non par l'Eros, parce que, dans l'Agapé,  il n'y a pas de désir. Et Dieu n'a pas de désir. Dans la Bible, l'amour de Dieu défini par l'Agapé va se révéler en Jésus-Christ. C'est cet Amour-là qui va faire vivre, qui va donner l'espérance de l'éternité et de la résurrection. La résurrection n'est pas une longévité, c'est une participation à la vie éternelle du Christ, ce qui n'est pas tout à fait la même chose... Il faut faire bien attention. On peut l'exprimer de façon très différente. Je vais vous donner un exemple biblique, puis une citation pour finir.

L’exemple, c'est : "Voici l'Homme", "Ecce Homo". Pilate dit "Voici l'Homme". Je ne sais pas comment vous vous représentez Jésus lorsque Pilate dit ça : Jésus vient d'être fouetté par les Romains - certains mourraient de cette épreuve de la flagellation - il est moqué, on lui a craché dessus, on l'a giflé, il a été trahi, il a été vendu, il a été condamné à mort lors d'un procès truqué, le peuple s'est retourné contre lui... Vous pouvez faire une très longue liste de tout ce qui accable ce bonhomme qui est là, présenté à la foule, et dont Pilate dit : "Voici l'Homme". Qu'est-ce qui fait que cette parole est prophétique? Ce qui fait que cette parole est prophétique, c'est que lorsque Pilate dit "Voici l'Homme", c'est au moment précis où Jésus va aller mourir crucifié pour le monde. Et on est l'Homme précisément lorsqu'on est l'être pour l'autre, et non pas l'être pour soi. Et l'Agapé de Dieu qui s'exprime à travers Jésus-Christ, c'est ça. C'est l'être pour l'autre. Dieu est pour nous et pas pour lui. Jésus n'est pas pour lui, il est pour nous et nous invite à être l'Homme, non pas replié sur lui-même, cherchant la longévité, la surpuissance, etc., mais s'exprimant dans l'anéantissement total lorsqu'on est l'être pour l'autre. En théologie, cela s'appelle la kénose, l'abaissement de Dieu en Jésus-Christ. L'Homme de la Bible, l'Homme nouveau de Saint Paul, c'est vraiment tout le contraire de l'homme augmenté tel que le prône le transhumanisme. Nous ne sommes pas des Dieux, précisément. Mais si nous acceptons de ne pas être des Dieux, nous avons accès à la vie, et à la vie éternelle, et c'est cela qui est important. Je voudrais finir là-dessus. 

Mais avant de vous passer la parole, je vais vous lire une citation dont vous connaissez le début: Gargantua écrit ceci à Pantagruel quand celui-ci va entrer à l'université : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Il te convient de savoir aimer et craindre Dieu et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir; et par une foi nourrie de charité être à lui adjoint en sorte que jamais n'en sois séparé par le péché. »

 

Merci de m'avoir écouté. 

                        Vincens Hubac

 


Débat avec le public

 

Question : Pourquoi le transhumanisme n'arriverait-il pas à ses fins ?

V.H : D'après les spécialistes, c'est tellement compliqué qu'on est véritablement dans l'utopie. Cela me semble en effet très compliqué d'atteindre ce qu'on appelle l'immortalité, c'est-à-dire la vie infinie, d'autant plus que ça n'a pas d'intérêt. Les gens sérieux pensent que ça n'arrivera pas, d'ailleurs le point de singularité a été annoncé par Ray Kurzweil il y a 12 - 13 ans, et ça ne progresse pas. On recule toujours le point de singularité, c'est bien l'utopie par définition. Il faut lire l'Ecclésiaste, dans l'Ancien Testament, qui dit en gros que, dans la vie tout va et vient, mais que reste-t-il au final si ce n'est Dieu?

Il y a des choses qui vont arriver. Comme je vous l'ai dit, j'ai été opéré par le robot Da Vinci. On m'a retiré une partie d'un rein. Je suis rentré un mardi matin, le jeudi midi, j'étais chez moi, habillé et à table. On reste rêveur... Des progrès vont arriver. Avec les guerres en Irak, par exemple, on a fait d'énormes progrès en ce qui concerne les greffes mécaniques de membres. Il y a des choses qui vont se passer au point de vue technologique, de la science et de la technique. Le courant transhumaniste est derrière et pousse tout cela, mais j'espère que la pensée transhumaniste n'aboutira pas : que des gens puissent écrire qu'une partie des humains ne seront que de la viande, c'est complètement dingue! Une négation de l'humain. Attention à ce que l'on dit :"l'I.A peut battre les champions du monde d'échec et de go » ; mais l'ordinateur n'a aucun sentiment, aucune conscience de ce qu'il fait, rien, absolument rien. La relation à la machine n'est pas une relation humaine. Même si la machine sourit, ce n'est pas un sentiment, mais une mécanique. Le transhumanisme est une illusion, l'illusion que l'on peut vivre dans cet univers formidable. J'espère qu'un jour, on n’aura pas à vivre dans un fauteuil chez soi avec un casque sur la tête, pouvant ainsi visiter en vision panoramique les gorges du Colorado ou aller sur l'Everest, ou aller voir un match de rugby dans le Sud-ouest, ayant commandé de son fauteuil les aliments dont on a besoin ou la fille-robot dont on a besoin... C'est une vision de l'homme qui est affreuse ; une vision d'un homme qui n'existe pas, qui n'a pas de conscience, qui n'a pas de pensée. C'est terrible. Aujourd'hui, il y a 6 à 7% de la population qui vit en addiction avec les smartphones.

 

Question : être immortel ici-bas n'apparait pas du tout intéressant, mais alors qu'en est-il de la vie éternelle? Ne va-t-on pas s'ennuyer?

V.H : Non. Non parce que la vie éternelle n'est pas le temps. Le temps est une dégradation de l'éternité. Le temps est un concept intéressant pour mesurer la succession de ce que nous vivons, à l'aune de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil. Si on était sur une autre planète, on n’aurait pas tout à fait la même notion du temps. Je pense que le temps est une dégradation de l'éternité. Nous sommes dans l'éternité, c'est-à-dire dans une plénitude où il n'y a pas d'avant, de pendant et d'après. Mais on est bien obligés, de par notre finitude existentielle, d'avoir des mots pour parler et pour mesurer notre vie, donc on utilise la notion du temps, mais le temps n'existe pas. La mort, notre destruction biologique, nous permet d'échapper à la finitude du temps, précisément, et de rester marqué dans la plénitude d'éternité. Par exemple, quand je vois des futurs mariés lors d'une préparation de mariage, je leur dis qu'il y a des moments d'éternité qui sont vrais hier comme aujourd'hui et qui sont vrais demain. « Quand vous vous êtes embrassés pour la première fois, vous vous en souvenez ? » Ils s'en souviennent. Et c'est toujours vrai, et toujours d'actualité. Cet instant est encore vrai, toujours en plénitude et, demain, il sera encore en plénitude, il n'est plus lié au temps. C'est-à-dire que lorsque nous mourons, ces instants sont marqués dans l'éternité. Et ces instants qui sont marqués dans l'éternité, pour moi, chrétien, ce sont ceux qui sont marqués du sceau de l'Amour. Ces moments-là échappent au temps.

Le fait que l'on soit limités dans le temps, comme toutes les limites que nous avons (on ne court pas aussi vite qu'une gazelle ou qu'un lion, etc.), ça conditionne le désir. S'il n'y a pas de vie, il n'y a pas de désir, et donc la vie n'est pas intéressante, la vie devient ennuyeuse. On s'ennuie parce que, dans la société de consommation, on a tout, si bizarre que cela puisse sembler. Il y a des manipulations derrière, on vous crée des désirs factices. Des désirs existentiels, c'est autre chose...

 

Question : Vous nous avez parlé tout à l'heure de Google qui investissait des milliards, disant que l'on investissait chez les soldats, avec leurs yeux augmentés, leurs exosquelettes, etc. Ceux qui investissent dans le transhumanisme investissent dans les méthodes d'éducation et d'apprentissage, pour faire en sorte que l'homme apprenne mieux, plus vite. J'aurais bien aimé qu'avec un casque ad hoc mes enfants aient pu apprendre rapidement et simplement leurs tables de multiplication.

V.H : Le problème, c'est que cela ne ferait pas marcher leur mémoire. Un dictionnaire n'est pas une mémoire. Tous les renseignements que vous avez sur Google, ça n'est ni la mémoire ni l'intelligence. La mémoire, c'est ce qui reste après avoir fait un tri. D'ailleurs, on oublie. Il faut oublier. Si on n’oubliait pas, on ne pourrait plus penser. On serait comme dans un embouteillage... La mémoire, c'est quand on sait utiliser les données, et donc on fait un tri et il y a des choses qui restent. Il faut l'exercer, la mémoire. Il faut apprendre les tables de multiplication, il faut apprendre des poésies, des dates d'histoire... Ce n'est pas folichon, mais il faut exercer sa mémoire pour que l'on puisse retenir, faire le tri et apprendre à faire le tri : cela s'appelle la culture. C'est compliqué. Il est vrai que lorsque j'étais étudiant en économie, nous avions des tablettes où il y avait les multiplications, les logarithmes, les racines carrées, et l'on calculait comme ça. Evidemment, avec les ordinateurs d'aujourd'hui, cela n'a rien à voir ; avec les smartphones, on a dépassé tout ça. C'est commode, ce sont des outils. Il faut vraiment voir cela comme des outils. Il faut faire attention à la manipulation de ces outils. Cela a été vrai pour toutes les inventions de la révolution industrielle. Chaque invention apporte des choses fantastiques et des conséquences. Le problème est que le transhumanisme se branche sur ce qu’il y a de positif et laisse de côté ce qui est négatif, les conséquences éventuelles. Parce que le transhumanisme regarde devant et en progression. Les scories, ce qui est derrière, ne l'intéressent pas. En cela, c'est assez dangereux.

 

Question : Cela pose la question de la limite de ce qu'on accepte. 

V.H : La question du transhumanisme entre l'homme réparé et l'homme augmenté est la question du curseur. Où met-on le curseur ? On ne sait pas trop où le mettre... La réponse est rapide : on n’a pas la réponse. Tout est là. A un moment donné, on a dépassé la limite.

 

Question : Vous nous avez dit que Dieu qui n'a pas de désir. Vous nous avez dit aussi que s'il n'y a pas de désir, ce n'est pas intéressant, ce n'est pas la vie. Cela me parait contradictoire, je ne sais pas trop comment comprendre tout ça...

V.H : Dieu n'a pas de désir, l'Agapé n'a pas de désir, en ce sens que l’Agapé est gratuit, entièrement gratuit. C'est-à-dire que l’Agapé donne sans attendre, sans espoir et sans retour. C'est pour cela qu'il n'y a pas de désir, pas de souffrance non plus. On est un peu désorientés du point de vue humain, mais Dieu n'est pas humain évidemment. Il n'y a pas de contradiction. S'il n'y a pas de désir pour l'homme, cela pose un problème, mais l'homme n'est pas Dieu, précisément. L’homme est homme, il faut qu'il reste homme et qu’il puisse aller en plénitude dans sa catégorie humaine, c'est cela qui est intéressant. Quand vous accompagnez un enfant, un élève, l'intérêt, c'est de le voir grandir, de le voir porter au maximum ses possibilités. Mais il reste humain. Il faut qu'il ait du désir, il faut qu'il sente qu'il y a un manque à combler, pour lequel il faut se battre, etc. Dieu n'a pas de désir. Il est difficile à saisir et à vivre, cet Agapé qui est l'amour de Dieu se révélant en Jésus-Christ (à travers ce passage de "Ecce Homo" comme je vous l'ai dit), parce que nous fonctionnons sur l'Eros, c'est-à-dire sur le désir. L'Eros, ce sont les deux parties du tout séparées et qui cherchent à se retrouver pour reformer le tout. Nous cherchons à retrouver la partie qui nous manque. On en souffre quand on ne l'a pas et on met tout en œuvre pour la trouver. C'est ça, l'Eros, et ça se trouve dans l'amour, évidemment. Mais l'Eros n'est pas l’Agapé. J'ai conscience de ne pas répondre entièrement à la question.

 

Question : Je voudrais revenir à l'immortalité. Je crois en effet que le transhumanisme ne supprimera pas la mort, mais vous l'avez dit un petit peu, le transhumanisme dit quelque chose de l'homme. Et c'est cela qui est inquiétant et dangereux. Cela veut dire que ce courant d'idée, qui n'est pas que des idées, n'accepte pas l'homme comme il est aujourd'hui, limité, malade. Ça veut dire qu'il y a un rejet de l'humanité telle qu'elle est, sans parler des handicapés. C'est ça qui est dangereux, c'est quelque chose qui rentre dans les cerveaux... On n’accepte pas la fragilité... ce qui nous renvoie à la Quinzaine du Narthex de l'an dernier dans laquelle on disait que c'est la fragilité qui fait l'homme.

V.H : Bien sûr. C'est la fragilité parce que l'homme est obligé d'y répondre, et c'est là où il se met à vivre véritablement. En effet, dans le transhumanisme, il y a une forme de haine de l'homme. Le courant transhumaniste n'aime pas l'homme tel qu'il est, ne nous aime pas. Il nous trouve moches, il nous trouve mortels, malades, mal foutus, tordus, et donc il faut qu'on s'améliore. On s'améliore à coup de technologies modernes, pour arriver à ce point de perfection qui est le point de singularité où, en symbiose avec les machines, nous serons une nouvelle humanité parfaite, marquée par l'égalité, la liberté et ainsi de suite. Aux Etats-Unis existe une cité complètement fermée de personnes un peu âgées et très riches. Ils sont entre eux, en bonne santé, c'est une horreur! S'il n'y a pas des enfants qui courent, s'il n'y a pas un peu de bruit, quelqu'un qui vient jouer une fois un air d'accordéon sous vos fenêtres, s'il n'y a pas de vie, ce n’est pas intéressant. 

Si vous voulez un humain parfait, vous allez commencer à faire des manipulations génétiques, à fabriquer des humains par exogénèse, faire des enfants avec des cellules d'un seul parent. Puisqu'on peut le faire, pourquoi pas avoir les sensations féminines lorsqu'on est un garçon ? Donc, on se fait greffer un utérus et l'on se fait un enfant soi-même dans son utérus greffé. Ils ont des hypothèses qui sont assez curieuses. Or, ce sont des penseurs du transhumanisme qui écrivent cela. Et derrière, il y a des labos de recherche financés à coups de milliards de dollars.

 

Question : On sait qu'actuellement dans le monde existe un trafic très important de greffes d'organes. Jacques Attali dit qu'au cours du XXIème siècle, ce deviendra quelque chose de normal, c'est-à-dire que les riches pourront se payer des greffes prises à des gens considérés comme de la viande.

V.H : Ça se fait déjà malheureusement. Une des grandes questions est que beaucoup de ces choses se font ou se feront, vont coûter assez cher, ce qui fait qu’il y aura une humanité à deux vitesses. C'est déjà le cas, mais cela va continuer avec des enjeux de plus en plus lourds. 

On pense qu'en Chine, on a cloné des êtres humains.

 

Question : L'hubris a toujours existé, et cette notion d'homme augmenté n'a pas traversé l'histoire qu’au travers des guerres. C'était une augmentation géographique au travers de certaines idéologies, au travers, par exemple, des projets de pureté de la race, etc. Cela prend actuellement une dimension différente, mais c'est ce qui, dans l'histoire, caractérise la folie de l'homme et marque chaque génération de façon particulière.

Vous parlez d'un Dieu qui nous promet une éternité. Ce projet d'amour, on peut l'avoir sans cette référence à Dieu, me semble-t-il. N'est-ce pas un merveilleux rêve, comme disait Jacques Brel :"Si c'était vrai, tout ça ?"

V.H : En ce qui concerne l'hubris, l'orgueil de l'homme, ça a toujours existé puisque les mythes d'Icare et de Prométhée le soulèvent. Probablement, ces mythes ont des racines qui sont bien antérieures au VIème, VIIème siècles avant Jésus-Christ quand ils ont été formulés. Voyez le livre de Frankenstein que Mary Shelley écrit au XIXème siècle : on a toute cette histoire de greffes à partir d'un cadavre. On reconstruit un être humain, etc. Cet orgueil humain existe et on le retrouve un peu partout, dans toutes les cultures et les civilisations. Les guerres vont dans ce sens. Le soldat, l'armée sont très touchés par ces technologies issues de la révolution industrielle. Durant la guerre de Sécession, lors de la bataille de Gettysburg qui a duré trois jours, il y a eu 80.000 morts du fait de la présence des mitrailleuses, dernières armes de l'époque. La technologie y est pour quelque chose, dans cette guerre comme dans celle de 14-18, bien sûr, et ainsi de suite jusqu'à la bombe atomique. En ce qui concerne ces dépassements de soi, l'esprit de la conquête est présent dans la conquête de l'Ouest américain, dans la conquête de l'espace, du temps de John Kennedy, et on le retrouve avec Clinton qui a favorisé le transhumanisme. Un discours de Clinton en 2002 dit ceci :"Il faut que les Etats-Unis se lancent dans les NBIC si les Etats-Unis veulent rester la première puissance du monde. » De fait, l'Etat américain fonctionne à fond derrière tout ça. Google est installé sur des territoires de l'armée.

         Quant à la deuxième question : Nous avons la Foi quand on est chrétien. La Foi est liée à "Je crois" et non pas "Je sais". Quand on dit : « Je crois », on laisse une place pour le doute, automatiquement. Il ne peut pas y avoir de foi sans doute, je crois que c'est important, il y a une sorte de pari (voir Pascal). Est-ce un doux rêve ? Peut-être que c'est un rêve. L'homme rêve, ça fait partie de ses particularismes. Il y a des animaux qui rêvent. Il parait que les chats rêvent d'attraper des souris, j'ai lu ça quelque part... L'homme rêve. Nous avons des rêves qui sont complexes. Pourquoi ne pas rêver que Dieu existe et que c'est un Dieu d'amour ? Après tout... En tous cas, si c'est un Dieu d'amour, c'est un Dieu Agapé parce que, dans tout le Nouveau Testament, chaque fois que dans vos bibles en français, vous trouvez le mot Amour ou Charité (Amour, ce sont plutôt les traductions protestantes et Charité, ce sont plutôt des traductions catholiques, sauf que, dans la TOB - Traduction Œcuménique de la Bible -,  je crois que c'est Amour), derrière, c'est toujours Agapé qui est dit et non pas Eros. Or, Agapé n'a pas tout à fait le même sens qu'Eros, précisément. Cela a le sens de la gratuité. Dans l'essence d'Agapé, il y a la relation dans les soins que nous apportons aux morts, ce sont des soins gratuits (jamais un mort que vous avez honoré et soigné n'est venu vous remercier). Il y a donc quelque chose d'absolument gratuit, voire d'inutile. C'est cela qui caractérise cet amour du Nouveau Testament. Jésus aurait pu éviter la Passion. D'ailleurs, il n'a pas tellement apprécié : "Ecarte de moi cette coupe" etc. Il y a quelques textes dans le Nouveau Testament qui nous montrent que Jésus, quand il est au pied du mur, n'a pas trop envie. Et pourtant cette action se passe, qui est une action de type absurde. Ceux qui ont écrit la Genèse posent Dieu comme créateur. Dieu n'a pas besoin de la création, l'acte de création est un acte d'Agapé. C'est un acte absolument gratuit. C'est ça, l'amour de Dieu.

 

Question : Pourquoi cet Agapé ne triomphe-t-il pas ?

V.H : Mais je trouve que l'Agapé triomphe souvent. Quand je vois un jeune qui s'intéresse à quelque chose, la mère avec un enfant vue dans le train tout à l'heure, ils étaient géniaux tous les deux, c'est l'Agapé, ça. Jeudi après-midi, je suis allé rendre visite à l'hôpital à une vielle dame de ma nouvelle paroisse que je ne connaissais pas. C'était extraordinaire : un visage fabuleux, très beau, d'une dame de 98 ans, qui exprimait quelque chose d’extraordinaire. C'est de l'Agapé. L'Agapé est partout, mais on ne sait pas le voir, on a tendance à ne retenir que ce qui est négatif.

Quand on dit : "Moi, je ne crois pas en Dieu", il faut demander aux gens : "Mais quel est votre Dieu?", parce que le Dieu des chrétiens est sur la croix.

 

Question : C'est un peu désespéré comme constat, mais a-t-on vraiment besoin d'un Dieu ? On a des hommes à côté de nous avec lesquels on peut faire des choses désintéressées...

V.H : On n'a pas besoin de Dieu. Dieu est complètement inutile, c'est ce qui fait sa force.

 

Question : N'empêche que vous le posez. Vous posez son existence et posez cet espoir.

V.H : Ça c'est la foi.

 

Question : Et quand on ne l'a pas, comment fait-on ?

V.H : Il faut chercher. "Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé". Il faut chercher. Ce n'est pas négatif de ne pas avoir la foi. Il y a des gens extraordinaires qui ont des vies fabuleuses, qui sont bien dans leur vie et qui ne sont pas croyants. Dieu est inutile, complètement. Mais Dieu est un plus. Il faut chercher, il faut vaincre l'utopie, c'est-à-dire aller au-delà de l'horizon. L'homme est un animal qui va au-delà de l'horizon. Les animaux en général ne vont pas au-delà de l'horizon. Par exemple, lorsque le chasseur du paléolithique poursuit la gazelle, la gazelle va fuir le chasseur. Si elle passe de l'autre côté d'une colline ou d'une butte, ne voyant plus le chasseur, elle va s'arrêter. Elle ne le voit plus, il n'existe plus. Le chasseur, lui, au-delà de l'horizon, il sait qu'il y a quelque chose. Il va chercher et trouver la gazelle. C'est une de ses supériorités. Il faut chercher. Si on le trouve, tant mieux, si on ne le trouve pas, tant pis. Mais il faut laisser la porte ouverte. C'est fondamental. Un athée, c'est un croyant, un croyant qui croit qu'il n'y a pas de Dieu. La personne qui pose problème, c'est celle qui s'en fout. Ça, c'est humainement embêtant. Mais quelqu'un qui réfléchit, qui se pose des questions, qui ne croit pas, c'est déjà formidable.

 

Question : Dieu crée d'un amour gratuit, c'est l'Agapé. L'humain n'est pas le divin. Vous dites aussi que Dieu n'a pas de désir. Puisqu'il est l'amour parfait, il n'a pas besoin de désirer autre chose. Et vous dites qu'il ne souffre pas. Il n'est qu’Agapé. Alors comment comprendre l'incarnation ? Le fils de Dieu fait homme, qui a donné sa vie pour nous, sa vie d'homme/Dieu. Il a souffert comme les hommes et il nous fait participer à sa croix. Vous l'avez dit, le chrétien, sa foi est basée sur la croix, et donc, quelque part, je crois qu'il nous fait participer à son Agapé. Quand on donne nous-mêmes notre vie, notre temps, gratuitement, pour des personnes qui en ont vraiment besoin, on est dans l'Agapé. Qu'en pensez-vous ?

V.H : L'abaissement de Dieu en Jésus-Christ, avec tout ce dont vous avez parlé, fait partie de cet amour total. Dieu n'a pas besoin de le faire, mais le fait quand même. Il va jusque dans la souffrance totale. La Passion est l'expression d'une souffrance indépassable, parce que tous les domaines de la souffrance sont contenus dans la Passion. Je pense qu'effectivement cet amour de Dieu très particulier, précisément parce qu'il n'a pas besoin de nous, s'exprime en plénitude parce qu'il se donne pour nous sans en avoir besoin.  C’est la kénose. La relation de Dieu à l'homme conditionne la relation entre les hommes, c'est ce qu'on appelle l'altérité. Chaque fois que nous allons, autant que faire se peut, vers les autres pour les aimer comme le Christ nous a aimé, comme Dieu nous a aimé en Jésus-Christ, effectivement nous passons dans l'Agapé. 

 

Question : On a parlé beaucoup de technologie et d'intelligence artificielle. Comment faire pour donner cette dimension humaine dans la technologie qui aide les personnes âgées ?

V.H : Je trouve déplorable qu'on ait besoin de robots pour aider les personnes âgées. Une société occidentale qui en arrive là, c'est une société qui n'est pas sans problèmes. Je pense que l'on devrait avoir les moyens d'aider les gens qui sont seuls. Je fréquente une maison de retraite et constate ce dont vous parlez. Ceci étant dit, il y a des pays où les choses sont un petit peu différentes. Je pense au Japon. Le Japon, au niveau technologique et domotique, est très en avance pour deux raisons : pour une raison démographique, la population japonaise étant très vieillissante, il n'y a pas assez de gens pour s'occuper des personnes âgées ; et ils sont en même temps très xénophobes et ne veulent pas  accueillir des étrangers susceptibles de remplacer des classes démographiques déficientes. Ils ont une robotique très avancée dans ce domaine, qui est pour eux bien plus normale que chez nous. Pour eux, les objets ont une âme. Ils sont animistes. L'approche du problème est donc différente en Extrême-Orient et en Occident. Ce qui va être acceptable au Japon (et qui nous sert de modèle), parce que la personne âgée va se trouver avec un robot qui a pour elle naturellement une existence, une vie, n'est pas acceptable pour nous qui ne voyons dans le robot qu'une machine. Nous ne sommes pas tout à fait sur les mêmes mentalités, et pourtant nous avons tendance à aller dans ce sens, ce qui est un problème. 

Il est intéressant de regarder les jouets des enfants : il y a plein de robots, les enfants jouent avec des robots et sont dans ce monde de la technologie. Ils regardent des BD et des DVD, des émissions sur leurs smartphones où sont présents des super-héros, des transhumains. Les enfants sont dans un monde où eux-mêmes sont des hommes augmentés. Ils peuvent, à distance dans leurs jeux, faire bouger des objets sans les toucher.

 

Question : Autrefois les enfants étaient aussi augmentés en utilisant des épées, des casques... Il y avait une projection qui était tout à fait imaginaire. Il me semble que cela change de forme, mais que le fond n'a pas vraiment changé.

V.H : Les enfants reproduisent en général la société adulte. Avoir une épée, c'est augmenter sa puissance physique, mais on ne transforme pas l'individu au niveau ontologique. Dans le transhumanisme, c'est une question ontologique, c'est-à-dire que l'être de l'homme va être changé. Son mode de pensée va être changé par ces technologies modernes, c'est là où est le problème. C'est une nouvelle humanité qui se met en place et que défend le transhumanisme. Il y a une différence. Il y a une question de curseur. Ce n'est pas pareil de tailler une pierre comme l'homo habilis et quelqu'un qui va avoir le cerveau transformé par des implants.

 

Question : Vous parlez beaucoup d'objets, de robots, d'argent... Mais pour les gens qui sont malades, diabétiques ou porteurs d'autres maladies qui réclament des médicaments, où en sont les transhumanistes ? Actuellement nous manquons de quelques médicaments.

 

V.H : Il ne faut pas confondre ce qui est de la technologie pure et ce qui est de l'idéologie transhumaniste qui vise à augmenter l'être humain en le transformant pour en faire un être immortel, en symbiose avec les machines. Ce n'est pas pareil. La technique est là, les NBIC sont à notre disposition, à nous de les utiliser comme il faut. Ceci dit, l'industrie pharmaceutique ne se porte pas mal. Il y a des progrès qui sont faits, heureusement d'ailleurs.