INNOVATIONS  POUR  LE  BIEN  COMMUN

Table ronde  du 30 novembre 2018

 

 

 

Intervention de

 

Frédéric Gelber

médecin

      Je vais faire une présentation très écologique, c'est-à-dire sans vidéoprojecteur, sans ordinateur ni diaporama. En fait, je vais être moins dans la technique et plus dans le récit, peut-être dans les concepts. 

 

Je voudrais évoquer une innovation qui a eu lieu dans les Hautes-Pyrénées, il y a quelques années, et je voudrais aussi donner quelques éléments de réponse au thème général de cette Quinzaine du Narthex : "Le progrès, chance ou menace".

 

Je suis un vieux médecin. J'ai commencé mes études dans les années 60 et, lorsque je regarde ce que j'ai vécu depuis plus de 50 ans, c'est avec émerveillement que je regarde les progrès qui ont été réalisés! Emerveillement ! J’ai commencé mon premier semestre d'externe à l'hôpital en chirurgie cardiaque. On opérait des valvulopathies, des malformations cardiaques, avec une mortalité effroyable! On n’imaginait pas que, plus tard, on serait capable de mettre des stents, de déboucher des artères ou de greffer des cœurs. Lors de mes premières gardes, pas une nuit sans un œdème aigu du poumon, sans un accident vasculaire cérébral gravissime. Actuellement, simplement avec le traitement de l'hypertension, on arrive à réduire ces complications dans des proportions considérables. A mon époque, un enfant qui avait un cancer mourait dans presque tous les cas. Actuellement, on guérit 80% des cancers de l'enfant. Donc, gardons bien à l'esprit, quelles que soient les craintes, les inconvénients avec les évolutions techniques, que le progrès en médecine, ce sont des vies sauvées, et ce sont des douleurs, des souffrances évitées ou soulagées.

     Dans les années 80-90, les progrès ont été tels, tellement rapides, que certains ont cru qu'en fin de vie, ils devaient continuer à se battre, à continuer des explorations et des traitements, et encore des traitements. En plus, l'opinion publique, les patients et leurs familles nous confortaient dans cette attitude. Juste un dessin de Sempé qui reflète assez bien l'état d'esprit de l'époque : vous imaginez une grande église, une petite dame qui prie, et qui s'adresse au Seigneur en disant : "Seigneur, j'ai tellement confiance en vous que, parfois, je vous appelle docteur." ! Cette attitude a entrainé des dérives que l'on appelle acharnement thérapeutique, obstination déraisonnable.

En réaction à cette façon de faire, émergence du mouvement des soins palliatifs. La première idée dans les soins palliatifs, c'est de remettre au premier plan le traitement de la douleur et le confort du patient. Cela a apporté aussi une idée qui était très novatrice à l'époque : à un certain moment, les traitements sont inutiles, il faut savoir les arrêter et se consacrer uniquement à l'accompagnement du patient, au soulagement de sa douleur, et favoriser sa qualité de vie. 

Dans notre département, au début des années 90, Martine Couderc, une collègue médecin généraliste et gériatre, a initié une association pour le développement des soins palliatifs qui s'appelle SP2 (Société Pyrénéenne de Soins palliatifs). C'était au début des années 90. En 95, réforme Juppé de la santé et ouverture vers de nouvelles formes de soins. Au sein de l'équipe de SP2 est née l'idée que l'on peut proposer un projet dans ce cadre expérimental pour créer un réseau de soins palliatifs à domicile. Et, avec le soutien du directeur de la CPAM, Gilles Arzel, on a monté un dossier qui a été validé au niveau national. C'était le premier dossier de réseau qui a été validé dans le cadre de la loi Juppé. Et nous avons monté le premier réseau de soins palliatifs à domicile, réseau qui s'articulait autour de l'équipe de soins du patient avec, en soutien, une équipe de référents en soins palliatifs qui assurait en plus la permanence des soins 24h sur 24, et enfin une articulation avec les équipes des hôpitaux et, en particulier, le service de soins palliatifs de la clinique de l'Ormeau. Ce réseau a fonctionné, son évaluation a été une réussite. Il continue actuellement : c'est le réseau Arcade.

Là, nous sommes dans les années 2000. En 2005, la loi Leonetti va fixer dans la Loi la démarche en soins palliatifs. Bien sûr, on ne résout pas tout. C'est un domaine où on est souvent obligé de se contenter de la moins mauvaise solution. La loi Leonetti parait une loi équilibrée et, d'ailleurs, il n'est pour l'instant pas question d'y toucher.

 

     Donc : des progrès qui sont impressionnants, une médecine actuellement de grande qualité où les prouesses techniques de la veille sont devenues des pratiques de routine ; et pourtant, actuellement, nous avons un système de santé en crise. Le président du Conseil de l'Ordre parle de système "à bout de souffle". Le monde hospitalier clame sa souffrance. Les collègues généralistes que je peux rencontrer me disent qu'ils sont à bout. Sur le bassin de Tarbes, actuellement, la plupart des cabinets de généralistes ne prennent plus de nouveaux patients. C'est-à-dire que si votre médecin part à la retraite ou si vous arrivez d'une autre région, vous aurez un mal fou à trouver un médecin traitant. Et cette situation n'est pas prête de s'améliorer. Le quart des médecins généralistes des Hautes-Pyrénées a 64 ans et plus... Et je pense que cela est représentatif de ce qui se passe dans le reste de la France.

Ce qui fait que l'on se pose deux questions

  - Va-t-on pouvoir garder cette relation humaine à tous les niveaux des acteurs du service de santé, relation humaine précieuse pour des patients qui sont fragiles, vulnérables ? Vous savez, si vous avez déjà été hospitalisé, à quel point le sourire d'une infirmière, un mot gentil d'une aide-soignante ou l'écoute d'un médecin sont précieux. 

  - deuxième question : pourra-t-on conserver l'accès aux soins de qualité pour tous ? En gros, c'est actuellement ce qui se passe. C'est une obligation morale, c'est une obligation de solidarité, et c'est une nécessité pour la cohésion de notre société. Je ne sais pas si les bouleversements qui s'annoncent vont faciliter la réponse à ces questions.

 

Les bouleversements sont essentiellement liés aux progrès de l'intelligence artificielle et aux progrès en génétique, et je vais en donner trois exemples. Quand je vous parle de progrès de l'intelligence artificielle pour la génétique, vous pensez que c'est pour dans bien longtemps. C'est à nos portes. 

  - Premier exemple : pour analyser une image ou une courbe, l'intelligence artificielle fait mieux que l'homme. Ainsi pour diagnostiquer un mélanome, qui est un cancer de la peau, la machine fait mieux que le dermatologue. Comment fonctionne cette machine? C'est grâce au Big Data et au "machine learning". En deux mots, le Big Data, c'est les grandes quantités de données. Vous fournissez à l'ordinateur des millions d'images de mélanomes, et par le "machine learning", c'est-à-dire un mécanisme d'apprentissage de l'ordinateur, il saura mieux faire que l'homme pour diagnostiquer le mélanome. Cela a été prouvé pour le mélanome. Sur la lecture des mammographies, cela a été prouvé aussi. Aux Etats-Unis, actuellement, on vient de valider un logiciel qui fait le diagnostic de la rétinopathie diabétique à ses différents stades. Vous voyez donc que la machine prend de plus en plus de place. Important à retenir : la machine fait mieux que l'homme dans ces cas-là, mais l'homme plus la machine, ça fait toujours mieux que la machine. Quand on parle d'égalité des soins, vous voyez là où je veux en venir... Tout cela va coûter très cher... La question qui vient, c'est : "La machine seule sera-t-elle réservée à une certaine partie de la population et uniquement les plus riches pourront se payer l'homme plus la machine ?" C'est la problématique qu'un homme réputé comme Daniel Cohen, professeur à Normale Sup, considère comme un problème majeur en économie de la Santé dans les années qui viennent.

  - Deuxième exemple de bouleversement : c'est la médecine prédictive ou personnalisée, dont on nous parle depuis très longtemps. On employait le terme de "prédictive", il vaut mieux employer celui de "personnalisée", parce que c'est une médecine fondée sur les caractéristiques de chaque individu en termes de génétique, d'environnement et de mode de vie. C'est-à-dire que, s'il s'agit de fumeurs, un fumeur va avoir un cancer du poumon, un autre qui fume encore plus n'en aura pas. Vous donnez un traitement, certains seront répondeurs, d'autres ne seront pas répondeurs. Si l'on arrive à maitriser ces éléments génétiques, environnementaux et de modes de vie, on attend d'énormes progrès en termes de prévention et en termes d'efficacité des traitements. Cette médecine personnalisée est maintenant possible grâce au séquençage du génome. Le séquençage du génome, c'est connaitre les éléments de notre code génétique. C'est relativement récent. Il a fallu 3 milliards de dollars et 13 ans pour aboutir au premier séquençage du génome en 2003. Actuellement, on séquence en quelques jours un génome pour moins de 1 000 €. C'est un énorme progrès. Si l'on arrive à corréler cela (et là je reviens au Big Data et au machine learning) avec les données que l'on a sur l'environnement et sur les modes de vie, on peut arriver à cette fameuse médecine personnalisée. Je ne sais si vous avez vu ce documentaire de France 2, il y a une semaine, sur les dérives de la commercialisation de tests ADN. Déjà maintenant, il y a une dérive commerciale. Aux Etats-Unis, pour quelques dizaines de dollars, la machine vous fait un séquençage d'une partie de votre génome et vous annonce que vous allez avoir un Alzheimer, que vous avez une prédisposition au cancer ou au diabète... Tout ça, c'est quasiment de l'escroquerie, parce que ce que la génétique peut apporter en dehors de maladies monogéniques très précises, ce sont des facteurs de prédisposition ou de vulnérabilité. Donc, déjà, la dérive a précédé l'arrivée de la médecine personnalisée.

  - Troisième exemple de ces bouleversements, ce sont les modifications du génome. Francis Wolff nous a bien dit que les découvertes n'étaient pas programmables et n'arrivaient pas là où on les attendait. Pour la modification du génome, la découverte n'est pas venue par les milliards de Google ou Facebook, mais elle est venue de deux jeunes universitaires qui travaillaient en microbiologie et s'intéressaient au système de défense des bactéries contre l'invasion virale. Ils ont découvert, en étudiant ces mécanismes de la bactérie, un système qui s'appelle "CRISPR-Cas 9". C'est un système qui permet d'aller découper des gènes avec précision et facilité, et pour pas cher. C'est une révolution, un saut technologique aux conséquences difficilement évaluables. Les retombées s'adresseront dans tout le monde du vivant, aussi bien les plantes que les animaux, que l'homme. De nombreux laboratoires travaillent dans ce domaine. Il y a actuellement un projet pour éradiquer le paludisme. Le paludisme, ce n'est pas rien, c'est plus de 400 000 morts par an. Le projet, déjà bien avancé en laboratoire, consiste à modifier les gènes de l'anophèle, moustique qui transmet le paludisme, de telle façon que cela aboutisse à une stérilisation de cette forme de moustique. Cela fonctionne en laboratoire, et des projets sont prévus pour l'appliquer dans les zones de paludisme. Il est prévu aussi de faire de même pour le virus du sida, pour la maladie de Lyme et pour les tiques. Ce n'est donc pas négligeable comme avancée. Bien entendu, nous sommes en train de parler d'OGM. Et vous connaissez les réticences envers les OGM pour les plantes, alors pour ce qui est des insectes, quel va être le retentissement sur l'écosystème ? Toujours cette dualité entre progrès et risque, crainte. Jusqu'à maintenant, on a réussi assez bien à contrôler le risque...

 

 

     

 

 

 

 

 

 

Pour terminer, je voudrais revenir sur le thème déjà abordé du transhumanisme. Parce que le transhumanisme en médecine, c'est deux transgressions majeures :

 

   - Première transgression : la médecine ne sert plus à soigner, réparer, soulager, elle sert à augmenter l'homme.Elle sert à faire un être humain qui ait plus de pouvoir, plus de possibilités. En fait, les transhumanistes ont comme objectif l'homme-machine, le cyborg. Heureusement, dans ce domaine-là, cela avance très lentement. L'interface cerveau-machine existe : par exemple, un implant cochléaire, ça fonctionne pour la surdité. Des études montrent qu'un implant rétinien commence à permettre à des gens qui ont une rétinopathie pigmentaire de voir en noir et blanc. En sens inverse, on arrive par des casques à électrodes à faire que, par la pensée, on se connecte à un ordinateur. Tout cela est fait dans les laboratoires. On est loin du cyborg.

   - La deuxième transgression, c'est la transformation du génome. Les geeks californiens connaissent Darwin et ils savent très bien que l'évolution des espèces se fait au hasard, et leur slogan, c'est : "from chance to choice", du hasard au choix. Et là, les sauts technologiques sont faits. Il y a actuellement deux façons de transformer le génome : la première, c'est la sélection, et la deuxième, c'est la modification avec CRISPR-Cas 9.

- La sélection : lorsque l'on pratique une PMA par l'intermédiaire d'une FIV, après stimulation ovarienne pour obtenir le plus grand nombre possible d'ovocytes (mettons une quinzaine), on fait une fécondation in vitro pour obtenir, mettons, dix embryons. Au troisième jour, on prélève une cellule de ces embryons et on va analyser (nous avons vu qu'on sait très bien le faire) le génome de cette cellule. Ce qui veut dire, si on le fait pour les dix embryons, que l'on pourra choisir le type d'hérédité génétique que l'on veut. Ça a des effets thérapeutiques. Actuellement, si vous êtes dans une famille avec mucoviscidose, vous pourrez choisir parmi les embryons celui qui n'aura pas de mucoviscidose ; c'est un énorme progrès. Imaginez des parents dans cette situation qui sauront qu'ils n'auront pas d'enfant atteint de maladie génétique grave... et il y en a d'autres, des maladies génétiques graves comme ça. Mais, tout le monde ne fait pas que ça. Aux Etats-Unis déjà, vous pouvez choisir le sexe de l'enfant, la couleur des yeux, et d'autres caractéristiques de l'enfant. De nombreuses start-up travaillent à des programmes qui vont faire des choix dans ce matériel génétique. Un de nos spécialistes les plus réputés dans ce domaine, Jacques Testart, qui est le père scientifique du premier bébé-éprouvette (qui vient à Tarbes dans une semaine faire une conférence dans le cadre de l'UTL), dénonce cette dérive eugénique qui est pour lui presque inéluctable si l'on ne met pas fin à ce genre de pratiques.

- La deuxième modification du génome, c'est avec CRISPR-Cas 9 dont je vous ai parlé : on peut l'appliquer à l'embryon humain. CRISPR-Cas 9, c'est en 2012. En 2016, les Chinois, à Shenzhen comme par hasard, ont réussi à modifier des embryons humains pour permettre la résistance au virus du sida et pour traiter la ßthalassémie. Ils ont fait ces travaux en 2016 et l'on apprend cette semaine qu'ils auraient implanté un de ces embryons résistants au sida et que l'on aurait les deux premiers bébés OGM de l'histoire de l'humanité. C'est discuté, mais la technologie est là. Si cela n'a pas été fait cette semaine, si l'on ne met pas en place des règles strictes, ça se fera un jour ou l'autre.

 

 

      Le progrès nous amène des pouvoirs extraordinaires. Le problème est de savoir ce qu'en fera l'humanité dans sa grande sagesse...